Antisémitisme et sionisme
Par Stéphane Mosès - Le Monde - 19 février 2003
Le président du Conseil représentatif des institutions juives de France accuse
une partie de l'extrême gauche française d'être antisémite, parce que, dit-il,"l'antisionisme est le nouvel habit de l'antisémitisme". Sur ce, le nouveau secrétaire général des Verts, jugeant ces propos "inadmissibles", quitte la table, ulcéré. Cet épisode illustre bien l'extraordinaire confusion intellectuelle qui caractérise aujourd'hui en France le débat autour du "nouvel antisémitisme".
Le moment est sans doute venu d'y introduire un peu de clarté, si cela est
encore possible. Premier point : tout le monde devrait être libre, sans être pour autant accusé d'antisémitisme, de critiquer la gestion par l'actuel gouvernement israélien du problème palestinien. De même, chacun a le droit de s'indigner, au nom de principes humanitaires, de l'usage de la violence contre la population civile palestinienne. La preuve en est qu'une partie de la gauche israélienne - même celle qui se définit comme sioniste - exprime la même opposition (témoignant ainsi d'un courage civique comparable à celui des militants français contre la guerre d'Algérie dans les années 1960). Deuxième point : la différence entre les critiques venant de l'intérieur de la société israélienne et celles émises par la gauche européenne, fussent-elles parfois assez proches dans le fond, réside précisément dans l'attitude adoptée à l'égard du sionisme. Celui-ci s'était présenté, depuis ses tout débuts, comme l'une des deux réponses collectives possibles à l'antisémitisme qui avait marqué, en Europe, la fin du XIXe siècle : antisémitisme idéologique (de nature à la fois sociale, théologique, et raciale), exacerbé en France à la suite de l'affaire Dreyfus, déchaînement de violences meurtrières dans la Russie tsariste.
A l'heure des nationalismes, le sionisme avait proposé une solution politique à un problème devenu lui aussi essentiellement politique. Bien entendu, il existait, en théorie du moins, une autre réponse politique à la "question juive" : l'assimilation collective, c'est-à-dire la suppression du problème par l'autodissolution du peuple juif. C'est de cette solution que le sionisme n'avait pas voulu. Il est vrai que le
mouvement sioniste, né à l'époque du colonialisme européen triomphant, n'avait pas su prévoir le grand réveil du nationalisme arabe, et que, lorsque, à partir des années 1920, celui-ci était devenu évident, il n'avait pas voulu en tenir compte (à l'exception de quelques personnalités prophétiques, comme Martin Buber, et de quelques groupuscules sionistes ultra minoritaires, comme le B'rit Shalom, dont faisaient partie, entre autres, le premier recteur de 'Université hébraïque de Jérusalem, Yehuda Magnes, et l'ami de Walter Benjamin, le grand historien de la mystique juive Gershom Scholem).
Entre-temps, la venue au pouvoir du nazisme en Allemagne, puis l'extermination systématique des juifs sur le sol de l'Europe, avaient confirmé, aux yeux des sionistes, la justesse de leur analyse historique.
La question que l'on doit se poser à présent est double : d'une part, les raisons historiques qui ont conduit au sionisme, puis à la création de l'Etat d'Israël comme Etat juif, sont-elles encore valables aujourd'hui ? D'autre part, ces raisons sont-elles compatibles avec la création d'un Etat palestinien à côté de l'Etat d'Israël ? A ces deux questions, l'histoire commande de répondre : oui.
Oui, l'existence d'un Etat juif est, encore aujourd'hui - à l'heure de l'affirmation des nations anciennes et de l'émergence de nations nouvelles - historiquement justifiée et moralement légitime.
Oui, cet Etat juif peut et doit coexister pacifiquement avec un Etat palestinien souverain, établi sur la totalité du territoire situé de l'autre côté des frontières de 1967, à condition que celui-ci choisisse lui aussi l'option de la coexistence pacifique.Mais on a parfois l'impression que, dans l'Europe d'aujourd'hui, il est devenu de bon ton, par-delà la condamnation de la politique actuelle d'Israël et par-delà la révolte que peut inspirer le traitement imposé à la population palestinienne, de remettre en question - parfois implicitement, parfois ouvertement - l'idée même d'un Etat juif. Lorsqu'on entend dire (à voix haute ou à voix basse) - et par des gens qui se récrieraient si on les accusait d'antisémitisme - que l'idée de la création d'un Etat juif et la reconnaissance de cet Etat par les Nations unies en 1949 a peut-être été une erreur, on peut légitimement penser que la frontière entre "antisionisme" et antisémitisme vient d'être franchie. Car que signifie contester une collectivité nationale non pas pour ce qu'elle fait, mais parce qu'elle est ? Dénier à 5 millions de juifs (qui appartiennent en outre, ne l'oublions pas, à l'une des plus anciennes nations du monde) le droit élémentaire à l'existence nationale - sur la terre à laquelle leur mémoire historique s'est toujours référée -, c'est leur refuser le principe même de l'autodétermination collective.
Bien entendu, personne n'est obligé d'adhérer à l'idéologie sioniste. Il y a eu dans la pensée juive, depuis la fin du XIXe siècle, de nombreuses conceptions du judaïsme d'inspiration non sioniste et même antisioniste, que ce soit au nom d'une vision diasporique du judaïsme, du refus de toute forme de nationalisme, d'un idéal d'internationalisme prolétarien, ou encore d'un intégrisme religieux radical. Mais, même si certaines de ces tendances subsistent encore de nos jours, de façon plus ou moins affirmée, ce ne sont pas elles qui menacent l'existence de l'Etat d'Israël. A l'inverse, une toute nouvelle forme de contestation de l'existence juive est apparue récemment. Elle ne consiste plus, comme avant la seconde guerre mondiale, à réclamer la mise à l'écart des juifs, la limitation de leurs droits civiques ou même leur expulsion (ces choses-là se disaient à l'époque, mais plus de nos jours, parce que l'histoire a montré jusqu'où elles pouvaient mener). S'il s'agissait de cela, il y aurait, en effet, bien peu d'antisémites dans l'Europe d'aujourd'hui. Mais il semble qu'il soit devenu acceptable d'y prôner une autre forme de discrimination : celle qui dénierait aux juifs, et seulement à eux, le droit de décider par eux-mêmes du type de destin collectif qu'ils entendent choisir.
L'on demande parfois à Israël ce que l'on n'oserait demander à nul autre pays au monde, par exemple en le sommant de se "dé-sioniser" (en d'autres termes, de renoncer à l'identité collective qui le fonde), et de rompre tout lien avec la tradition historique millénaire dont il a hérité. Pourtant, personne ne devrait contester à ceux des juifs qui le souhaitent leur droit de vivre en hommes et en femmes libres dans le pays qu'ils considèrent comme le leur, et sous la forme qu'ils ont choisie.
Il est vrai que la façon dont ils concilient leur propre existence nationale avec les droits nationaux des Palestiniens devrait être pour tous les Israéliens un problème politique et moral majeur.
Quant à tous ceux qui, en Europe, choisissent de contester la politique israélienne actuelle (comme d'autres contestent la politique russe ou la politique américaine), mais non pas l'existence même de l'Etat d'Israël comme Etat juif, qu'ils le disent clairement, et personne ne pourra plus les accuser d'antisémitisme. C'est alors seulement que leurs arguments pourront être entendus, parce qu'ils seront dénués de toute ambiguïté. Sinon, qu'ils ne viennent pas se plaindre de l'image brouillée que leur propre ambivalence leur renvoie.
Stéphane Mosès est professeur émérite de littérature allemande et comparée à
l'université hébraïque de Jérusalem.
Billet de blog 21 octobre 2009
Antisémitisme et sionisme
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