Le 13 août 2008 sortait dans les salles françaises le deuxième opus de la trilogie Batman de Christopher Nolan, The Dark Knight. Un film qui marquera le paroxysme de l’usage de systèmes de surveillance par Batman qui, acculé par le Joker, se sentira forcé d’exploiter un système qu’il avait développé lui permettant d’utiliser secrètement et en temps réel les caméras et micros de l’entièreté des téléphones portable de Gotham City afin de traquer le Joker. Le fait même d’avoir développé et utilisé cette technologie, si intrusive et au potentiel si dangereux, lui vaudra la perte de confiance de son allié de toujours, Lucius Fox même si cela lui permettra effectivement de trouver le Joker.
Cette même année 2008, Palantir Technologies, fondée 5 ans plus tôt grâce au financement de Peter Thiel et de la CIA (à hauteur, respectivement de 30 et 2 millions de dollars), dévoile son nouveau produit, Palantir Gotham. Palantir Gotham est un logiciel visant à réunir de nombreuses sources de données éparpillées afin d’établir des liens entre ces données pour, supposément, détecter des activités suspectes, frauduleuses ou criminelles.
Ce logiciel est emblématique du travail de Palantir, dont le nom est une référence à des artéfacts du Seigneur des Anneaux permettant à leur utilisateurice de voir des choses à des distances extrêmes, une entreprise qui travaille depuis 20 ans dans le secteur du renseignement. Un secteur de travail qui fait que, logiquement, on trouve parmi les client·es de Palantir plusieurs agences de renseignement étasuniennes (comme la CIA ou la NSA), mais aussi l’armée ou des organismes de forces de l’ordre (comme le FBI ou la police de Los Angeles).
Mais cette liste de client·es, logique pour une entreprise travaillant dans le renseignement, s’est, ces dernières années, étendue à des clients bien plus divers. Des clients comme le CDC étasunien et le NHS britannique, des agences de santé publique, qui ont utilisé des technologies de Palantir pour analyser et suivre en direct les données sur le Covid-19, incluant la traçabilité de la chaine logistique de production et de distribution des vaccins contre le covid. Des contrats qui ont entrainé de nombreuses critiques au Royaume-Uni du fait que les hôpitaux se sont retrouvés dans l’obligation de partager des données sensibles sur la santé des patient·es avec Palantir.
La quête de la « master list »

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Et c’est bien cet accès grandissant de Palantir à toujours plus de sources de données, combiné à une réelle expertise technologique des ingénieur·es y travaillant qui doit, en tant que société civile nous inquiéter. Elle doit nous inquiéter au moins autant qu’elle attire celleux qui n’ont que faire des libertés publiques et qui les sacrifieraient sur l’autel de la sécurité, celle de leur propre pouvoir principalement, sans broncher.
Car c’est bel et bien l’administration Trump qui a, ces derniers mois, fortement renforcé son partenariat avec Palantir. Dans les premières semaines de ce second mandat Trump, alors que le DOGE d’Elon Musk allait, avec l’incompétence violente et destructrice qui le caractérise, d’administration en administration fouiller des montagnes de données, souvent confidentielles, c’est Palantir qui se voyait chargé par Trump de centraliser de plus en plus ces données sur les citoyen·nes étasunien·nes, jusqu’alors éparpillées entre de nombreuses administrations.
En effet, si l’on a aujourd’hui de plus en plus conscience de la quantité phénoménale de données qui existe dans le monde sur notre personne, il n’en est pas moins vrai que ces données sont encore fortement décentralisées. Rien que les données que possèdent nos gouvernements sur nous ne sont pas nécessairement aisément navigables et analysables. Est-ce que la police peut avoir accès à notre dossier médical, nos relevés bancaires ou nos posts sur les réseaux sociaux ? Sûrement, mais pas en un seul clic, cela demanderait de suivre différentes procédures, d’avoir potentiellement plusieurs interlocuteurices… Et c’est bien à cela que Trump espère mettre fin en mandatant Palantir pour que cette dernière crée une plateforme centralisée permettant de lier et d’accéder facilement aux données que possèdent des agences comme l’IRS (les finances publiques), l’agence en charge de la sécurité sociale étasunienne mais aussi le DHS (Department of Homeland Security), en charge notamment de l’immigration.
L’objectif annoncé ? Faciliter la détection de la fraude, logique pour un projet officiellement né en parallèle des actions du DOGE, qui devait prétendument traquer les fraudes dans les administrations fédérales. Mais un tel projet pourrait permettre de faire bien plus que ça en constituant sa « master list », nom donné à un agrégat massif de données sur un individu pouvant aller jusqu’à agréger l’entièreté des données existantes sur cette personne. Et l’administration Trump, quelque part, ne cache pas les possibilités éminemment dystopiques que pourrait offrir ce projet.
ImmigrationOS, le Big Brother de la xénophobie
Car la centralisation, sans précédent, des données que détient le gouvernement sur ses citoyen·nes, n’est pas le seul projet sur lequel Palantir travaille pour l’administration Trump. C’est avec ICE, l’agence en charge de la lutte contre l’immigration, et son projet sombrement nommé ImmigrationOS, pour Immigration Operating System, que le caractère purement dystopique, et franchement immoral, de ces technologies de surveillance se fait le plus évident.
La volonté d’ICE ? Utiliser les données et les ressources dont disposent les agences de renseignement étasuniennes pour permettre de traquer en temps réel toustes les immigrant·es du pays. Caméras municipales, caméras de police, données bancaires, radar routier… Tout serait bon pour permettre, grâce à des technologies de reconnaissance faciale et à l’expertise d’agrégation et d’analyse de données de Palantir, à ICE d’obtenir un système lui permettant de connaître les moindres faits et gestes de toutes les personnes migrantes dans le pays. Un pouvoir de surveillance surpassant tous les rêves des États totalitaires de l’Histoire qui permettrait à ICE de pouvoir aisément arrêter et déporter n’importe quel·le migrant·e à n’importe quel moment en évitant les mobilisations populaires que les rafles récentes de l’agence ont pu susciter, à Los Angeles notamment.
Mais si ce projet est bien le plus dystopique et celui qui est le plus transparent dans son inhumanité de tout ceux qu’a pu entreprendre Palantir, il ne faut pas oublier qu’il ne peut qu’être la conclusion logique des technologies que développe l’entreprise depuis presque 20 ans. L’annonce de contrat avec ICE a vu le départ d’un certain nombre d’employé·es de Palantir, jugeant immoral les perspectives d’ImmigrationOS mais leurs critiques échouent à voir que les technologies qu’iels ont participé à développer ont toujours été des menaces aux libertés individuelles. Parier sur les bonnes intentions des utilisateurices d’une telle technologie ne peut jamais qu’être, au mieux, confondant de naïveté.
Et le faire quand son entreprise a été fondée par Peter Thiel, un milliardaire étasunien qui ne cache son dédain pour la démocratie, témoigne d’un aveuglement presque coupable. Un milliardaire qui, en 2010, énonçait clairement sa volonté d’utiliser des moyens technologiques pour imposer des changements de société qu’il juge nécessaire mais tellement impopulaire qu’ils ne pourraient jamais advenir via des procédés démocratiques.
Un aveuglement coupable qui ne peut qu’être accentué dans sa culpabilité quand on écoute le dirigeant, et co-fondateur, de Palantir, Alex Karp, parler de l’implication directe de Palantir dans les crimes commis par l’armée israélienne à Gaza. Car l’IDF (Israel Defence Force) est cliente de Palantir et utilise les outils de renseignements de Palantir pour, selon elle, lutter contre le Hamas en identifiant les combattants de ce dernier pour mieux les éliminer. Une identification qui laisse à désirer au vu du décompte toujours croissant de civil·es palestinien·nes tué·es par l’armée israélienne. Un détail qui ne semble pas déranger Karp, qui est un fervent soutien de la politique israélienne à Gaza et qui a critiqué à plusieurs reprises les étudiant·es manifestant contre la guerre à Gaza en plus de considérer que le schéma de pensée « woke » serait le plus grand danger auquel ferait face les États-Unis et Palantir.
Si nous sommes, à raison, inquiets et inquiètes depuis des années de la quantité de données qu’accumulent sur nous les géants de la tech, mais aussi nos gouvernements, les projets que Palantir s’attèlent à réaliser pour l’administration Trump relèvent d’un danger plus grand encore. Et comme toujours, s’ils prétendent qu’ils auront un usage limité du pouvoir que leur procure ces systèmes, il suffit de regarder comment ils comptent l’utiliser sur les populations marginalisées, ici les migrant·es, pour comprendre ce qu’ils finiront inévitablement par nous l'imposer à toustes. Grâce à cette surveillance, cette accessibilité des données et des algorithmes de profilage et de prédiction des comportements, Peter Thiel pourrait bien atteindre son objectif et enfin réussir à contourner la démocratie pour imposer son agenda politique.
Et l’influence de Palantir n’est pas limitée aux États-Unis. Si c’est là-bas que l’entreprise est la mieux implantée et si c’est bien l’administration Trump qui est en train de lui donner tous les accès nécessaires à la constitution de projets dystopiques de surveillance, elle n’en reste pas moins présente en France aussi. Airbus et Stellantis sont clients de Palantir et nos propres services de renseignements, la DGSI, travaille avec Palantir depuis les attentats du 13 novembre 2015. Et même si la DGSI promet depuis des années que ce partenariat est temporaire et qu’il devrait bientôt prendre fin avec l’arrivée d’un système franco-français pour remplacer les outils fournis par Palantir, ce dernier reste un acteur majeur du renseignement qui pourrait revenir équiper les institutions françaises à l’avenir.