Moi tu vois j’avais 35 ans, c’était il y a longtemps. Je pensais à rien quand je suis allée chez le médecin du travail qui a l’époque faisait bien son métier - j’ai vu qu’aujourd’hui, ça a bien changé. C’est plus tous les ans et c’est vite et donc, mal fait.
Ma médecin du travail m’avait palpé les seins et m’avait dit qu’elle a trouvé une petite boule, qu’il faut s’en occuper. Elle m’a dit aussi que ce n’est rien, qu’aujourd’hui (en 1986) ça se soigne comme une grippe… Menteuse va. Même en 2024, c’est toujours du sérieux.
N’empêche que sans elle je ne pourrai rien raconter de tout ça. La radio qui écrase le sein - aujourd’hui c’est plus délicat, ils ont enfin compris qu’un sein c’est pas une crêpe- et diagnostic. Cancer du sein. Le monde qui s’écroule, le ciel qui te tombe sur la tête. Tu es jeune, tu as tes filles, ton mari et jusqu’à cet instant tu avais toute ta vie devant toi et soudain t’es à deux doigts de la perdre, à cause d’un p. de boule dans ton sein.
Tes seins sont beaux. Le chirurgien t’explique qu’il va falloir en couper un. Tu es d’accord tu ne veux pas de chimio, pas de radio, tu veux en finir, vite, te débarrasser de cette boule merdique. Tu veux vivre. Juste vivre.
C’est le printemps dehors, tu regardes les fleurs et les feuilles qui poussent et tu te dis que tout ça tu le vois peut-être pour la dernière fois…
Aux autres, aux tiens surtout, tu ne dis rien, tu les rassures, ça va aller, c’est rien, même la docteur l’a dit, ça se soigne comme une grippe hein… Alors il coupe.
Tu rentres chez toi le plus vite possible après l’opération, non tu ne veux pas aller parler avec celles qui vivent la même chose. Tu veux être comme tout le monde, bien vivante, pas en sursis. Chacune fait comme elle veut.
Tu reprends le travail à peine cinq jours après. La cicatrice là, ce long trait rouge sur le côté droit de ton torse devenu plat, tu l’apprivoises lentement, jour après jour. Et un jour ton chirurgien t’explique que là-bas à la grande ville on peut te mettre une prothèse sous la peau, comme ça, on verra moins. Et il y a moins de risque que la prothèse amovible que tu glisses dans ton soutien-gorge se barre quand tu iras danser - il a vraiment dit ça hein -… Tu y vas.
Ça prend du temps, et enfin ça y est. Dans le même temps et c’est le plus important pour toi, tu es toujours vivante, mois après mois, prises de sang après prises de sang, années après années…
Au bout de trois ans, tu remercies ton chirurgien, le premier, celui qui a coupé, et tu lui dis que tu ne viendras plus tous les ans pour remplir ses statistiques, parce que chaque fois que tu franchis sa porte, il y a toute l’horreur qui remonte. Il te connaît bien, puisqu’il t’a sauvé la vie, alors il dit oui… Et tu vis ta vie… Dix ans, vingt ans, trente ans…
On a dû te le dire que ta prothèse il faut la changer tous les dix ans, mais toi -comme souvent- tu n’as pas écouté…
Et là à la fin de l’année dernière, ça faisait 37 ans, c’est bizarre, ça ne ressemble plus à rien et ça tu t’en fous un peu, toi c’est toi, le reste c’est de l’emballage et l’emballage vieillit. Ce sein comme ton bras droit, tu y fais attention, chaque jour. Tu fais avec.
Mais ça commence à faire un peu mal, alors tu consultes et on te le dit que ce machin là est trop vieux que c’est abîmé et qu’il faut l’enlever. On te dit aussi que c’est moche, ah oui carrément. Et toi tu t’en fous, parce que déjà tu te dis que misère, ça va recommencer. Et non en fait ça continue… Même si tout le combat remonte, comme hier… Et on t’envoie chez lui. Chez ce chirurgien qui a tout compris aux femmes, et qui veut bien amputer et qui propose en même temps de reconstruire dans la foulée. Le minidorsal lipofillé ça s’appelle.
Quand elles se réveillent de leur opération, elles sont malades mais elles ont toujours un sein bien à elle, un autre, un sein qui a de la gueule… Parce que pour se battre contre le cancer, c’est bien aussi de garder toute sa féminité et la force que ça implique. Les femmes sont fortes.
Moi je suis guérie depuis longtemps, j’ai de la chance. C’est pour ça que je me permets de raconter… Je ne suis pas malade, juste en reconstruction. Ça va prendre un peu de temps, moins que pour Notre-Dame… J’ai été opérée au début de la semaine dernière… Chez moi il va falloir équilibrer entre un beau sein devenu vieux et un tout nouveau…
Ça vient à peine de commencer, et c’est déjà très bien.
Et je pense à toi petite sœur d’infortune qui commence à vivre la même chose que moi. Tu as droit à tout ça, et tu ne paieras pas, puisque tu es en ALD. Pour le moment… Et je t’assure, je te confirme que tout ce qui ne tue pas rends plus fort, tellement plus fort… Et tu vois, même après des décennies, quand tu penses que tu as tout vu et presque tout vécu, Il y encore des belles surprises, bonnes à prendre. Et moi je dis merci.
Et bien sûr ça ne m’a pas empêchée, dans ma chambre d’hôpital la semaine dernière et depuis que je suis revenue chez moi, de penser à Gaza, aux enfants qu’on opère sans anesthésie, l’horreur, - moi quand je me suis réveillée de la mienne dans la salle prévue pour ça où on met tous les juste opérés, j’ai entendu un petit appeler sa maman - .
Je pense aux morts aussi, aux soignants démunis. J’en ai vu tellement s’affairer autour de moi, aux petits soins, professionnels et si bienveillants. Ces soignants tellement précieux si mal reconnus ici - à peine 1400 e nets par mois pour les aides-soignants- ils m'ont dit.
Ces médecins, ces infirmières, et tous ces aidants et que là-bas, à Gaza, l’armée d’occupation tuent par dizaines. Honte à eux et honte à tous ceux qui laissent faire…
Elles ont posé pour moi hier… Tout en douceur... Elles ont de beaux yeux…
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