Ce que je sais de Pierre Rabhi, c’est lui qui l’a raconté, dans des conférences. Parce que je l’ai enregistré et retranscrit, je partage ses mots ici, parce que ce sont les siens, ses mots et qu’il les a offerts à tous, dans ma ville, par deux fois, en 2002. Je sais qu’ils seront nombreux à parler de lui puisqu’il est mort. Ils diront du bien et aussi du mal. Moi je fais le choix de rapporter ses mots à lui. Des mots forts. Merci Pierre Rabhi. GTK
« Pour essayer d’être en accord avec l’idée que nous faisions de la vie et la vie concrète de tous les jours, pour harmoniser la perception, le sentiment, l’éthique qu’on a de la vie par rapport à une pratique réelle, quotidienne. Nous n’avons rien trouvé de mieux que d’aller à la terre, parce que la terre offre un espace nouveau dans lequel on peut librement inscrire son existence. Même si il y a des contraintes économiques, on peut quand même créer cet espace et y inscrire des valeurs qu’on ne peut pas inscrire ailleurs.
Encore faut-il savoir travailler la terre. Moi je ne savais absolument pas. J’avais bien vu des jardiniers chez nous, mais je ne m’étais pas intéressé particulièrement à ça. Donc je n’avais aucune qualification. Je me suis inscrit dans une école familiale rurale pour apprendre le b.a-ba de l’agriculture. Ça m’a donné une bonne base qui était le diplôme minimal dans ce domaine là. L’agriculture n’est pas quelque chose qu’on apprend dans les livres, il faut l’apprendre sur le terrain. Je suis devenu ouvrier agricole pour apprendre l’agriculture.
En devenant ouvrier agricole, j’ai découvert autre chose.
J’avais connu la problématique urbaine à travers l’industrialisation, les mégapoles etc. et je finis par connaître le monde rural à travers l’agriculture.
A ce moment là, je suis déconcerté parce que en quittant le monde urbain, le monde de l’entreprise, de l’industrie je ne récusais pas la technologie et la science mais je me disais que cette technologie et cette science ne sont pas au service de l’évolution collective de l’humanité.
Je ne dis pas qu’il faut retourner à la bougie, ce n’est pas du tout ça, les inventions humaines sont nobles mais ce que je considère, c’est que toutes ces inventions n’ont pas été mises équitablement au service des êtres humains. Aujourd’hui encore nous sommes à peu près 5% de l’humanité qui avons le privilège de voyager en avion. 95 % de l’humanité qui n’a jamais pris l’avion. Ces 5% qui voyagent en avion polluent, détruisent les ressources et puisent dans les milieux naturels des 95% qui eux n’ont pas accès. Ceci pour imager un peu mon propos.
Nous retournons donc à la terre pour faire de l’agriculture et là je suis stupéfait, parce que je pensais qu’en quittant la ville je tournais le dos à l’oppression productiviste et que je retrouve à la campagne. C’était la vraie obsession. Comment augmenter les quintaux d’arbres est dans la productivité, productivité, productivité au-delà des seuls de la nécessité jusqu’à l’excès. Produire à tout prix. Ça me paraissait vraiment bizarre.
Cette productivité était engagée avec un mode de production qui lui, était extrêmement dangereux, préjudiciable au milieu naturel.
Pour assurer cette productivité, nous avions recours à des substances chimiques que nous mettions dans le sol, à des substances chimiques qu’on mettait sur les végétaux pour les traiter.
En tant qu’ouvrier agricole, quand mon patron, qui était un arboriculteur, disait qu’il fallait aller traiter les arbres, cela signifiait prendre des substances organosulfurées, organophosphorées, dans une petite fiole diluées dans 200 litres d’eau qui restaient un poison foudroyant. Dans les Cévennes, j’avais un ami médecin (c’est lui qui nous avait fait connaître la région), un médecin de campagne qui était au fait de l’évolution de la santé humaine dans le monde rural et qui ne cessait d’accuser les pesticides comme étant responsables de décès, de paralysies, de séquelles de toutes sortes, parce que c’était utilisé à tort et à travers, sans précaution. Donc, moi-même mon patron m’envoie utiliser ces substances. J’atèle le pulvérisateur derrière le tracteur et je vais projeter ces substances en ayant mis un masque bien sûr, des gants pour ne pas m’empoisonner moi-même et tout à coup ça a été le choc. Je me suis dit : « Qu’est-ce que je suis en train de faire ? Je suis en train de faire du mal à ce qui me veut le plus de bien, la terre. Je suis en train de tout empoisonner et ce n’est pas possible ». Et je savais que ces substances empoisonnées étaient des molécules non dégradables, qu’elles allaient être entraînées dans le sol et qu’elles allaient y rester parce que la nature n’avait pas prévu de les dégrader. Une fois que les arbres sont traités, vous vous promenez dans les allées et vous voyez par terre, pêle-mêle, toutes sortes d’insectes qui sont morts, voire des petits animaux. Vous vous rendez compte que vous venez de commettre un meurtre généralisé. Et là, ça ne correspondait plus du tout à mon éthique.
Et je me suis dit que si l’agriculture c’est ça, je ne ferai pas d’agriculture.
Heureusement qu’à travers cette réflexion, je sentais que je devais abandonner. Un jour mon ami médecin me met entre les mains un livre, qui s’appelait La fécondité de la terre de Pfeiffer. Je commence à livre le livre et je découvre Pfeiffer, un alsacien (NDLR : E. PFEIFFER, Fécondité de la terre, Triades, Paris, 1972, 1re éd. 1937). On a beau ne pas être d’accord sur tout ce qu’il a écrit, c’est en 1924 qu’il disait que ce mode de gestion de la terre nourricière est un mode de gestion suicidaire qui va amener vers une minéralisation donc à une régression humaine. Il ne se contentait pas de critiquer, il proposait un mode de gestion. Comme vous le savez, c’est le fondateur de la biodynamie. Il parle bien sûr de la notion de « vivant, et surtout il introduit une notion très intéressante, puisqu’il introduit l’énergie. Nous ne vivons pas que de substance mais aussi d’énergies et ces énergies se diffusent dans le cosmos, les planètes émettent ces énergies et ces énergies se compilent pour créer une espèce de champ vibratoire dont la planète terre bénéficie. Par conséquent, un bon agriculteur, un bon paysan c’est un paysan qui entretient la terre de façon qu’elle puisse recevoir ces énergies cosmiques qui sont surabondantes dans le cosmos. J’ai trouvé ça extraordinaire, une ouverture par rapport à tout ce que je pouvais lire : « Vous mettez tant d’unité d’azote ». On était totalement dans le minéral et pas dans le vivant. Voyant cela, nous avons acheté une petite ferme, dont personne ne voulait. Nous étions dans une région en grande désertification, une région où beaucoup de paysans étaient partis. Les parents encourageaient leurs enfants à partir, il y avait une espèce de dépôt de bilan généralisé. On voyait des maisons à l’abandon partout, dans toutes les Cévennes. Nous décidons de nous installer à cet endroit et nous cherchions à acheter une ferme sans avoir le premier centime. Nos parents n’arrêtaient pas de dire, « c’est de la folie, vous allez faire crever vos enfants de faim, vous ne vous en sortirez pas ». Nous n’avions aucune aide et nous sommes passés par le Crédit agricole pour y emprunter des sous pour acheter cette petite ferme de cinq hectares. Quand je me suis présenté à l’agence du Crédit agricole d’un bourg qui s’appelle Les Vens, pour présenter mon dossier, mon dossier était recevable. J’avais été ouvrier agricole pendant trois ans, je pouvais présenter un dossier. Cette ferme était dans la zone dite de garrigues sèche, sans électricité, sans téléphone, pas d’adduction d’eau. Il y avait juste des trous d’eau aménagés par les anciens pour avoir de l’eau et le chemin était à peine praticable. On me dit que c’est de la folie, qu’on ne me prêtera pas d’argent pour me suicider. « Nous préférons vous prêter 400 000 F et vous achetez une ferme avec laquelle dans quelques années, vous ferez de l’argent. » Je me souviens avoir répondu : « Monsieur, ce n’est pas l’argent qui m’intéresse » chose à ne jamais dire dans une agence bancaire… J’avais besoin d’argent, comme tout le monde mais j’étais méfiant par rapport au fait de subordonner ma vie à gagner de l’argent. Chacun fait ce qu’il veut, je ne suis pas là pour donner des leçons, moi je ne ressentais pas le besoin de fonder ma vie sur gagner de l’argent.
Nous avons pu finalement emprunter 15000 francs pour acheter la magnanerie dans laquelle il y avait des travaux à faire et les 5ha de terre, complètement envahis par les ronces et les rocailles.
Beaucoup de gens nous demandaient pour quoi nous voulions nous installer dans cet endroit si difficile.
On en revient à la reconquête des songes.
Cet endroit était très difficile, mais il était très beau. Quand vous ouvrez votre fenêtre et que vous voyez un beau paysage, ça n’a pas de prix. Quand vous dormez dans le silence, ça a de la valeur. Quand vous respirez de l’air pur, ça a de la valeur ; de la valeur en terme de construction humaine, en terme de nécessité de l’évolution de l’être humain. Seulement ces choses là ne figurent jamais sur un bilan. Il n’y a pas écrit 50000 F d’air pur ou 2000 F de silence, mais ce sont des valeurs fondamentales qui sont nécessaires pour que nous puissions vivre, pour que notre vie ne soit pas seulement « produire et consommer, produire et consommer », mais pour entrer dans un processus dans lequel notre évolution intérieure, notre humanitude puisse aussi se déployer.
Et c’est comme ça que nous nous sommes installés sur cette terre.
Après, on s’est dit, même si c’est difficile, nous allons faire ce qu’il faut pour nous en sortir, orienter la ferme sur une gestion biologique en dépit du manque d’eau et faire du compost, travailler les sols selon une méthode écologique, monter un élevage de chèvres, faire des produits bio, vendre le fromage directement au marché, utiliser les circuits courts, et petit à petit instaurer une économie qui, sur ce petit lieu, nous permette de vivre et d’élever nos cinq enfants.
De là est née une expérience.
Soit, comme on dit aujourd’hui, vous galérez, vous arrivez à vous en sortir et vous vous renfermez sur vous-même, vous êtes bien et vous continuez à vivre votre petit bonheur. Soit vous vous dites : « Je ne suis pas seul au monde, il y a le monde, il y a d’autres humains et vous vous intéressez à ces autres humains et vous vous demandez ce que vous pouvez faire pour que la condition des autres humains soit améliorée ». Et à ce moment là, je décide de m’impliquer dans des actions de développement. Je finis par connaître, grâce à un stagiaire qui était venu chez nous, le Burkina Faso, où je vais pour essayer de voir ce que je pouvais faire. Le Burkina Faso est un pays grand comme la moitié de la France avec 7 à 8 millions d’habitants à l’époque ; 96% de paysans, gagnant à peu près 200 à 300 F par mois, avec un budget national équivalent au budget annuel de l’opéra de Paris.
Le Burkina Faso se situe parmi les pays les plus pauvres de la planète.
Je connais ce pays et je me rends compte que ces gens sont confrontés à une problématique difficile à résoudre, dans le sens où, à l’origine, c’étaient des populations, des ethnies autonomes qui essayaient de cultiver leur petit lopin de terre, tiraient parti des ressources de leur milieu en fonction des capacités de leurs milieux, construisaient eux-mêmes leur maison, faisaient tout ce qui était nécessaire à leur vie, leur vie culturelle, leurs chants, leur musique. C’était un groupe humain autonome. Avec l’évolution de l’histoire et l’arrivée du monde moderne, on a considéré que ces gens, représentent un potentiel de productivité important et on s’est demande comment tirer parti de ce potentiel. On a instauré les cultures qu’on appelle « exportables ». On mobilise toutes ces populations pour les cultures exportables sur la base de techniques de culture élaborées au nord, c'est-à-dire avec de l’engrais chimique, des pesticides et des semences sélectionnées. Quand on sait que pour faire seulement une tonne d’engrais, il faut 3 tonnes de pétrole, que le pétrole est indexé sur le dollar, que si le dollar est relativement stable, la production agricole elle, subit la fluctuation des cours mondiaux qui montent et qui descendent, quand ce ne sont pas des pénuries qui sont organisées artificiellement, le paysan se retrouve aujourd’hui avec son produit exporté par la coopérative. On lui fait une avance sur recette pour son engrais, ses pesticides et sa semence et, quand la production est vendue la coopérative retire de la somme l’avance et donne au paysan le reste, c'est-à-dire pas grand-chose à cause de la chute du cours etc.
Chaque pays étant un pays avec une souveraineté nationale disposant d’un territoire, ce territoire il faut le défendre et pour le défendre on a besoin d’armes. Avant de résoudre le problème de nourrir les gens, de les soigner, on achète des armements, qui, bien sûr, ne sont pas produits dans le pays.
Vous avez une caste nationale, l’élite, qui représente 2 à 3% de la population globale et qui, elle, veut vivre de manière moderne, c’est à dire avoir des voitures, des chaînes HI FI, des costumes trois pièces, avoir les attributs du monde moderne. La bureaucratie du Burkina Faso, qui représentait 2% de la population nationale consommait 75% des richesses. Avec un tel scénario, il y a une impossibilité d’obtenir une véritable évolution. Quand vous ajoutez à cela la corruption (paradis fiscaux etc.), qui est une des grandes calamités du Tiers-Monde mais pas que, malgré le déploiement d’énergie de tous les systèmes, il n’y a pas réellement de promotion humaine et le clivage, la rupture entre riches et pauvres n’arrête pas de s’amplifier.
L’Occident veut imposer un modèle à l’ensemble de la planète.
Ce modèle n’aurait jamais atteint une telle ampleur et n’aurait jamais culminé (30 Glorieuses) sans les ressources du Tiers-Monde. C’est grâce au drainage du pétrole, de la matière première à très bas prix du Tiers-Monde que ce modèle a pu s’ériger aussi fort. Ensuite, ce système veut s’ériger en modèle et le monde doit l’imiter.
Les paysans souffraient de quoi ? Du fait qu’on les avait sortis de leur système traditionnel et qu’on leur avait proposé un modèle dans lequel ils étaient perdants. S’ajoutent à cela les évolutions climatiques, sécheresses cycliques dans lesquelles l’homme a une responsabilité certaine.
La mondialisation, ce sont des règles du jeu établies de façon à faire en sorte que la puissance économique soit de plus en plus puissante et qu’il y ait de plus en plus de concentration des richesses et des biens et de productivité humaine entre les mains d’une minorité au détriment de la grande masse.
Une des conséquences est que des pays qui arrivaient à s’alimenter bon an mal an, n’y arrivent plus. La liste est longue de ce que les paysans et les paysannes ont produit pour notre prospérité. Par exemple un producteur de cacao touche aujourd’hui 1% de la boîte de cacao que vous achetez. Une part infime.
Je n’ai pas besoin d’insister sur cette inéquité planétarisée, qui fait que ces problèmes sont de plus en plus aigus. Face à ce problème, j’essaie d’imaginer comment intervenir à la fois pour libérer les paysans de l’usage d’engrais, de pesticides etc. et comment intervenir sur le milieu naturel pour le régénérer, parce que si le milieu naturel se détruit, l’homme disparaît. Il faut en fait être sur les deux fronts.
Je propose l’agro-écologie.
Produire sans produits chimiques –et merci à l’agriculture biologique et à Rudolph Steiner, merci à tous ces gens qui nous ont éclairés sur ces questions- comment faire pour fertiliser avec les ressources naturelles et les moyens dont disposent les paysans ?
Il a des pailles de mil, de sorgho, des déchets de récolte, du fumier. Il mélange tout ça et il obtient un compost qu’il met dans la terre et miracle, ce compost produit énormément et, en même temps, lutte contre la sécheresse et permet au paysan de voir sa terre renaître, exactement ce que j’ai vécu en Ardèche, où j’ai vu une terre aride se régénérer, s’améliorer et devenir une terre fertile.
Nous avons cette capacité-là ; pourquoi diable n’est-elle pas diffusée très largement, de façon à assurer la sécurité alimentaire des populations et, à la fois, protéger le milieu naturel pour que la nature soit plus généreuse. Quelle est la volonté qui mettra ce système en place ?
Nous avons agi par notre propre volonté.
Hier, à la conférence de Mulhouse, je rappelais qu’il y a eu dans ma vie une rencontre importante avec une association qui s’appelait le Point Mulhouse. C’était une association de transport qui était dans une orientation humanitaire et qui désenclavait un pays comme le Burkina Faso, ne possédant pas de ligne aérienne. Elle a fini par faire une entaille dans le monopole sacro-saint qu’imposaient UTA et Air Afrique sur ces populations qui étaient consignées dans leurs pays en proposant le billet d’avion 73% moins cher que les autres compagnies. Le prix attractif des pays a favorisé les échanges. Ça a généré un flux vers le Burkina. Le Point s’est chargé également de l’infrastructure d’accueil en créant le « campement hôtelier » susceptible d’absorber ce flux touristique. Ça a fonctionné pendant quelques années puis l’éthique du Point n’est plus respectée au campement. On m’a demandé d’y aller.
Ce qui est important, c’est que, lorsqu’on lance une idée et une action, il faut s’assurer de sa pérennité quand on se retire du projet. Nous avons associé au campement le premier centre de formation agro-écologique africain et nous avons travaillé ensemble. Je leur suis très reconnaissant d’avoir permis une diffusion très importante de l’agro-écologie au Burkina au point qu’aujourd’hui, il y a 40 à 50000 paysans qui pratiquent cette agriculture.
J’ai passé dix ans à faire le paysan sans frontière.
Je quitte ma ferme et je vais pour trois mois enseigner l’agriculture écologique et je reviens au printemps dans ma ferme où il faut travailler : les chevreaux arrivent etc. Je fonctionne comme ça. Quand je ne suis pas là, d’autres personnes peuvent assurer les tâches.
Quand le président, Thomas Sankara est arrivé au pouvoir il décide que l’agro-écologie est une priorité nationale, puis il est assassiné (NDLR le 17 octobre 1987). Le Point de Mulhouse connaît des difficultés (ils sont considérés comme des trublions dans l’espace aérien) et ils déposent le bilan. Je me trouve un peu déstabilisé, ne sachant pas quoi faire, mais je n’ai pas voulu baisser les bras et j’ai rencontré Edgar Pisani qui portait un regard bienveillant sur ce que je faisais. Il n’arrêtait pas de me dire que c’est ce que je faisais qu’il fallait faire en Afrique.
Nous devenons amis et nous discutons beaucoup des problématiques du développement. Il décide de m’accompagner et d’appuyer mes démarches. C’est ainsi que je propose au Conseil général de l’Hérault la création d’une structure qui allait reprendre aussi bien la problématique de ce qu’on appelle le sous-développement et aussi le mal-développement. Comment intégrer dans la même démarche une réflexion sur la condition humaine face à un modèle qui est un modèle erroné ? Nous nous disions bien que c’est à la fois au Nord et au Sud que l’ensemble de l’humanité est confronté à un modèle qui est une erreur et qu’il faut sortir de ce modèle. Le CERPAD (Centre d'Etudes, de Recherches et de Participation au Développement) a été créé pour permettre cette réflexion et pour permettre d’avancer sur la question, aussi bien au Nord qu’au Sud, auprès des enfants, des collectivités locales. Le Conseil général est le seul département qui, au début, profitant de la loi de décentralisation, a créé une Agence foncière du Département, de façon à ce que le Département ne soit pas pris dans la spéculation foncière et que l’on puisse veiller en quelque sorte au patrimoine, pour qu’il soit géré sous d’autres formules que la formule spéculative.
L’Agence foncière du Département collecte l’argent nécessaire pour son fonctionnement par des taxes sur le bâti et a pour mission de veiller sur toutes les transactions qui se font dans le Département. Elle a un droit de préemption même sur les SAFER de façon à protéger le patrimoine de la spéculation. Moi j’avais trouvé cela déjà très intéressant Comme cela fonctionnait depuis un moment, ils avaient un stock de bâtiments, de terrains, qu’ils avaient achetés et qui étaient soumis à une norme de gestion qui ne pouvait pas être spéculative. Moi j’arrive avec un projet tout ficelé, soutenu par Egard Pisani. Je rencontre le président du Conseil général qui me dit qu’il a des terrains et des bâtiments qu’il est prêt à mettre à ma disposition.
Ce fut la création du CIEPAD (Carrefour International d'Echanges de Pratiques Appliquées au Développement) qui a anticipé sur ce qu’il faudrait faire, à savoir que la société civile invente le futur.
Inventer le futur
Dans ces inventions de la société civile, on essaie de se démarquer de l’énergie du pétrole, parce que le pétrole maintient des dépendances et que si nous n’arrivons pas à répondre par l’énergie il faut trouver d’autres réponses.
Quel que soit le domaine, il y a des spéculations de recherche qui cherchent à affranchir la société de cette tutelle et de cette dépendance mortelle à l’égard d’une énergie qui se rarifie et qui, même si elle ne se raréfiait pas, nous sommes condamnés à trouver d’autres solutions et le plus urgemment possible.
Certains disent qu’il y a encore 50 ans de consommation possible et quand on aura consommé ces 50 ans de pétrole, l’atmosphère n’existera plus sur terre, nous serons morts.
Je reviens à ma campagne électorale.
C’est un peu cette nécessité de l’urgence alternative que j’ai essayée de faire valoir à travers le message.
Au CIEPAD, dans les années 80, cette thématique était déjà en route et on essayait de trouver des moyens, des alternatives d’enseignement différents. Nous nous sommes particulièrement préoccupés de connecter les enfants à la nature, parce qu’elle est la seule valeur sûre, durable. Le CIEPAD a joué son rôle pendant une dizaine d’années jusqu’au moment où il a perdu son âme.
Quand, dans une structure, on perd la flamme de la conscience de l’engagement comme celle que vous avez vous l’avez ici, il vaut mieux s’arrêter.
Je suis persuadé que si vous chiffriez ce qu’on appelle la gratuité, la générosité, le don etc. vous verriez que c’est énorme, considérable et ça ne fonctionne que comme ça. Si on ne devait parier que sur les budgets financiers, il y a des tas de choses qui n’existeraient pas.
Ça fonctionne parce qu’il y a du bénévolat.
J’ai écrit un article sur le bénévolat. J’ai appris que « bénévolat » ça vient du latin benevolus qui signifie bienveillante. C’est magnifique. C’est aussi tout cela qui fait la société.
A un moment vous sentez que les gens perdent cette valeur fondamentale qui est le don pour finalement être dans une autre logique.
Lorsque j’ai ressenti cela au niveau du CIEPAD, j’ai passé une période très difficile. Un engagement ce n’est pas un boulot- quand c’est simplement un boulot, s’il ne m’intéresse plus, je démissionne. Au CIEPAD, je me trouvais engagé à la fois dans des actions que je ne pouvais pas résilier et dans des précarités personnelles. Ça a même créé des problèmes dans ma famille où légitimement mon épouse disait : « Bientôt c’est nous qui allons être en pénurie ».
Nous avons alors créé l’association des amis de Pierre Rabhi.
Ils ont créé cette association et ont fait appel à des dons pour que moi je puisse continuer à faire mon travail et tenir la tête hors de l’eau.
Il y a eu cet épisode et puis il y a eu la nécessité de continuer dans mon itinéraire, comment poursuivre de façon efficace et ne pas rester seulement dans cette espèce de parenthèse. Nous avons transformé l’association des amis de Pierre Rabhi en « Terre et humanisme », une association qui a essayé de se doter de structures comme le CIEPAD pour arriver à continuer nos actions et nous avons trouvé un lieu à un quart d’heure de chez moi (chez nous il vaut mieux calculer en temps qu’en km…). Un ami se présente et dit, moi j’achète et je fais un bail à l’association qui pourra l’utiliser. Moi j’avais l’air de faire le difficile en disant : « Non, ce n’est pas comme ça qu’il faut procéder. Je ne veux pas ouvrir une boutique à développement ». Je voulais savoir si les valeurs que nous défendons sont des valeurs partagées. Si ce sont des valeurs partagées, elles ne sont pas notre propriété privée, ce sont les valeurs de l’humanité et si ces valeurs sont reconnues par d’autres, les gens vont participer à l’achat de la structure.
Nous lançons une SCI (société civile immobilière) avec des parts de 500 F et on fait le test. On lance la SCI et on voit des retours immédiats de gens qui nous renvoient des bons d’adhésion, des parts, jusqu’à avoir l’argent nécessaire pour acheter. Cette structure est aujourd’hui la propriété de plus de 500 souscripteurs de 12 nationalités. Symboliquement c’est très fort.
C’est une association loi 1901 avec un conseil d’administration classique, une proclamation qui met au centre de ses préoccupations l’alimentation des populations et j’ajouterais, la salubrité alimentaire des populations.
Aujourd’hui on sait qu’il y a une insécurité alimentaire dans les pays du sud et une insalubrité alimentaire dans les pays du nord parce qu’on commence à découvrir que le mode de production n’est pas sans danger.
Le fondement de notre engagement, c’est vraiment la sécurité alimentaire des populations, parce que c’est le premier maillon indispensable à tout développement. Il ne peut pas y avoir de développement avec des gens qui ne mangent pas à leur faim.
Si on ne mange pas à sa faim, rien d’autre ne compte.
Quand on voit des gens dans l’obsession de la survie biologique -nous savons que nous, tout à l’heure nous allons manger et demain encore et après-demain aussi- on les voit régresser. C’est donc le premier problème qu’il faut résoudre.
Notre association s’appelle « Terre et humanisme ». Le mot terre a deux significations la terre dans le sens du monde et la terre dans le sens de la terre nourricière.
Les souscriptions sont toujours ouvertes pour permettre les aménagements dans un cadre que nous avons choisi extrêmement sobre. Nous essayons d’aller au bout des structures opérationnelles. Par ailleurs nous avons un ha de terrain qui nous sert de lieu d’expérimentation, de recherche et qui nous permet d’aider les gens qui veulent travailler la terre à le faire dans une orientation écologique. Nous dispensons des formations, une formation que nous appelons « initiation à la terre » destinée à tous les publics, à toutes les personnes qui voudraient comprendre ce qu’est la problématique de la terre. C’est une question qui regarde tout le monde, tout le monde mange. Chaque citoyen devrait comprendre ce qu’est la terre qui le nourrit, comment elle fonctionne. Il y a également des personnes qui ont un jardin et qui veulent le travailler écologiquement. Nous avons des programmes qui s’adressent à tout le monde et nous avons aussi des programmes internationaux avec des interventions sur le terrain. Pour le moment, au Niger où nous sommes en train de créer un réseau grâce au Point Afrique (l’ancien Point Mulhouse), nous avons des destinations vers des zones enclavées, une destination vers Agades, au nord du Niger. Nous venons d’achever un centre qui va être opérationnel.
Nous avons une initiation sur le Mali. Là aussi grâce au Point Afrique, nous créons un centre de formation. Nous avons des missions sur le Maroc. Là nous créons un centre avec un mouvement national de femmes qui font partie de l’élite marocaine mais qui interviennent pour aider les femmes plus modestes à créer des boutiques de pâtisseries, à valoriser leurs broderies, à favoriser leur savoir faire.
Nous intervenons aussi au Laos, parce qu’il se trouve qu’il y a quelque temps j’étais à Stockholm où je donnais une conférence à l’Institut français. Il y avait pas mal d’ambassadeurs et notamment l’ambassadeur du Laos qui est venu me dire que ce que je proposais est absolument indispensable pour le Laos.
Il se trouve que j’ai beaucoup d’élèves qui sont des experts en agroécologie, notamment au Burkina. Tous ces élèves sont en train de se constituer en association et je leur ai dit de devenir eux aussi des agro-écologistes sans frontière. Pourquoi y aurait-il Médecin sans frontière et pas « Agro-écologistes sans frontière » ? Je dirais même que l’alimentation passe avant la médecine. Les populations qui sont nourries correctement sont en meilleure santé.
J’en suis aujourd’hui à ce point là de mon itinéraire, avec des perspectives qui restent ouvertes. Je me sens très jeune intérieurement et très entreprenant, comme si j’avais vingt ans avec des perspectives d’actions assez importantes. Mais de temps en temps la carcasse me rappelle à l’ordre pour me dire que je n’ai plus vingt ans.
L’humanité est en danger.
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