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L’un des éléments qui permet de reconnaître un processus révolutionnaire est le changement du centre de gravité des évènements en question. Dans le monde de l’édition, le développement des nouvelles technologies électroniques est en train de changer, entre autres, le centre de gravité de l’édition littéraire traditionnelle. Rappelons-nous du fonctionnement des maisons qui ont fait leurs preuves tout au long du XXe siècle, telles que Gallimard, Flammarion, Grasset, etc. Un auteur envoie son manuscrit à l’une de ces maisons réputées pour leur sérieux. Dans le meilleur des cas, si le manuscrit n’est pas laissé de côté après une succincte et parfois capricieuse première révision, il passe sous les yeux d’un lecteur “professionnel” puis, si celui-ci croit y trouver une valeur littéraire, il passe sous les yeux d’un deuxième et, s’il n’y a pas d’accord entre eux, il passera sous les yeux d’un troisième, processus qui peut durer des mois, voire des années. Ensuite, un comité de lecture est appelé à se prononcer sur l’intérêt de sa publication compte-tenu du prestige de l’éditeur, de l’état du marché et du prix de l’opération. Rien de plus sensé dans un monde où une maison d’édition est une entreprise comme une autre et que, comme telle, elle doit réussir économiquement ou périr.
Boris Vian, dont la vie a été l’objet d’un excellent téléfilm, fit l’expérience paradoxale de cette situation. Dans un premier temps, l’un de ses manuscrits fut chaleureusement accepté par le comité de lecture de Gallimard, dirigé par Raymond Queneau. Quel bonheur pour le jeune écrivain de se voir ainsi reconnu au tout début de sa carrière littéraire, d’autant plus qu’on lui fit miroiter l’attribution du prix “La Pléiade”, créé par Monsieur Gaston Gallimard lui-même, afin de mettre en relief une œuvre prometteuse. Las ! En dépit de l’appui et des promesses de Queneau, le prix fut accordé à un autre écrivain, moins talentueux mais beaucoup plus en phase avec les goûts et les valeurs d’une société française encore convalescente du pétainisme. La souffrance de Boris Vian fut à l'hauteur de ses immenses ambitions, traîtreusement déçues. Alors, rêvant toujours d’un grand succès, il eut l’inspiration d’écrire J’irai cracher sur vos tombes, roman qui allait lui apporter un certain rayonnement international et aussi de l’argent. Malheureusement pour son image de créateur, il avait caché son nom derrière un pseudonyme -Vernon Sullivan-, écrivain américain fictif dont il prétendait être le traducteur. A partir de là, Vian serait poussé à signer avec ce pseudonyme d’autres livres écrits dans la même perspective de réussite commerciale, tout en rageant de voir refusés ses textes signés sous son propre nom et qu’il considérait les plus réussis d’un point de vue esthétique. Nenni, lui faisait savoir Monsieur Gaston, se lavant les mains dans les eaux baptismales de son comité de lecture, payé sur ses propres deniers. La suite de cette histoire est bien connue : Boris Vian, apprécié par Gallimard surtout en sa qualité de traducteur de romans de la très rentable Série Noire, se laissa mourir peu à peu de colère et de désespérance, victime de quelques infarctus bien compréhensibles. Heureusement que la postérité rendra justice à l’écrivain, réinstallé -des années après sa mort et sous son véritable nom- au centre de ses œuvres complètes publiées dans la très luxueuse Bibliothèque de la Pléiade… chez Gallimard. Tout est bien qui finit bien, surtout pour l’éditeur, gagnant sur les deux tableaux : d’abord du vivant de l’écrivain, grâce à la série noire de ses traductions, ensuite grâce à sa collection de luxe, quoiqu'un peu tard pour le pauvre auteur déjà enterré. Boris Vian doit se retourner dans sa tombe et je me demande s’il n’aurait pas envie d’aller cracher 5 rue Sébastien Bottin, nouvellement rebaptisée rue Gaston Gallimard en honneur de Monsieur.
L’édition familiale
Le cas de Claude Faraggi et de Monsieur Flammarion est moins connu, mais tout aussi significatif en ce qui concerne les rapports entre auteurs et éditeurs. Faraggi, après de graves déconvenues avec messieurs-dames Gallimard, comme je le raconte dans mes Pamphlets Parisiens, fut repêché par Françoise Verny pour le compte de Monsieur Flammarion Charles-Henri. Nommé capitaine d’une équipe de “nègres” occupés à réécrire les manuscrits commandés aux “romanciers à succès” de la maison, Claude (pour moi, sorte de Baudelaire contemporain égaré dans les eaux malodorantes du roman du XXe siècle), mourut à l’âge de 49 ans tôt le matin, au moment de préparer son café dans le studio qu’il louait rue St. Jacques, laissant dans son ordinateur le texte inachevé de Le Sourire des Parques. L’ouvrage étant sous contrat chez Flammarion, j’eus à peine le temps, aidé par Jeanne S., sa dernière compagne, de faire une copie du manuscrit. Pour sûr, Flammarion publia le livre, mais en l’amputant de la deuxième partie, où Claude prévoit et décrit, avec une terrible intuition, sa propre mort. “Texte pas assez travaillé, incomplet, etc. ”, voici les arguments avancés par l’éditrice-en-chef de Flammarion, qui savait mener maternellement par la main ses auteurs et calmer leurs angoisses de “créateurs en panne” en leur offrant tout type de bonbons au nom de Charles-Henri. En vérité, Claude Faraggi, écœuré par ce qu’il observait dans le monde de l’édition parisienne, tentait dans l’épaisseur de son récit une critique de celle-ci, critique effacée par l’éditeur propriétaire des droits de l’auteur si opportunément décédé.
De l’importance pour un auteur « étranger » de bien respecter les préséances du milieu germanopratin à Paris.
Passons à un cas plus récent, celui de l’écrivain russe Andreï Makine lequel, en dépit de sa nationalité et de sa langue maternelle, se permettait d’envoyer aux éditeurs du faubourg St-Germain ses manuscrits rédigés directement en français. Comme je le dénonce dans mon "Manifeste pour une nouvelle littérature", me faisant écho des confidences du romancier lui-même, ses manuscrits étaient systématiquement non lus et refusés, quoique accompagnés de superbes lettres d’encouragements. Finalement, un des éditeurs du Faubourg s’intéressa à le publier, tout en lui exigeant de réécrire son texte en russe pour le faire traduire ensuite par “quelqu’un de la maison”. Ces préséances dûment respectées, Makine allait devenir quelques années plus tard prix Goncourt et prix Médicis. Tout est bien qui finit bien, encore une fois, d’autant plus que Makine, applaudi par le romancier et critique Dominique Fernández, accepta de ne plus faire de polémiques sur les mœurs littéraires parisiennes, contrairement à un autre écrivain venu lui aussi du froid stalinien, le Tchèque Milan Kundera. Celui-ci, après avoir été porté aux nues par le milieu germanopratin lorsqu’il jouait le rôle d’écrivain-martyr-communiste-dissident, fut condamné à l’ostracisme pour avoir osé critiquer –au sommet de sa célébrité parisienne et romanesque- ce même milieu qui l’avait si chaudement accueilli… sans arrière-pensées idéologiques, bien entendu.
Les multinationales à l’affût.
Laissons de côté le petit monde des maisons familiales et allons vers les grandes multinationales de l’édition mondiale qui menacent de dévorer ces pauvres familles qui cherchent à faire honnêtement de l’argent avec la littérature, comme d’autres le font avec les cosmétiques. André Schiffrin, fils de Jacques Schiffrin, le fondateur de la Bibliothèque de la Pléiade dans les années 30 du siècle dernier (il fut vaillamment viré par son associé, Monsieur Gaston Gallimard, fier d’être le propriétaire d’une “maison aryenne aux capitaux aryens”, dans une lettre d’une seule ligne et cela en raison du judaïsme de son "ami", trop dangereux pour lui à l’approche des troupes nazies sur Paris) assista à New York à l’avalement de la prestigieuse Random House par Bertelsmann S.A. Le mécanisme est simple : d’abord on achète rubis sur l’ongle une maison bien assise dans le marché, en promettant à tout le monde de respecter les auteurs déjà publiés puis, après un délai plus au moins court, on commence à exiger –comme n’importe quelle banque d’affaires- des profits minimums en hausse de 10, 15 ou 20% sur l’année précédente. Tout livre qui n’apporte pas ces gains est éliminé du catalogue et, bien sûr, on n’engage plus aucun auteur dont l’œuvre ne promet pas un succès commercial rapide et juteux. Exit donc les écrivains hautement littéraires et place aux best-sellers de pacotille. (En cette nouvelle rentrée 2021, un livre risque de prendre le dessus sur tous les autres : Best-sellers. L'industrie du succès / Armand Colin éd. Il confirme ce que tout le monde sait déjà : la littérature industrielle, surtout romanesque, devient de plus en plus l'horizon unique du paysage édito-littéraire).
Un vrai conte de fée.
A la fin du deuxième millénaire la situation de la littérature -devenue une marchandise comme une autre et réduite à une fonction de simple divertissement ou de fournisseuse de scenarii pour le cinéma- semblait donc sans issue et les écrivains condamnés à être les perpétuels serviteurs d’un système où les Seigneurs sont les éditeurs, lorsqu’advint la révolution technologique déclenchée par Internet. S’appuyant sur cette nouvelle technologie, un groupe d’écrivains américains, fatigués de voir leurs manuscrits rejetés pour des raisons commerciales ou idéologiques sans rapport avec leur véritable valeur littéraire, et le fruit de leur travail pillé par d’innombrables intermédiaires, conçurent, au début des années 2000, un mécanisme de self publishing à la portée de n’importe quel auteur. Ce fut le point de départ de Create Space (2007-2009) et son Independent Publishing Platform. En 2005, au Salon du livre de Paris et avec l’appui de Sens Public (http://www.sens-public.org/), je lançai, dans l’indifférence générale réservée à ce type d’événements, mon Manifeste pour une nouvelle littérature. Dans ce Manifeste ("pas de nouvelle littérature sans nouveau système d’édition"), j’imaginai la possibilité –grâce à l’écriture, à la lecture électroniques et à Internet- d’un renversement des rapports éditeurs/auteurs qui rendrait aux écrivains leur liberté de création. Grandes furent ma surprise et ma joie lorsque je découvris quelque temps plus tard que mon utopie n’en était pas une et que d’autres écrivains non seulement pensaient comme moi, mais que le mécanisme pour opérer le renversement dont je rêvais, venait d’être mis en place.
Je décidai donc de le mettre à l’épreuve avec l’un de mes manuscrits –L’Enlèvement de Sabine- (une histoire d’amour sur fond d’Annonciations florentines), refusé par tous les éditeurs, soit dans sa version espagnole, soit dans sa version française. “Trop hard pour Flammarion”, m’avait répondu gentiment Madame d’Ormesson, fille du duc-vu-à-la-télé et remplaçante éphémère de Françoise Verny, avant de monter sa propre maison d’édition strictement familiale. “Pas assez romanesque pour le public de Fayard” me fit communiquer, par Madame Colombani interposée, son ex-directeur Claude Durand. “Trop cher pour les Éditions du Rocher”, m’assura de son côté Jean-Paul Bertrand lors d' un cocktail offert devant la porte de sa Maison, place St. Sulpice, et dont le flair d’homme d’affaires pur et dur le poussa à vendre sa boîte (très bien ficelée et pleine d’auteurs innocents dedans) aux messieurs-dames Pierre Fabre, pharmaciens de leur état. “Pas d’images dans le texte”, me conseilla à son tour Joaquim Vital, qui avait pourtant pris le risque de publier le Portrait d’un Psychiatre Incinéré et La Guérison. “Les images ne font pas roman”, me précisa le propriétaire, aujourd’hui disparu, des Éditions de la Différence, faisant référence aux reproductions en couleurs des Annonciations de la ville de Florence qui illustrent le récit, sans prévoir que la critique internationale allait quelque temps après s’extasier devant les romans truffés d’images (pourtant en blanc et noir, floues et souvent placées sans rapport immédiat avec le texte) de G.W.Sebald. Plus surprenant encore pour un éditeur qui se prétendait poète, il ne voulut pas tenir compte de Nadja, le roman illustré par son propre auteur, André Breton. Et je passe sur la liste des vierges effarouchées, autant en France qu’en Espagne, pour lesquelles mon texte ne correspondait pas “au profil de la maison”, catholique comme il faut. En réalité (et sur ce point je donne raison à n’importe quel éditeur), la production du livre était trop chère compte tenu des vieilles tuyauteries trouées de l’usine à gaz qu’est devenue l’édition conventionnelle, plombée par-dessus le marché par les innombrables romans invendus chez les libraires. Bref, m’appuyant sur l’exemple de Fernando Pessoa qui mourut d’une cirrhose alcoolique à l’âge de 47 ans pratiquement inédit, je mis modestement mon manuscrit dans une malle… d’où il sortira grâce à la Independent Publishing Platform (IPP)
La Guérison.
Concrètement parlant, avec la “new fashion edition” (rien à voir avec la “publication à compte d’auteur” soutenue par les éditeurs conventionnels pour récupérer astucieusement l’argent des écrivains refusés) on dépasse les barrières imposées par les mesquineries et les turpitudes du marché local. Pour commencer, on offre gratuitement à l’auteur la possibilité de continuer le processus de création en donnant à son livre la forme qu’il veut. Car c’est l’écrivain qui décide –dans un large éventail de choix sans frais- du format de son ouvrage, de la couverture, de la pagination, de la qualité du papier, des illustrations, des couleurs, du prix du livre et de la date de sa publication, processus qui peut prendre quelques jours ou tout au plus quelques semaines, avant d’aboutir à un produit d’une étonnante qualité (L’Enlèvement de Sabine inclut des reproductions “full color” des Annonciations de la ville de Florence). De plus, pas besoin d’agent littéraire (le mien était Carmen Balcells), pas de comité de lecture (souvent, comité de censure), pas de distributeur (le distributeur de La Guérison rechignait à diffuser le livre car “trop compliqué”), pas besoin de libraires frileux (mes livres étaient vite retirés des rayons car “trop lents à se vendre”, tandis que l'Independent Publishing Platform les offre en permanence sur Internet et les expédie par courrier dans le monde entier). Mais, surtout, pas d’exclusion linguistique, pas d’exclusion de nationalité, pas d’exclusion culturelle. L’auteur écrit ce qu’il veut dans la langue qu’il veut. En outre, étant donné que le nouveau système ne connaît pas d’“invendus” puisque les livres ne sont imprimés qu’à la commande, le pourcentage du gain de l’écrivain est beaucoup plus élevé que dans la “old fashion edition”, l’argent étant versé après chaque vente -de façon automatique et immédiate- sur son compte bancaire. Évidemment, la promotion et la vente du livre restent toujours des phénomènes périphériques au processus de création. La dimension purement commerciale de l'auto-edition dépendra de la volonté et de la capacité cybernétique de l'écrivain (forums, réseaux sociaux, plateformes, etc.). Le fait véritablement important, c'est la publication qui permet de sauvegarder l'acte créateur au-delà du temps présent.
Le nouveau système où le centre de gravité n’est plus l’éditeur mais –comme il aurait dû l’être logiquement depuis toujours- l’écrivain, ne fait que débuter. (C'est ce que je disais dans mes Pamphlets Parisiens à Mme Filippetti, ancienne Ministre de la Culture et apprentie-romancière, qui affirme le contraire : pour elle, l'éditeur est le véritable centre de gravité de la littérature). Bien sûr, tout n’est pas encore parfait (les éditeurs conventionnels pèsent de tout leur poids pour interdire aux critiques de s'intéresser aux livres "auto-édités", essayant de leur refuser tout droit d'existence médiatique), mais on voit clairement que la première conséquence de cette révolution est une véritable liberté de création qui entraînera un renouveau de la littérature, encore muselée et orientée selon les intérêts financiers des éditeurs, largement responsables de la décadence de la littérature contemporaine. Mieux encore, l’écrivain a désormais la possibilité d’exercer entièrement sa responsabilité de créateur et d’assumer ainsi sa dignité en tant que moteur originaire de la littérature, place honteusement usurpée par les “grands-éditeurs”. Curieusement, cette véritable révolution culturelle dont les effets se feront sentir de plus en plus et cela malgré les tentatives de restauration des boutiquiers concernés, n’est pas le fait de révolutionnaires latino-américains ni le fruit du développement technologique de la Chine socialiste. Cette révolution est le fait d’une poignée d’écrivains qui appartiennent à la très stricte famille des écrivains authentiques, au sein de la plus libérale des nations : les États-Unis d’Amérique.
(Le lecteur peut trouver l'intégralité du texte et sa version en espagnol sur mon site : roberto-gac.com )