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Philippe Sollers vient de mourir à 86 ans. Il laisse derrière lui une œuvre étincelante d'intelligence, souvent délicieusement insolente et impudique. Le Marquis de Sade, l'auteur de Justine, jeune fille très polie violée à répétition par d'innombrables partenaires, mais aussi de Juliette, sa sœur féministe à l'épouvantable grossièreté, aurait peut-être reconnu chez lui un disciple digne de son héritage intellectuel. Voici ce que Sollers disait sur le Marquis dans un entretien en 2018 :
Et c’est pour ça que je réinsiste sur le fait que Sade n’était pensable et imaginable qu’en français. Au moment où la France disparaît et où le français est mort, Sade est plus vivant que jamais, car il a avalé la Terreur qui bloque tout le monde par rapport à la Révolution elle-même.
C'est merveilleusement lumineux, surtout en cette période où l'Académie Française a admis sous la Coupole un romancier -Mario Vargas Llosa- qui n'a jamais écrit une ligne en français, tandis que la foule, dépitée par un Président garçonnet qui dirige la République à la façon d'un agent bancaire, appelle une fois de plus à la Révolution. Je retrouve dans le propos du vieux Sollers, le jeune révolutionnaire que j'ai connu lors de mon arrivée en France en 1969, à l'époque où il était chef de file du groupe Tel Quel et le plus brillant écrivain de l'avant-garde littéraire française. Pour moi, il était un exemple à suivre et c'est la raison pour laquelle je me suis approché de lui. Ayant quitté la pratique de la médecine à New York en 1968, je commençais à peine à écrire. Pourtant, comme le Douanier Rousseau, le peintre autodidacte inconnu et naïf s'approchant de Picasso, déjà célèbre, je lui dis en substance, sans mesurer l'immense distance qui nous séparait : "Tu sais, nous sommes, toi et moi, les seuls capables de faire à notre époque ce que nous faisons…" Il ne s'agissait pas de peinture, bien entendu, mais de littérature, du roman comme genre littéraire à dépasser par une véritable Révolution culturelle...et politique.
Je raconte mes quelques rencontres avec Sollers dans Madre/Montaña/Jazmín, intertexte écrit autour du coup d’État et de la mort héroïque d' Allende au Chili, puis ma disputatio épistolaire esthétique et idéologique avec lui dans la Correspondance Unilatérale avec Sollers, lorsque j'ai compris que mon chemin était bien différent du sien en ce qui concernait la révolution socialiste et l'évolution du roman. En effet, après avoir publié Nombres dans la collection Tel Quel, texte avant-gardiste aussi génial que méconnu, il allait s'embourber dans son Paradis délirant, puis échouer dans le roman autobiographique, Femmes, séduit et dévoyé par messieurs-dames-gallimard lesquels, habiles pies voleuses, l'ont sournoisement "piqué" à son éditeur traditionnel, les Éditions du Seuil. L'Infini, la revue qui allait se substituer à l'historique Tel Quel en mettant un point d'arrêt à son marxisme-maoïste et à ses tentatives pour aller au-delà du roman, devait exaucer les souhaits de l'intelligentsia la plus réactionnaire. Qu'à cela ne tienne ! Si le parisianisme du milieu germanopratin lui fut fatal en tant que créateur, il ne reste pas moins que le jeune Sollers restera dans la culture du XXe siècle comme un grand novateur et précurseur, malgré lui, de la littérature post-romanesque des temps à venir.