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Billet de blog 21 oct. 2022

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LE MALHEUR DE SOPHIE

S’inspirant sans doute de la Comtesse de Ségur, Sophie Rabau, maîtresse de conférences à la Sorbonne Nouvelle (et nouvelle romancière, auteure d'Embrasser Maria, Les Pérégrines, 2022), s’est donné la peine de rédiger à l’intention de ses jeunes élèves, espiègles et désobéissants, un manuel très strict d’exercices de théorie littéraire... valable aussi pour tout romancier.

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Illustration 1
Illustration des Malheurs de Sophie, Bertall, 1858.

Sophie Rabau, assistée de Florian Pennanech, chargé de cours, a rédigé un remarquable recueil d’exercices à propos de la théorie littéraire. L’ouvrage, édité en forme de fascicule par les Presses de la Sorbonne Nouvelle, déploie en trois parties le mécanisme de création des concepts théoriques : par déduction, par extrapolation et par observation. Je ne peux décrire ici dans le détail les raisonnements qui soutiennent ces trois mécanismes, minutieusement étayés par une logique formelle impeccable, parfaitement aristotélicienne. Pour le lecteur qui aime les jeux de l’esprit, c’est un régal. Derrière le texte et ses connotations hautement pédagogiques (en dépit de quelques malheureuses erreurs romanesques) on aperçoit la célèbre « Bibliothèque de Babel » de l’écrivain latino-américain, Jorge Luis Borgès, et les théories de Gérard Genette qui sont utilisées (et souvent malmenées) presque comme un axe conducteur, tout au long des exercices. D'autres théoriciens (Jakobson et Barthes parmi eux) sont interpellés pour analyser les exemples pris dans l’histoire de la littérature. L’élan didactique des auteurs du fascicule est cohérent et d’un intérêt soutenu, d’autant plus qu’une subtile distance par rapport à leur sujet leur permet parfois une certaine drôlerie, une élégante joyeuseté digne de Borgès lui-même. On peut cependant regretter que, s’agissant d’une œuvre jouée comme une pièce pour piano à quatre mains, on ne puisse visualiser les mains. Qui pense ? Qui parle ? Qui écrit ?  Pour des raisons pratiques imposées par la rédaction de cet essai, à mi-chemin entre le rapport de lecture et la critique textuelle, j’ai choisi comme auteur de référence Mademoiselle Sophie R.

Dans ma recherche d’un nouveau genre littéraire « post-romanesque », je me suis heurté à la difficulté non négligeable de trouver un mot suffisamment explicite et original pour désigner ce nouveau genre narratif. Il n’est pas du tout évident de remplacer le substantif « roman », presque millénaire et d’utilisation devenue universelle, par un autre substantif aussi simple et immédiatement compréhensible. Alors, pendant plusieurs années, j’ai avancé dans mes recherches en utilisant le terme conventionnel d’«anti-roman » lors de la publication de mes deux premiers livres en Espagne, El Bautismo et El Sueño 1. Or, l’Intertexte n’est pas un anti-roman, il n’a pas pour vocation d’aller «contre le roman» mais, tout en s’appuyant sur sa trajectoire séculaire, il cherche à aller au-delà de ses limites, plutôt imprécises et instables malgré leur pérennité. Tentative plutôt donquichottesque et vouée, d’après les romanciers (et leurs éditeurs), à un échec. D’ailleurs, Mikhaïl Bakhtine, le grand théoricien du roman, véritable « penseur » de la littérature, considérait que le roman était pratiquement « immortel» 2 .

L’Intertexte comme néologisme   

L’ouvrage de Sophie R. & Co. offre une solide plate-forme conceptuelle qui permet d’analyser l’Intertexte du point de vue de la rhétorique traditionnelle. En explorant le fascicule, j’ai pu relever quelques concepts qui concernent au plus près la gestation et l’éclaircissement de cette nouvelle modalité narrative. Si j’ai finalement opté pour le substantif « intertexte » pour avancer dans mon travail, je l’ai fait sachant que ce mot est utilisé depuis longtemps en sémiologie, revêtant souvent des significations différentes. Mais toutes coïncident plus au moins sur un même fait : le mot désigne la relation entre deux textes ou entre une multiplicité de textes. Or, j’ai utilisé sciemment le mot « Intertexte » pour tenter la définition d’un genre littéraire et non comme simple moyen d’analyse textuelle :

« L’Intertexte est une narration qui met en relation métonymique et explicite des textes littéraires provenant d’auteurs différents. Il est ouvert au plurilinguisme. C’est à partir du dialogue qui s’établit entre les textes (et non plus entre les « personnages », comme dans le roman) que la nouvelle forme narrative peut se développer. » 3

Donc, c’est « l’inter-relation » entre les textes qui me poussa à adopter, faute de mieux, le mot « intertexte », tout en acceptant l’ambiguïté du terme. En agissant de la sorte, je n’ai pas voulu travailler par simple déduction à partir d’un système déjà existant (le roman), ni tenter de construire un système à partir exclusivement d’un modèle déjà établi (par exemple, Ulysses, de James Joyce, Intertexte précurseur) ou, encore moins, de construire un système de toutes pièces (l’Intertexte a toujours comme référence un autre texte). En réalité, tout au début de ma démarche scripturale, je voulais simplement éviter de tomber dans la banalité romanesque, d’écrire des mièvreries sur mes états d’âme ou de produire des textes de divertissement pour gagner de l’argent. Je n’avais pas quitté l’exercice de la médecine et de la psychiatrie (qui me promettait un riche avenir aux États-Unis) pour écrire des romans à l'eau de rose, des polars ou pour me lancer dans la lutte idéologique en utilisant la littérature comme arme de combat. Et, bien entendu, je n’avais pas non plus la prétention d’inventer a priori un genre littéraire afin de m’en servir pour véhiculer mes idées. Non, je voulais, tout simplement, écrire. Et c’est en écrivant des milliers de pages que la nécessité de développer une nouvelle modalité narrative est venue s’imposer à ma conscience, surgissant de l’épaisseur de ma propre production textuelle, jusque-là chaotique et informe. Ma façon de procéder fut très simple, prévisible et logique d’un point de vue théorique : j’appliquai les principes de la science, l’observation et l’expérimentation que j’avais utilisées dans les laboratoires de la faculté de médecine, puis j’avançai, à tâtons, pour laisser de côté le roman conventionnel, le roman tout court, à la recherche, cette fois d’une façon pleinement consciente, de ce qui deviendrait l’Intertexte.


Dans la première partie de ses exercices, Sophie R examine le large éventail des concepts de théorie littéraire qui peuvent être conçus par «déduction». C’est dans cette première partie, en analysant Seuils de Gérard Genette, qu’elle fait la seule mention d’un phénomène néanmoins essentiel pour comprendre l’évolution de la littérature d’aujourd’hui. Je cite : « L’apparition des livres électroniques et la lecture en ligne ont ouvert un nouveau champ d’investigation que Seuils ne pouvait prévoir. » 4 Effectivement, Genette (comme d’ailleurs Barthes et tous les critiques et théoriciens ayant travaillé avant l’avènement de l’écriture électronique et de son utilisation informatique et, surtout, avant l’avènement d’Internet), n’eut pas le temps de mesurer l’importance de la révolution cybernétique pour l’incorporer d’une façon appropriée dans ses réflexions. Or, l’Intertexte est fondé, en tant que pratique scripturale, sur l’écriture électronique et sur Internet.5 Cet aspect est si décisif qu’il aurait pu faire partie de ma définition de l’Intertexte comme genre narratif. Mais cela m’a semblé superflu, tant le passage de l’ère de l’imprimerie à l’ère de la cybernétique est une réalité incontournable.6

Restons pour le moment dans le cadre classique de l’ère de l’imprimerie et des concepts forgés avant l’apparition d’Internet puisque, dans ses Exercices de théorie littéraire, Sophie Rabau travaille principalement à l’intérieur de ce cadre : « Parmi les nombreux néologismes devenus d’usage courant proposés par Genette dans Discours du récit, une famille de termes en-lepse se distingue par sa remarquable plasticité : (…) l’analepse, la prolepse, la syllepse (syllepse itérative), la paralepse, la métalepse », etc. (p.19) Elle ajoutera le terme «isolepse» (iso, égal, lepse, prendre) pour compléter le système genettien et conclure qu’à l’heure actuelle la critique est nettement «isoleptique»: « Un commentateur peut trouver dans une œuvre une régularité, y découper des séquences équivalentes, ou bien construire, entre plusieurs œuvres, des parallèles, des éléments semblables.» (p.23) L’Intertexte serait-il donc «isoleptique»? « Sur le plan de la création littéraire, l’isolepse est une incitation à multiplier les expériences d’écriture (…) Elle offre donc un nouveau procédé d’écriture assez inédit. » (p.26)  Puis, parlant toujours de l’invention de néologismes, elle reviendra sur une autre famille de mots genettiens « couramment usités, avec le substantif textualité qu’il décline, dans toute son œuvre, de manière similaire : transtextualité et, à l’intérieur de ce concept principal, l’intertextualité, l’hypertextualité (hypotexte, hypertexte, mimotexte), métatextualité, paratextualité, architextualité et autotextualité. » (p.27) (Je résume, bien sûr). Ensuite, dans ses Corrigés N° 1, 2, 3, 4, elle proposera quelques-uns de ses propres concepts pour parfaire la liste de Genette, notamment celui d’«antitextualité» et d’«antitexte»: « L’antitextualité désigne le fait qu’un texte prend la place d’un autre, le remplace ou cherche à le remplacer. » (p.29). Elle parle aussi d’une « antitextualité volontaire, dans le cadre d’une émulation, quand un auteur veut écrire une œuvre qui prendra la place d’une autre. L’Enéide comme antitexte des épopées homériques, par exemple ».(p.30) On approche, c’est évident, de l’Intertexte, en particulier de La Guérison », nouvelle Divine Comédie.7 Alors, « antitexte» au lieu d’«Intertexte»? « La dernière question que l’on peut se poser serait celle du texte qui n’aurait pas de genre, ou qui serait unique dans son genre (…) Or, un texte, qu’on le veuille ou non, appartient toujours à une classe…» (p. 33) Quelle classe pour l’Intertexte ? Une chose est certaine : on ne peut réduire l’Intertexte à un simple concept rhétorique. Ce serait une sorte de castration (castratura, pour utiliser un mot cher au Roland Barthes de S/Z), castración de sa perspective révolutionnaire en tant que nouveau genre narratif.8

Dans le chapitre 2 de la première partie, Construire un système à partir d’un modèle déjà établi, Sophie R va se pencher sur la dimension communicationnelle de la littérature selon Roman Jakobson. Ce faisant, elle frôlera, à son insu, un élément fondamental de l’Intertexte : le lecteur comme agent décisif dans son élaboration. Un roman est écrit pour un lecteur, mais le rôle de celui-ci est purement passif, il est là pour lire, non pour écrire. Bien sûr, l’auteur (le romancier) est aussi un lecteur, parfois un « mauvais lecteur » de son propre texte, auquel il peut donner, de surcroît, une signification ou une importance erronée : « On peut tout à fait envisager qu’un auteur n’a pas compris la nature de son message : un message à une valeur poétique que son émetteur n’a pas vu. Genette, dans Fiction et Diction, nomme « littéralité conditionnelle » ce genre de cas – il veut dire par là que le caractère littéraire du texte est conditionné par la réception d’un lecteur et non par l’intention de l’auteur qui a un tout autre but. » (p. 39) Tout en le mettant en rapport avec l’auteur « mauvais lecteur », Sophie R parle ici pour la première fois du lecteur, mais sans théoriser en profondeur sur sa position dans la littérature, position passive, purement réceptive dans le monde du roman. Ce qui n’est pas du tout le cas dans l’Intertexte.


La boîte à ouvrage de Sophie

En analysant le modèle logique (p.40) elle fera référence d’une façon plus appuyée au lecteur, notamment dans l’Exercice 1, Lire tous les livres et dans l’Exercice 2, Écrire pour tous les lecteurs. Il s’agit surtout de mettre en relief le « carré logique » qu’on attribue à Aristote : (...)

(Suite du texte en version intégrale dans :

https://roberto-gac.com/ecrits/francais/articles/item/318-lemalheurdesophie#sdfootnote21sym

ou dans « Théorie de l'Intertexte », Annexe p.415 :

https://roberto-gac.com/ecrits/francais/livres/theorie-intertexte )

___________________

Notes :

1  El Bautismo. Montesinos Editores, Barcelona, 1983. El Sueño, Id, 1985

2  Essais, Roberto Gac, Amazon, CS, 2018, note 1, page 140.

3  Id, page 68

4  Rabau Sophie et Pennanech Florian. Exercices de théorie littéraire. Les fondamentaux de la Sorbonne Nouvelle, Paris 2016, p.17-18 (Toutes les citations de Sophie Rabau que j'utilise dans cet essai sont extraites du même ouvrage imprimé à Mayenne en 2019-2020 ).

5  Essais, p. 183

6  Si les limites historiques de l’ère de l’imprimerie en Occident sont assez précises (cela commence à Mayence avec Gutenberg, en 1450), les dates et même les noms pour cadrer l’ère « post imprimerie » sont encore flous : on parle pêle-mêle d’ère électronique, d’ère cybernétique, d’ère numérique, d’ère digitale, d’ère internaute, d’ère computationnelle, d’ère informatique, d’ère virtuelle, etc. Les synonymes et les pseudo-synonymes s’enchevêtrent entre-eux. Cela sans compter sur la confusion habituelle entre l’historique du développement des machines électroniques et de l’écriture électronique elle-même. Le mot « cybernétique » est l’un des plus précis : Norbert Wiener définit en 1948 la cybernétique comme une « science qui étudie les communications et leurs régulations dans les systèmes naturels et artificiels ». En France, Philippe Dreyfus invente en 1962 le mot « informatique » pour désigner la science du traitement de l'information et des ordinateurs. Quant à Internet, on peut dater ses débuts en 1981, mais il ne devient vraiment d’utilisation courante que dans les années 90. Ces dates et dénominations peuvent être rectifiées par n’importe quel lecteur-écrivain passionné d’histoire de l’écriture et de l’informatique. En ce qui me concerne, mes références vont toutes, depuis mes premiers essais, dans le sens de l’invention de l’écriture électronique autour des années 40, lorsque l’oscilloscope permit les premières projections sur écran d’un faisceau d’électrons.

7  La Guérison est une "nouvelle Divine Comédie" délirante et hilarante écrite par un indien araucan, fou amoureux de Béatrice, fille de Big Boss, multimillionnaire new-yorkais. L'Indien araucan croit être Dante réincarné et, logiquement, il est interné dans un hôpital psychiatrique où il rencontre le Dr. Virgile, médecin chargé de son traitement... Le texte est écrit en plusieurs langues et comporte de nombreuses citations de l'œuvre d’Alighieri.) Éditions de la Guérison (Roberto Gac, Ed de La Différence; CS Amazon; E-Book Kindle)

8  Car le développement de l’Intertexte implique non seulement le dépassement du roman, mais aussi un changement radical de l’édition conventionnelle, fait auquel s’opposent, pour des raisons commerciales, les éditeurs d’aujourd’hui.

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