
L’élection surprise de Gabriel Boric comme Président de la République du Chili n’aurait pu avoir lieu sans l’appui massif des femmes et des étudiants. Pourtant, au soir du premier tour d’un processus électoral très proche de celui de la France, le candidat de la droite, José Antonio Kast, était arrivé clairement en tête. Appuyé par les médias pinochétistes et par les grands groupes financiers, sa victoire ne faisait aucun doute, d’autant plus que la jeunesse de Boric (36 ans) et l’appui du parti communiste (au Chili, comme en France, l’anticommunisme est endémique) semblaient des obstacles insurmontables. Mais entre les deux tours de l’élection un phénomène inattendu se produisit : les abstentionnistes se sont mobilisés en masse pour renverser spectaculairement les résultats du premier tour, offrant à Boric une victoire écrasante, impossible à contester. Ces abstentionnistes étaient majoritairement des jeunes et des femmes chiliennes.
Dans un pays réputé « machiste » (à l’instar de toute l’Amérique Latine), les femmes ont réagi admirablement pour écarter le champion de la droite et de l’extrême droite, qui avait commis l’erreur fatale de proposer la supression du Ministère de la Femme, mis en place par Michelle Bachelet au cours de son deuxième mandat présidentiel (2014 – 2018). Il tenta tardivement de revenir en arrière, mais en vain. En revanche, Gabriel Boric, ancien président de la Fédération des Étudiants de l’Université du Chili (pour laquelle le mai 1968 français reste une référence exemplaire), jeune dirigeant qui s’est battu pour faire de l’éducation un droit fondamental et gratuit, avait promis d’inscrire ce droit dans le projet de la nouvelle Constitution chilienne en même temps que la parité inaliénable entre hommes et femmes. Il eut l’appui immédiat du mouvement féministe et des étudiants universitaires, très nombreux dans le pays. Résultat ? Au sein du gouvernement qui vient de prendre ses fonctions, plus de la moitié des ministres, y compris celui du ministère de l’Intérieur, le plus important, sont des femmes. Elles sont toutes hautement qualifiées, prêtes à faire du Chili le pays le plus développé et harmonieux de l’Amérique Latine.
Pour cela, elles vont compter sur une solide plateforme : la nouvelle Constitution issue d’une Assemblée Constitutionnelle populaire et paritaire, Charte qui remplacera celle imposée par la dictature militaire de Pinochet après son coup d’État contre Salvador Allende en 1973. Ce dernier, rappelons-le, était arrivé au pouvoir soutenu par l’Unidad Popular, l’union de toutes les forces de gauche. Leur but était d’instaurer une république socialiste par la voie démocratique, en écartant une révolution violente, comme celle de Fidel Castro à Cuba.
Cette tentative -la première dans l’histoire de l’Occident- fut saluée dans le monde entier, particulièrement en France. Les dirigeants de la gauche française, parmi eux François Mitterrand, qui s’efforçaient de dépasser les ambiguïtés de l’héritage gaulliste de l’après-guerre, héritage progressiste malmené par Georges Pompidou, l’ancien directeur de la banque Rostchild, se rendirent à Santiago pour étudier de près le processus victorieux. À leur retour à Paris, François Mitterrand pour le parti socialiste, Georges Marchais pour le parti communiste et Robert Fabre pour le parti radical, décidèrent de constituer l’Union de la Gauche et, à l’instar de l’Unidad Popular chilienne, rédigèrent un programme commun de gouvernement assorti des cent premières mesures en faveur du peuple, comme cela avait été le cas au Chili. Ils frôlèrent la victoire une première fois contre le candidat de la droite, Giscard d’Estaing, en 1974 avant de le battre, grâce à la ténacité des forces de gauche et de François Mitterrand, en 1981. Mais, entretemps, l’expérience chilienne avait été écrasée par ordre de Richard Nixon et d’Henry Kissinger. Lors du coup d’État sanguinaire mené par le général Pinochet, marionnette de la CIA, le président Allende trouva la mort luttant héroïquement dans le palais de La Moneda contre les assauts des chars et les bombardements de l’aviation.
Hegel, puis Marx, puis Lénine, comparaient le développement de l’Histoire à une spirale. L’arrivée de Gabriel Boric à La Moneda, après son investiture au Congrès comme nouveau Président de la République, fut particulièrement émouvante lorsque le très jeune mandataire, laissant de côté le protocole, se dirigea vers la statue de Salvador Allende, érigée à l’extérieur du palais, afin de saluer sa mémoire et de lui rendre hommage au milieu des acclamations des dizaines de milliers de spectateurs. S’adressant ensuite à la foule depuis l’un des balcons de l’édifice détruit jadis par les bombes, citant les dernières phrases prononcées par Allende avant de mourir : «Allez de l'avant sachant que bientôt s'ouvriront de grandes avenues où passera l'homme libre pour construire une société meilleure », il finira son premier discours en ajoutant : « … de grandes avenues par où passera l’homme libre, l’homme et la femme libres, pour construire une société meilleure. ».
Aujourd’hui en France se prépare aussi une élection présidentielle où l’extrême droite pétainiste et pseudo-féministe a une possibilité non-négligeable de s’emparer du pouvoir, détenu par une sorte de droite molle, piteusement napoléonienne, au service des nantis. L’Union de la Gauche d’il y a 50 ans n’existe plus. Le parti socialiste et le parti communiste sont devenus des pathétiques groupuscules sans commune mesure avec leur ancienne grandeur. Cependant la gauche profonde, celle des militants déçus par des dirigeants incompétents, existe toujours. Et de nouveaux mouvements, comme celui de la France Insoumise, surgissent pour tenter de récupérer la direction du pays et de fonder une nouvelle République, une nouvelle Constitution au service du peuple français. Jean-Luc Mélenchon, appuyé par Ségolène Royale, qui aurait pu devenir la première femme Présidente si elle n’avait pas été trahie par ses propres coreligionnaires en 2007 (les « machos » français, très sournois et méprisants, sont encore plus redoutables que les « machos » latino-américains) a pris la tête d’un courant populaire qui pourrait changer durablement l’avenir de la France. Il s’est adressé il y a quelques semaines (dans un espagnol parfait, que Pablo Neruda, le poète de « Vingt poèmes d’amour et d’une chanson désespérée » aurait sans doute applaudi), à Gabriel Boric pour lui souhaiter la victoire dans une élection que les sondages pronostiquaient « impossible». Souhaitons que son geste, généreux et lumineux, soit prémonitoire de sa propre réussite comme candidat à la Présidence de la République. Sa victoire sera non seulement celle du peuple français, mais aussi celle des peuples d’une Europe menacée encore une fois par la guerre, et celle de tous les démocrates du monde, hommes et femmes libres qui veulent préserver leur liberté. Aragon et sa compagne, Elsa Triolet, verraient leurs vœux d’amour et de poésie exhaussés dans un monde à l’avenir radieux, comme le chantait l’inoubliable troubadour, Jean Ferrat :
Le poète a toujours raison, qui voit plus haut que l'horizon
Et le futur est son royaume
Face à notre génération, je déclare avec Aragon
La femme est l'avenir de l'homme.