Il y a quelque chose de glaçant à observer le silence s’installer là où jadis résonnaient les mots, les idées, les images, les gestes. Théâtre, cinéma, expositions, concerts, livres, débats : autant de lieux où l’on pensait, où l’on se frottait à l’altérité, où l’on apprenait à douter, à nuancer, à résister. Aujourd’hui, ces lieux s’éteignent les uns après les autres, victimes d’une logique comptable froide, aveugle, déconnectée de toute réalité humaine.
La culture disparaît, non pas par désintérêt du public, contrairement à ce que certains aiment à prétendre pour mieux justifier leur abandon, mais parce qu’on l’asphyxie volontairement. Année après année, les coupes budgétaires s’abattent comme une lame sur ce qui, pourtant, devrait être sacré dans toute démocratie digne de ce nom : l’accès à la pensée, à l’art, au sensible, au dialogue.
On rogne les moyens des compagnies de théâtre, on réduit les subventions des festivals, on sabre les budgets des bibliothèques, des musées, des écoles d’art, des lieux d’expression libre. Et tout cela, bien souvent, sans aucune vision d’ensemble, sans discernement, sans mesure, et surtout, sans souci des conséquences à long terme.
Et pourtant, il y en a, des conséquences.
Retirer les moyens à la culture, c’est priver des millions de personnes d’un espace de réflexion, d’émotion, de construction personnelle. C’est briser le lien entre les générations, c’est casser l’élan vers la découverte, c’est fermer les portes d’un imaginaire commun qui nous permet, ensemble, de comprendre le monde, et surtout, de le questionner.
Sans cela, sans ce socle d’intelligence partagée, l’esprit critique se délite. Il devient une peau morte, un mot sans corps, un décor sans fond.
L’esprit critique ne pousse pas sur un sol sec. Il a besoin d’être nourri, confronté, bouleversé. Il naît du théâtre qui dérange, du roman qui décale, du film qui bouscule, de la poésie qui déroute. Il grandit à travers les arts qui ne flattent pas, mais qui interrogent. Il se forge au contact de ce qui trouble, de ce qui ne conforte pas dans ses certitudes, de ce qui oblige à penser autrement.
Si l’on ne donne plus les moyens à cette culture-là d’exister, si l’on transforme les artistes en gestionnaires de pénurie, si l’on contraint les institutions culturelles à survivre plutôt qu’à créer, alors il ne faut pas s’étonner de voir la pensée s’appauvrir. Moins de culture, c’est moins de lucidité. Moins de culture, c’est plus de dogmes.
Et ce n’est pas anodin. Car un esprit critique affaibli, c’est une société vulnérable. Vulnérable aux discours simplistes, aux manipulations, aux populismes. À la propagande, à la désinformation, au repli identitaire, à l’indifférence généralisée. Lorsque l’on cesse d’entendre des voix différentes, on finit par croire qu’il n’en existe qu’une. Lorsque le débat disparaît, la pensée devient uniforme. Et c’est ainsi, insidieusement, que l’on fabrique les temps obscurs.
On ne peut pas, impunément, tailler dans les budgets de la culture comme on rogne un poste de dépense secondaire.
La culture n’est pas un luxe, ni un supplément d’âme. Elle est un droit, une nécessité, une urgence politique. C’est par elle que naît la conscience critique, que se transmettent les valeurs, que se forge la capacité à dire non. S’en priver, c’est hypothéquer l’avenir. C’est faire le choix du silence, du repli, de la passivité. C’est préparer un monde où la parole publique est monopolisée, où les esprits se referment, où la pensée devient un danger.
Alors oui, après la disparition de la culture, vient la mort de l’esprit critique. Et ce deuil-là, nous ne pouvons pas nous l’autoriser. Nous ne devons pas l’accepter. Car une société qui ne pense plus est une société qui ne vit plus. C’est une société qui se contente de suivre, de répéter, de subir. Il est temps de réagir. Il est temps d’alerter, de défendre, de reconstruire.
Il est temps d’investir, massivement, lucidement, résolument, dans ce qui fait de nous des êtres libres : la culture.