L’affaire Depardieu, les affaires Depardieu, qu’elles aient trait aux propos inacceptables de l’homme, aux faits dont il est accusé ou aux manifestations de soutien et de dénonciation dont il fait l’objet, ont animé les discussions de nombre de dîners durant les fêtes de fin d'année. La diffusion du numéro de Complément d'enquête “Gérard Depardieu : la chute de l’ogre” le 7 décembre aura eu l’effet d’une nappe que l’on tire sèchement et qui emmène tout le couvert avec elle. Le documentaire exploite les images d’un autre documentaire, qui n’a finalement jamais été diffusé, tourné en 2018 et dans lequel on suit Gérard Depardieu et Yann Moix, tous deux invités par la Corée du Nord à célébrer les 70 ans du régime. La captation en vidéo donne à voir Gérard Depardieu harcelant sexuellement et copieusement les nombreuses femmes qu’il rencontre au cours du voyage, de la badaude à la dentiste qui lui fait un soin. Il s’en prend tout particulièrement à l’interprète qui les accompagne. Le paroxysme de la révulsion est atteint lorsque Depardieu imagine que la fillette qu’il est en train d’observer faire du cheval éprouve du plaisir sexuel à se frotter contre sa selle.
Dans le tourbillon de tribunes et contre-tribunes publiées à la suite de la diffusion de cette enquête, et dans le sillage des plaintes pour viol et agressions sexuelles à l’encontre de l’acteur, il est un protagoniste qui a peu suscité l’attention : l’auteur Yann Moix.
Dans le documentaire, Moix est vu aux côtés de Depardieu durant leur voyage, dans l’avion, à l'hôtel, poussant son fauteuil au cours des excursions et posant sur les photos de groupe. Il est présent, et même destinataire des éructations de Depardieu : “Sa chatte !”, “Sa petite chatte !” Souriant quand Depardieu suggère à l’interprète de prendre une douche en pensant à lui. Concentré quand il filme Gérard conseillant à cette même interprète de monter à cheval, après avoir affirmé que les femmes jouissent énormément dans cette activité. Taquin lorsque Depardieu dit à l'interprète, qui vient de signifier qu’elle est mise mal à l'aise par l’attention que l’acteur lui porte, qu’il va la débusquer comme une proie qui se cache. “Tu es mal tombée avec Gérard !” concède alors l’écrivain. Silencieux, lorsque Depardieu annonce qu’il va tenter de toucher les fesses de l’une des hôtesses qui posent avec eux pour un portrait de groupe, c’est-à-dire menace de l’agresser sexuellement. Moix est présent et imperturbable. Paisible et content.
L’attitude de Moix et la relative quiétude médiatique dont il bénéficie depuis la diffusion du numéro de complément d'enquête m'alarment et me mettent en colère. A trois niveaux.
L’effacement de Moix devant le comportement hors de contrôle de Depardieu, les sourires complaisants qu’il lui adresse, son indifférence bonhomme ne sont pas neutres. A l'interprète victime des propos dégradants, intimidants et menaçants, ils signifient Je ne te viendrai pas en aide. Si la situation dérape encore davantage, si Depardieu s’en prend physiquement à toi, je détournerai le regard, je ne lèverai pas le petit doigt pour faire cesser l’agression. Si tu te plains, si tu parles, je minimiserai. Pire, je te calomnierai.
Aux collègues de l’interprète, à l’équipe d’accueil facilitatrice du voyage et mandatée par un régime autoritaire, la passivité de Moix signifie C’est ça qu’on est venu chercher. C’est cette soumission que l’on veut. C’est ça que le pouvoir peut acheter. Portez-lui secours, tentez de vous interposer et on vous écrasera de nos privilèges.
A tous les spectateurs et toutes les spectatrices de ce reportage, son insensibilité crasse pour l’interprète et les autres femmes humiliées, et l’absence de critique majeure de Moix justement pour ce défaut de compassion disent Il est socialement acceptable de fermer les yeux, socialement acceptable d’être lâche dans cette situation. Il ne s’agit que de grivoiseries, pas de vraie violence. Le principe d’assistance aux personnes en danger ne s’applique pas ici. Il vient nourrir le sentiment de défiance des femmes vis-à-vis de leur entourage. Il vient rappeler, une fois de plus, aux vraies victimes qu’il y a peu de chances qu’elles soient vues comme telles et protégées.
Pourquoi se focaliser sur Moix ? Pourquoi ne pas pointer la responsabilité du ou de la cameraman, du ou de la perchiste ? Parce que Moix a facilité par son approbation souriante les violences sexuelles verbales montrées à l’écran. Parce qu’il les a ensuite couvertes dans ce qu’il a raconté du voyage dans la presse. Parce qu’il soutient qu’ “on est dans une société qui se fait croire à elle-même qu’on ne peut plus rien dire”. Parce que nous n’avons que des visages floutés à pointer dans le reste de l’équipe. Mais aussi, parce que dans cette équipe, Yann Moix apparaît comme celui ayant le moins à perdre à poser une limite à Gérard Depardieu.
Dans une interview publiée en 1978, Gérard Depardieu expliquait que dans les cas de viols auxquels il affirmait alors avoir participé, “la violence est commise par les victimes, celles qui permettent que cela arrive”. C’est faux. La violence est systématiquement le fait de l’agresseur ou de l’agresseuse. Mais il est temps de reconnaître que sa transgression est facilitée par le silence et l’indifférence. Que chacun·e prenne ses responsabilités dans cet engrenage de la violence : auteur·rice comme témoin.