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Gaëtan Le Feuvre

Reponsable du pôle réseaux sociaux à Mediapart

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Billet de blog 25 mai 2025

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Pour un débat public technocritique

On oublie vite que le numérique est un sujet politique, dont on devrait se saisir. Petite recension d’idées après avoir assisté à un colloque de l’institut La Boétie, en mars dernier.

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Je me propose une petite recension d’idées et de notes éparses que je m’étais laissées de côté et que je serais triste de balancer à la corbeille. Sur les questions numériques, difficile d’y voir clair ces temps-ci, comme si on manquait de mots pour décrire le réel et déterminer un tant soi peu où l’on se trouve.

On a vu ces jours-ci, dans la foulée du tremblement de terre trumpiste de janvier, pas mal d’émissions et articles (plutôt outre-atlantique et en France, chez les médias indépendants) s'emparer plus que d’habitude du sujet de la relation entre « Big Tech » et démocraties. Maintenant que le fascisme s’immisce même dans ce secteur-là (coucou le bras tendu d'Elon Musk), alors qu’il était le lieu d’expression d’immenses fantasmes et de promesses il y a deux ou trois décennies… On sent que le moment est à changer de regard.

Il y a plusieurs semaines, je me suis rendu à un colloque très intéressant de l’institut la Boétie, le laboratoire à idées de LFI, sur le thème : « L’intelligence artificielle, un nouveau champ de batailles ? » (c’était le 29 mars 2025, on peut en retrouver les vidéos ici, tiens tiens, sur YouTube). On peut déjà trouver fou que sur les questions numériques, le politique soit si peu présent. LFI est à ma connaissance, le seul parti à au moins organiser une réflexion publique sur ces sujets. On connaît en général l’état de décrépitude des partis dans leur capacité à animer le débat politique. Là au moins, il y a quelque chose.

Pour une pensée critique « ni technophile, ni technophobe »

Rien n’est dû au hasard, en particulier l’émergence (ou le débordement) de « l’IA » que l’on connaît actuellement. À cet égard, Zako Sapey-Triomphe, de l’association X-Alternative, a fait d’importants rappels historiques : il explique que le connectivisme, courant de pensée proche de l’organicisme (où la société et les machines sont compris comme une réalité biologique ou organique), émergeait déjà dans les années 50.

Dans cet univers mental, le neurone est assimilé à un point de connexion, telle une particule élémentaire qui finira par donner corps à cette « croyance » selon laquelle on pourrait numériser l’intégralité du monde sensible, « y compris inconscient ». C’est ensuite l’intérêt commercial, associé au développement de gigantesques bases de données, qui va générer les conditions économiques et financières qui permettront, en quelque sorte, la mainstreamisation de ce paradigme scientifique.

Comme la plupart de tous ceux qui suivront, ce premier intervenant plaide pour une pensée critique de la technologie, « ni technophile, ni technophobe ». Et moi j’aime bien cette idée. S’approprier le débat, s’autoriser une opinion et agir en conséquence. Chose qui parait si absente quand on parle de technologies numériques.

Arnaud Le Gall, député LFI, évoquera justement notre dépendance à un « duopole Chine-USA » et notre difficulté à imaginer une autre voie : « En France, en termes d’IA, Macron imite le modèle américain, c’est un modèle accélérationniste qui vise à lever toutes les régulations ». Cécilia Rikap, économiste, nous invite quant à elle à revendiquer notre souveraineté numérique et à construire une alternative pilotée par le public, « internationale et écologique ».

Alors, a suivi une table ronde dédiée aux réseaux sociaux. Peut être parce que c’est mon boulot, j’ai écouté avec beaucoup d’attention et fus plutôt surpris par le retard des réflexions au regard des enjeux soulevés ces derniers mois à propos de la dépendance européenne aux gafams. Mais là encore, le débat a le mérite d’être posé.

« L’espace médiatique » restructuré par les réseaux sociaux

D’abord, Anne Alombert, philosophe, a fait quelques précieux rappels : « l’espace médiatique » a connu de nombreuses restructurations au XXIe  siècle. L'explosion de la radio et la télévision d’abord, au début des années 60, en tant qu'alternative à la presse écrite. Puis internet, dans les années 90, avec les sites, les blogs… Et enfin les réseaux sociaux, disons autour de 2010. Période suivie par l'arrivée, en 2018-2020, des intelligences artificielles génératives – dont on ne voit probablement pour l'instant que d’inquiétantes prémices. 

Ce qui me marque ici, c'est qu'on ne parle donc pas seulement d’internet ou de réseaux sociaux mais bien « d’espace médiatique ». « C’est toute l’économie de l’information qui a été restructurée par les réseaux sociaux », rappellera l’animateur Thomas Giry. Alors que ces réseaux constituaient une « alternative salutaire » aux grands médias, en favorisant « l’expression de groupes jusqu’alors privés de parole » (me vient à l’esprit les révolutions arabes, MeToo, Black Lives Matter…), on sent comme une fin d'utopie ou un retour de bâton. On voit bien aujourd’hui le pouvoir d’influence énorme que se sont achetés une poignée de milliardaires, prenant la forme d’une nouvelle « oligarchie américaine » (pour citer Joe Biden, ce gauchiste). 

Ce « backlash » me fait penser à tous ceux qui ont suivi, de la radio à aujourd’hui, ces moments de « rupture positive ». Anne Alombert nous le rappelle, l’arrivée d’internet est allé de pair avec une immense « démocratisation de l’espace public », avec cette incroyable nouveauté : on sort du modèle « unidirectionnel » avec ses transistors et postes TV installés dans les salons, le public est désormais aussi producteur d’information. Mais par la suite, avec le développement des réseaux « commerciaux » (modèle d’affaire publicitaire, captation des données, économie de l’attention), le public rencontre quelque chose de nouveau : l’algorithme de recommandation.

C'est désormais lui, l'algorithme, qui déterminera ce qui est visible ou non. Il est si présent aujourd’hui qu'il se ferait presque oublier, pourtant il inonde nos vies et fabrique les opinions.

Illustration 1
© Jakub Żerdzicki

Et c’est là que ça commence à pêcher. La plateforme, en tant qu'entreprise privée, a un intérêt économique à assouvir – quoi de plus normal – et l’algorithme a pour fonction même de servir cet intérêt économique. Pire, son propriétaire peut l'utiliser pour servir ses intérêts politiques ou personnels. Ici on pense évidemment à l’exemple archétypal du réseau X qui sert tous les jours les tweets de son patron, Elon Musk, et les publicités de ses entreprises, de Starlink à Tesla… L’idéal est renversé : l’espace public n’est plus, dans ce cas, démocratique.

Cerise sur le gâteau : le développement des IA génératives ces dernières années qui nous promettent d’épaissir encore un peu plus le brouillard de notre appréhension du réel.

L’algorithme, c’est de l’éditorial

Alors, quelles solutions ? Il y aura pas mal d’unanimité dans ce colloque autour de la notion de pluralisme, et notamment du pluralisme algorithmique. Anne Alombert rappelle que, de la même façon que les lois de la IIIe République ont visé à garantir la pluralité des points de vues et des médias, il serait pertinent de repenser ces notions à l’aune des algorithmes de recommandation.

Jean Cattan, secrétaire général du Conseil national du numérique, fait lui aussi deux rappels importants : d’abord le fait que nous avons importé en Europe le régime juridique de l’hébergeur (par opposition au régime de l’éditeur). Ce régime juridique, à mille lieux des lois de 1881, a permis de déresponsabiliser les plateformes vis à vis des contenus qu’elles hébergent, et finalement de leur confier un pouvoir considérable… La recherche de gardes-fous en Europe, avec le DSA notamment, n’est en fait que très récent.

Deuxième rappel : la libéralisation du secteur des télécoms en Europe dans les années 90-2000, sur fond de développement du réseau internet, s’est accompagné du « dégroupage ». Notion aujourd’hui oubliée mais, rappelons-nous : le dégroupage consistait à fournir l’accès aux infrastructures techniques des entreprises nationales comme France Télécom, à ses concurrents. Alors certes, l'analogie est un peu étrange, puisqu'il s'agissait pour les télécoms de la fragmentation d'un service public, mais Jean Cattan suggère qu’on puisse de la même façon « dégrouper » l’architecture et les fonctionnalités des plateformes.

Enfin, et c’est sans doute l’essentiel, Jean Cattan évoquera la dimension éditoriale des algorithmes. Parce que oui, il y a bien un choix éditorial chez YouTube – dont il se sert d'exemple. Justine Ryst, la patronne de YouTube France, présente elle-même sa plateforme comme la deuxième chaîne de télévision en France. J'apprends que YouTube aujourd'hui, c’est 1000 milliards d’heures de vues par jour (!), dont 700 milliards choisis, décidés par l’algorithme.

Il y a sans doute un enjeu immense à rappeler ces plateformes à leurs obligations en tant qu’éditeur (du latin editum : « faire sortir »), et non plus en tant que simple hébergeur. Je me souviens de ce vieux débat, qui m'a toujours semblé très circonscrit aux difficultés liées à la modération. Cette fois le cadre de « l'espace médiatique » est bien plus large.

Et si on choisissait démocratiquement nos algorithmes ?

D’autres sujets passionnants seront abordés ensuite, notamment avec Mary-Lou Le Roy, juriste, qui revient sur les obligations des plateformes en Europe, la possibilité de leur interdiction sur le territoire européen, le Règlement sur les services numériques (RSN, DSA en anglais), la question colossale de la modération, la nécessité de compétences juridiques en la matière, l’urgence de la protection des modérateurs (qui travaillent pourtant souvent loin du territoire européen) et des lanceurs d’alerte.

Jean-Lou Fourquet, auteur de « la dictature des algorithmes » apportera un regard plus idéaliste, tourné vers les enjeux démocratiques. Et si on pouvait choisir démocratiquement nos algorithmes ? Il reprend l’exemple du vote, dont les citoyens connaissent en principe les règles du jeu, d’un scrutin à l’autre : « Quand vous votez en démocratie, vous savez comment votre bulletin de vote va être compté. » Mais sait-on comment est compté un clic ? Évidemment, non. 

Finalement, Anne Alombert aura cette phrase-clé : « La question n’est pas de savoir qui est pour ou contre la liberté d’expression mais plutôt qui a le contrôle de la recommandation ». En d’autres termes, la question est toujours celle de la responsabilité éditoriale : au fond, qui fait l’éditorial ? Et surtout, « qu'est-ce que cela nous fait ? » : quelles conséquences cet éditorial a-t-il sur le champ social, sur le psychisme, sur l’humain. Et j’ai envie d’ajouter : sur le citoyen et sur nos choix démocratiques.