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Billet de blog 26 novembre 2025

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L'insurrection et le « despotisme représentatif », par Éric Desmons

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Il convient toujours de prendre au sérieux les saillies compulsives des communicants qui font profession de politique : que tel dirigeant acquittant sa dette électorale envers « la France d’en bas », dès la première menace d’une grève générale brandie par des manifestants, rappelle qu’il n’appartient pas « à la rue de gouverner », mérite au moins une explication d’ordre sémantique. « La France d’en bas » n’est pas le peuple de la rue, et l’électeur de la France de mai n’est pas nécessairement le manifestant qui gesticule en juin : l’un – qui par désespoir cède parfois à des sirènes peu fréquentables – revient néanmoins à la raison de la démocratie représentative ; l’autre – qui joue dit-on le troisième tour social – la comprend comme une exclusion et en exprime bruyamment le refus. C’est ainsi qu’à front renversé un Premier ministre de la Ve République rejoint – involontairement certes, car l’Hôtel Matignon n’est pas le Comité de salut public – un fameux révolutionnaire, dans la même analyse persistante d’un peuple schizophrène qu’il conviendrait de purifier idéologiquement [1]. Le 26 mai 1794 l’Incorruptible s’exprimait déjà en de tels termes : « Il y a deux peuples en France : l’un est la masse des citoyens, pure, simple, altérée de la justice et amie de la liberté (...) ; l’autre est ce ramas d’ambitieux et d’intrigants ; c’est ce peuple babillard, charlatan, artificieux (...), ce peuple de fripons, d’étrangers, de contre-révolutionnaires hypocrites, qui se place entre le peuple français et ses représentants pour tromper l’un et calomnier les autres. » [2]. À chacun ses fripons, bien entendu ; pourtant, c’est à partir de ce genre de considération que l’on peut appréhender la résistance à l’autorité en démocratie, là où le peuple – mais le Peuple en corps, pour parler comme Bodin – est réputé souverain. La résistance joue en effet comme le révélateur de la fracture, instituée par le système représentatif, entre le peuple politique et le peuple sociologique, et vécue comme une aliénation. Il faut alors admettre que la résistance est la contrepartie de la démocratie représentative : pas de démocratie – on le sait depuis Platon – sans une concession aux tumultes et aux affects des masses. Car ceux qui s’insurgent en assimilant l’élection à la trahison revendiquent inconsciemment ou non la qualité de « peuple réel », dépossédé de ses droits par les gouvernants : les exclus, les défavorisés, les misérables, voilà le peuple qui réclame son dû sur le forum [3]... Mais au-delà d’une simple contestation pour la défense d’intérêts catégoriels, l’insurrection – même sous ses formes les plus édulcorées – serait le moyen que se donne ce peuple prétendument exclu par le système représentatif d’être enfin immédiat à lui-même, ou, pour le dire autrement, d’exister comme volonté politique non médiatisée, pour peu qu’il sache se mettre en scène.

La modernité politique a fait du peuple – l’universalité des citoyens – le dépositaire incontesté de la souveraineté ; l’objet certes, mais surtout le sujet du pouvoir. Or, l’affirmation de cette souveraineté du peuple est toujours étroitement articulée à une théorie de la représentation, qui prend essentiellement deux voies [4] : chez Hobbes, le représentant, c’est-à-dire le gouvernement quelle que soit sa forme, unifie la multitude des individus en peuple et lui donne une volonté au terme d’une théorie de l’autorisation. Le peuple n’est ainsi pas distinct de la personne ou de l’organe qui le fait venir politiquement à l’existence : c’est un artifice juridique. Le souverain est en définitive le représentant, celui qui constitue l’être même du corps politique [5]. Chez Rousseau, qui entend affirmer le caractère inaliénable de la souveraineté du peuple dans un sens démocratique [6], chaque citoyen est détenteur d’une part de la souveraineté dont il ne saurait – liberté oblige – se départir. Les députés du peuple, imposés par l’impossibilité de la démocratie directe, ou encore la puissance exécutive – « qui n’est que la force appliquée à la loi » [7] –, n’en sont que les commissaires, les agents toujours révocables, selon une logique de la délégation sanctionnée par le mandat impératif. Ils ne sont jamais des représentants, au sens de Hobbes. Pour Rousseau, le peuple ne peut pas être représenté dans la puissance législative, car la volonté générale ne se représente point ; elle est une ou elle est autre. S’il existe une nécessité de la représentation, elle concerne seulement les formes d’agir du peuple souverain ; elle ne le constitue jamais dans son être.

Pour autant, dans tous les cas fonctionne un système représentatif pouvant être dénoncé comme étant une aliénation ou une trahison : en effet, soit on considère que le peuple n’est pas dans le Peuple tel qu’il est représenté par le souverain (Hobbes), soit on considère, avec Rousseau, que le mandataire ne remplit pas convenablement son office, ou que l’exécutif risque à tout moment d’être dévoyé et « de dévorer la souveraineté » (Robespierre). On retrouve au passage la vieille distinction médiévale entre tyrannie sans titre (ou d’usurpation) et tyrannie d’exercice, mais surtout la conviction, partagée de Rousseau à Montesquieu, que toute forme de représentation du peuple présente un risque pour la liberté, parce que le pouvoir corrompt. Glosant sur Rousseau, Robespierre – mais on pourrait citer Saint-Just ou Marat – est intarissable sur ce sujet : « Jamais les maux de la société ne viennent du peuple, mais du gouvernement » [8], « toute institution qui ne suppose pas le peuple bon et le magistrat corruptible est vicieuse » [9], « partout où le peuple n’exerce pas son autorité, et ne manifeste pas la volonté par lui-même, mais par des représentants, si le corps représentatif n’est pas pur et presque identifié avec le peuple, la liberté est anéantie » [10]. Mais en toute hypothèse le corps représentatif n’atteint jamais cette « pureté », puisque l’exercice du pouvoir engendre invariablement le dévoiement. C’est ce qu’il faut retenir de la surenchère anarchiste, puisque, à en croire Bakounine, même « un Parlement composé d’ouvriers » (possédant, peut-on imaginer, cette « pureté morale » qu’évoque Robespierre) deviendrait après-demain un repère « d’aristocrates déterminés » [11]. Guy Debord – si l’on souhaite actualiser la question – parlerait ici d’un « péril hiérarchique » [12] : là où il y a de la représentation, il y a de la corruption. On comprend que l’identification des gouvernants et des gouvernés – qui est le credo démocratique –, pour autant qu’elle soit possible, est ainsi définitivement discréditée. La sentence tombe alors d’elle-même : il faut se passer de toute médiation, de toute représentation, toujours aliénante. Ni Hobbes ni Rousseau : la représentation, voilà l’oppression. « Tout le mensonge du système représentatif, écrit Bakounine, repose sur cette fiction, qu’un pouvoir et une chambre législative sortis de l’élection populaire doivent absolument ou même peuvent représenter la volonté réelle du peuple. » [13] Le peuple, pour se constituer en sujet politique, doit être immédiat à lui-même. Il ne peut véritablement exister qu’en dehors de tout système représentatif. Or, l’insurrection, l’action directe semblent lui en offrir les moyens : tournées contre la « représentation-aliénation », elles assurent dans le même mouvement l’incarnation du peuple dans la figure des insurgés.

Dans cette perspective, c’est le système représentatif qui donne son sens à l’insurrection. On peut même considérer que la nature de la résistance à l’autorité revendiquée par ceux qui s’en prévalent – un « droit » ou l’expression d’une force révolutionnaire – est déterminée par l’idée que l’on se fait de la représentation (représentation ou mandat) qui est, ou qui devrait être, à l’œuvre. Le rôle que l’on assigne à la résistance à l’autorité révèle alors la conception que l’on a de la politique, et plus sûrement, du statut du peuple, donc de la démocratie [14]. Bien sûr, depuis la Convention et son potentiel inquiétant, la représentation-mandat a été définitivement disqualifiée, et la reconnaissance constitutionnelle d’un mandat impératif systématiquement écartée. Par là, Hobbes a déclassé Rousseau, et aucune constitution moderne n’a qualifié les gouvernants de mandataires du peuple souverain. Et pourtant ; même l’affirmation de la souveraineté nationale, voire de la souveraineté de la raison chez les Doctrinaires, ne fera pas disparaître la conception rousseauiste de la représentation politique, qui ne cessera d’alimenter, au XIXe siècle, un discours révolutionnaire qui reste aujourd’hui, même symboliquement, ancré dans l’héritage de la gauche. Ainsi, dans un régime représentatif, il est toujours loisible de considérer les représentants comme ce qu’ils sont constitutionnellement, mais aussi comme ce qu’ils ne sont pas juridiquement, c’est-à-dire des mandataires du peuple souverain [15]. L’appel à l’insurrection n’aura pas alors la même portée : si l’on estime que les représentants incarnent le peuple, dans la logique de Hobbes, alors l’insurrection démocratique aura pour vocation l’appropriation par le « peuple réel » de la souveraineté détenue par les représentants (c’est le sens de la révolution). Si l’on considère les mêmes représentants comme devant être les mandataires d’un peuple dont la souveraineté est acquise, alors l’insurrection, à défaut de la démocratie directe, deviendra simplement le moyen de contrôler l’usage qu’ils font de cette souveraineté [16]. Dans cette dernière hypothèse, on peut considérer la résistance comme un « droit », au sens où, par analogie avec le droit civil, le mandataire doit rendre des comptes au mandant. C’est pourquoi, en 1793, les Montagnards peuvent faire de l’insurrection « le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs » [17]. Une telle lecture (pseudo-)juridique de la résistance est en revanche impossible si l’on considère la représentation comme le processus de personnification du peuple par le souverain. Hobbes a en effet montré l’impasse logique d’un prétendu droit de résistance : en s’en prenant au souverain, la multitude séditieuse détruit le peuple, puisqu’elle destitue celui qui le fait exister comme sujet politique. Le droit positif ne s’y trompe pas en qualifiant tout acte de résistance de rébellion (re-bellare) [18] : celui qui résiste à l’autorité reconduit à l’état de guerre de tous contre tous, à l’état de nature, au pur jeu de force. Il est au sens plein un révolutionnaire qui en appelle au chaos. Il n’existe donc pas ici de « droit » de résistance, si ce n’est un droit de nature, i.e. une liberté de résister, dont Hobbes explique justement qu’elle n’est pas du droit [19]...

Le XIXe siècle français offre l’exemple de ces deux perspectives, où s’articulent, pour se donner du sens, une théorie de la représentation et une doctrine de la résistance.

Blanqui, d’abord, pour qui l’insurrection se justifie au terme d’une analyse de la représentation comme aliénation de la souveraineté : ceux qui entendent parler, au sein des institutions, au nom du peuple ne sont pas le Peuple véritable, qui est maintenu en marge des affaires de la cité. Sous l’empire de la Charte, le peuple sociologique n’a en effet pas d’existence politique. Blanqui identifie ce peuple au prolétariat (les pauvres), pour conclure qu’il n’exerce aucunement la souveraineté, mais qu’il la subit physiquement : « Les lois sont faites par cent mille électeurs, appliquées par cent mille jurés, exécutées par cent mille gardes nationaux urbains, car on a soigneusement désorganisé les gardes nationales des campagnes qui ressemblent trop au peuple (...). Le prolétaire est resté en dehors. Les chambres, élues par les accapareurs de pouvoir, poursuivent imperturbablement leur fabrication de lois fiscales, pénales, administratives, dirigées dans le même but de spoliation. Maintenant que le peuple aille, en criant la faim, demander aux privilégiés d’abdiquer leurs privilèges, aux monopoleurs de renoncer à leur monopole, à tous d’abjurer leur oisiveté, ils lui riront au nez. » [20] La politique moderne est donc pour Blanqui foncièrement antidémocratique, puisque le peuple ne peut exister au mieux que sous forme d’une fiction juridique qui consacre la mise à l’écart du « peuple réel ». Blanqui reprend cette analyse lorsqu’il évoque la Charte de 1814, décrite comme un système ordonné aux intérêts de la noblesse et de la bourgeoisie, se retournant contre la vie même des prolétaires : « Cette Charte constituait les hautes classes en aristocratie et donnait aux bourgeois la Chambre des députés, dite Chambre démocratique (...). Le peuple fut mis de côté. » [21] Alors que celui « qui fait la soupe doit la manger », Blanqui fustige « la marmite représentative », cette « pompe aspirante » qui remplit « les coffres de quelques oisifs » et qui « broie un à un 25 millions de paysans et 5 millions d’ouvriers pour extraire le plus pur de leur sang et le transfuser dans les veines des privilégiés » [22]. L’exclusion est totale : les prolétaires sont bâillonnés dans un parlementarisme qui se veut, par définition, de discussion. Rien ne leur permet de faire entendre leur voix : « Le peuple n’écrit pas dans les journaux ; il n’envoie pas de pétition aux chambres : ce serait temps perdu ». Même la formation de l’opinion publique ignore leurs voix : « Pas une n’appartient au peuple ; il est muet ; il végète éloigné de ces hautes régions où se règlent ses destinées. » [23] Dans ces conditions, l’insurrection est bien « un éclair de souveraineté », une manière pour le peuple d’affirmer son existence politique : la barricade devient alors le lieu où le peuple peut se représenter à soi et s’incarner comme sujet politique [24].

L’insurrection ne possède pas la même portée si l’on considère – même improprement – les représentants comme des mandataires du peuple, à qui ils doivent rendre des comptes. Cette hypothèse est illustrée par Ledru-Rollin, au moment de l’affaire de Rome. Contre la volonté de la constituante élue au suffrage universel qui avait affirmé avec Lamartine, dès mars 1848, son intention de se porter au secours des républicains étrangers, l’assemblée législative et le prince-président élus quelques mois plus tard vont prêter militairement main-forte au pape en écrasant l’éphémère république romaine de Mazzini. Ledru-Rollin va dénoncer dans la politique italienne du gouvernement français non seulement une trahison des idéaux républicains, mais aussi une violation manifeste de la Constitution de 1848, dont l’article V du préambule précise que « la France n’emploie jamais ses forces contre la liberté d’aucun peuple » [25]. Or, après avoir tenté en vain de faire voter, par les voies constitutionnelles, la mise en accusation des ministres et de Louis Napoléon, Ledru-Rollin appelera à l’insurrection pour forcer au respect de la Constitution : « Oui j’ai dit ceci : tous les moyens pacifiques pour maintenir la Constitution ; mais si la Constitution était violée, me servant de l’article 7 de cette même Constitution qui dit qu’il faut la défendre, même au péril de sa vie, j’ai dit dans ce cas que ce serait les armes à la main que chacun de nous devrait la défendre. » [26] L’article 7 est ici considéré comme une clause de sauvegarde de la forme républicaine du gouvernement, confiée aux citoyens [27]. Le droit de résistance dont Ledru-Rollin fait l’éloge ne saurait être légitime qu’à condition de s’inscrire dans un cadre constitutionnel. C’est pourquoi il rappelle notamment les dispositions de l’article 8 de la Constitution qui donne aux citoyens « le droit de s’assembler paisiblement et sans armes » [28]... Il qualifie sa démarche de « résistance dans la Constitution » : non pas qu’il s’agisse de définir légalement les cas d’oppression, mais le principe même de la résistance doit être consacré par la Constitution. Quant à sa finalité, elle est d’en assurer le respect, de rappeler à l’ordre « les représentants constitutionnels » [29], de leur signifier leurs obligations juridiques. Si ce n’est la tentation qu’eut un moment Ledru-Rollin d’en appeler aux armes, sa doctrine de la résistance ressemble à s’y méprendre à la désobéissance civile chez Thoreau, Rawls ou Habermas. L’insurrection est bien considérée comme un moyen donné au peuple d’obliger les représentants au respect de la Constitution. Elle permet au peuple – en dépit de la prohibition de tout mandat impératif – de contrôler ses représentants et de prévenir leur tentation d’usurper la souveraineté, voire de « supprimer la République et le suffrage universel » [30]. C’est un moyen d’obliger les pouvoirs constitués à respecter la volonté constituante. Ledru-Rollin estime en effet que la constitution est « l’expression vivante et sacrée de la volonté collective, c’est-à-dire (...) une véritable déclaration de la souveraineté ». Mais « Cette constitution, ajoute-t-il, l’Assemblée législative ne l’a pas faite ; elle n’a reçu ni mandat pour l’interpréter contre son texte formel, ni pour la modifier selon ses caprices » [31]. En ce sens, la Constitution, pour parler le jargon normativiste, pourrait être qualifiée de loi fondamentale, parce que le pouvoir délégué, pour reprendre une formule de Sieyès, « ne peut rien changer aux conditions de sa délégation » [32]. Elle s’impose par conséquent à la volonté des représentants du peuple [33] : la volonté de la majorité parlementaire – la loi ordinaire – ne peut exprimer la souveraineté du peuple que dans le respect de la constitution. Tout lecteur de manuels de droit constitutionnel contemporains remarquera que les conditions théoriques sont réunies pour que soit introduit un mécanisme de contrôle de constitutionnalité des lois, qui actualiserait la volonté constituante (et qui rendrait illégitime toute résistance à l’autorité) [34]. Mais on imagine bien que pour Ledru-Rollin, des juges ne seraient que des représentants d’un autre genre, de véritables clercs encore plus suspects que ne le sont des élus [35]... Seule, donc, l’insurrection permet légitimement de sanctionner les actes inconstitutionnels des pouvoirs publics. La prohiber, c’est plaider en faveur d’une démocratie représentative sans contrôle et ouvrir les portes du « despotisme des commis » [36]. L’analyse proposée par Ledru-Rollin le conduit donc naturellement à faire l’apologie de la Constitution de 1793 : si le despotisme naît de la représentation, alors la liberté ne peut naître que du « gouvernement direct du peuple » [37]. La souveraineté du peuple ne doit pas être réellement à l’œuvre qu’en matière constituante : elle doit l’être aussi en matière législative, car c’est « l’institution de la représentation elle-même qui est périlleuse » [38], puisqu’elle engendre mécaniquement l’usurpation de pouvoir [39] et cette perversion de la démocratie qu’est le populisme. Il n’y a donc de salut, afin que soit garantie la liberté, que dans « le gouvernement direct du Peuple par le Peuple » [40]. Seule la démocratie directe conserve au suffrage universel son intégrité. Mais elle est impossible. S’il faut des représentants du peuple, alors ils ne peuvent être que ses commissaires, liés par un mandat impératif. Il n’est certes pas utile que la souveraineté soit en action de façon permanente, mais il est nécessaire qu’elle soit « toujours constituée, toujours présente, n’abdiquant jamais » [41], etc. Fort d’une telle doctrine, il ne fait pas de doute pour Ledru-Rollin que c’est la représentation, et elle seule qui a été funeste à la IIe République lors de l’affaire d’Italie ; les représentants n’ont pas agi selon les vœux du peuple souverain : « Oui, un peuple qui se fait représenter cesse bien d’être libre, car la France, libre en février, en se donnant des représentants s’est, par là même, donné des maîtres. Qui pourrait soutenir en effet que lors de l’invasion de Rome, la France eût voté comme ont voté ses représentants (...) Imagine-t-on que le peuple se fût immolé de ses propres mains ? » [42]

Ce qui est commun à ces deux types de discours insurrectionnels, c’est qu’en toute hypothèse et par-delà leurs finalités immédiates (sanctionner la représentation), l’insurrection est un moyen que se donne le peuple d’affirmer sa présence politique non pas en étant représenté, mais en se représentant à soi dans le seul espace public dont il dispose : la rue, où il peut se mettre en scène sans intermédiaire [43]. L’étau du discours juridique – celui du mandat comme celui de l’incarnation – qui manifeste la « présence-absence » du peuple comme sujet et qui le met dans tous les sens du terme hors de lui, est alors desserré. L’insurrection révèle ainsi la tension permanente entre la représentation juridico-politique du peuple – un peuple générique pour parler comme Feuerbach – et sa réalité concrète, là où pour certains apparaît la grande escroquerie de la démocratie : qu’est donc cette démocratie qui met le peuple à distance du pouvoir, sinon une moderne tyrannie ? Le représentant est toujours celui qui, à l’ère de la légitimité démocratique, incarne l’abus de pouvoir le plus grave puisqu’il parle au nom de ce qu’il n’est pas. Nouvelle querelle des images, en somme : comme les saints des iconoclastes, le peuple souverain ne peut pas, ne doit pas être représenté.

Il n’y a dès lors de salut que dans le rétablissement d’un état préconstitutionnel, au sens d’une politique qui se réinventerait en dehors de la notion de représentation. C’est exactement l’analyse à laquelle se livre Kelsen – pour s’en inquiéter – à propos du parlementarisme lorsqu’il écrit qu’en donnant « à croire que la grande masse du peuple se gouverne elle-même politiquement dans le Parlement élu, elle a empêché une exagération de l’idée démocratique dans la réalité politique, exagération qui n’aurait pas été sans danger pour le progrès social parce qu’elle serait allé nécessairement de pair avec un recul antinaturel de la technique politique à un état primitif » [44]. On peut légitimement penser que cet état primitif de la technique politique qui abolit la mise à distance du peuple par les institutions est l’action directe, symbolisée par la barricade, véritable scène que s’aménage le peuple pour se donner à voir dans son expression concrète, non dans sa représentation juridique. C’est pourquoi chez les Montagnards la résistance à l’oppression n’est pas un droit de l’homme, mais « la conséquence des autres droits de l’homme » [45] : elle est un moyen pour le peuple d’être immédiat à lui-même et de placer la garantie de ses droits dans ses propres forces [46]. L’insurrection est ainsi plus que la sanction du despotisme et de la corruption des gouvernants. Elle est appelée à devenir aussi – jusqu’à l’absurde dans la révolution permanente ou le terrorisme – le mode d’existence d’un peuple qui tente de se constituer comme sujet politique en dehors de tout processus représentatif : l’insurrection participerait alors d’une volonté de « désinstitutionnalisation du politique » [47]. C’est La liberté guidant le peuple de Delacroix – ultime théâtralisation de l’action directe – contre Le serment du jeu de paume de David [48]. C’est le peuple rassemblé dans la rue – là où l’appréhende la sociologie – contre le peuple représenté sous les lambris de la « maison sans fenêtre » dont parlent les publicistes. L’insurrection, la manifestation, la grève générale, par le truchement de leurs acteurs, permettraient alors l’incarnation de ce que les mécanismes juridiques sont impuissants à rendre présent autrement que sur le mode de l’artifice : le peuple, c’est-à-dire rien de moins que ce qui est désigné comme étant le souverain au regard des génies modernes de la cité. L’insurrection, la manifestation, la grève générale constitueraient même le champ d’une forme de sociabilité alternative, faite d’un tissu de relations immanentes : « Nous assistons à un curieux spectacle, notait déjà Blanqui. Sous nos yeux se déroulent les préliminaires de la communauté... » [49] Il y aurait, dans la perspective insurrectionnelle, le devenir d’une humanité et d’une sociabilité renouvelées, l’horizon d’une politique non étatique. Là où cesse enfin l’État commencerait l’indéterminé riche de perspectives, l’espace de nouveaux agencements collectifs libérateurs, annonciateurs des multitudes chères à Toni Negri : « L’organisme social ne peut être l’ouvrage ni d’un seul, ni de quelques-uns, ni de la bonne foi, ni du dévouement, ni même du génie. Il est l’œuvre de tous, par le temps, les tâtonnements, l’expérience progressive, par un courant inconnu, spontané », écrira encore Blanqui [50]. En ce sens, l’Enfermé aurait apporté sa contribution à l’utopie moderne du chaos [51], à l’idée d’un « poing invisible », autre génie caché d’une forme inédite de sociétés naissant dans le mouvement révolutionnaire, loin du droit et souvent à l’ombre de la guerre. N’est-ce pas encore Robespierre qui considérait, en 1792, que « la nation ne déploie véritablement ses forces que dans les moments d’insurrection » ? L’insurrection peut apparaître ainsi comme étant la face cachée, bien que souvent refoulée, de la démocratie. Bien sûr, on aurait beau jeu d’avancer qu’être démocrate, dans ces conditions, suppose d’admettre en dernière analyse la légitimité de la violence révolutionnaire contre le droit. Mais une telle conclusion reviendrait à réduire la démocratie à une vision unidimensionnelle pour le moins paradoxale : celle d’un anti-juridisme, et finalement d’un nihilisme politique. Car comme le rappelle judicieusement Hannah Arendt, « la violence (...) est incapable de parole » [52]. L’insurrection peut mettre en scène le peuple, exprimer sa colère ou sa joie, mais échoue à dire sa volonté, donc à le constituer en sujet politique. En cela la violence insurrectionnelle est inhumaine, puisque l’homme, cet « animal politique », a d’abord pour caractéristique d’être « doué de discours » (Aristote), donc capable de substituer la parole aux faits, de débattre sur les valeurs [53]. S’il existe une possible domestication de la contestation, elle est alors à chercher, comme le pensait déjà Spinoza au chapitre XX du Traité théologico-politique, dans les classiques libertés publiques : la libre expression – qui, si l’on veut être conséquent, suppose le renoncement au « politiquement correct » –, le droit de grève ou de manifestation... Ou encore, si l’on préfère suivre John Rawls, dans la désobéissance civile, cet « acte public, non violent, décidé en conscience, mais politique, contraire à la loi et accompli le plus souvent pour amener à un changement dans la loi ou bien dans la politique du gouvernement » [54].

Par Eric Desmons

NB : références données en cliquant sur la DOI ci-dessous.


Date de mise en ligne : 01/12/2007

https://doi.org/10.3917/cite.017.0073

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