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Billet de blog 16 décembre 2023

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Urbanisation prolétaire et paupérisation culturelle

En temps de crise économique mais aussi en temps de reconversion et de changements des lieux et des modes productifs, la séparation du travail et de l’habitat grandit. Elle révèle toute la gravité de la question des déplacements, tant celle des transports que celle de l’isolement. Pour être plus concret, il suffit de dire leur fait social à un phénomène que dissimule les facilités de langage médiatisées : l’exclusion de la jeunesse des banlieues.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Dans le contexte des événements qui secouent les banlieues françaises, je re-publie ici cet article écrit en 2002 décryptant, il y a 20 années déjà, comme par anticipation, le soulèvement des banlieues prolétaires publié initialement dans NAQD - Revue d'Etudes et de Critique Sociale et sur Cairn. René Gallissot - Historien

*

Nous entrons dans les temps de l’urbanisation généralisée. Il ne faut pas hésiter à rappeler des faits de base, trois faits sociaux : le premier de longue, très longue durée, le second de moyenne durée, et le troisième d’évolution actuelle.

Comme le fait observer Eric Hobsbawm en ouvrant son histoire du « court XXe siècle » : L’âge des extrêmes, [1] ce siècle voit l’achèvement d’une grande mutation économique et sociale. Depuis « la révolution néolithique », la grande majorité des hommes vivaient dans le monde rural en tirant principalement leurs revenus d’une économie agro-pastorale. La majorité est devenue urbaine, et la ville partage et réunit l’espace de travail, l’espace d’habitat, et l’espace public de déplacement, de relations et de loisir. Cette banalité est une nouveauté. C’est la fin des paysanneries du monde ; la question sociale n’est plus agraire mais se situe en ville et s’exprime sur la base de la prolétarisation urbaine.

Depuis trois ou quatre siècles dans les centres et dans les pays de développement du capitalisme marchand puis industriel ou productif et d’amplification de ses services, et maintenant mondialement mais très inégalement, la seconde métamorphose de la question sociale pour reprendre la formule de Robert Castel, [2] se caractérise par l’institution du salariat. L’État national assure la conservation sociale, en devenant précisément Etat social sous des modes très divers de médiations et de politiques sociales. Par intervention directe, déléguée ou indirecte sinon passive, les politiques urbaines sont évidemment une application. Cet attachement par le salariat à l’État national social exerce peut-être une emprise encore plus tenace quand cette garantie du revenu ne concerne qu’une part limitée de la société, c’est-à-dire dans les économies en voie majeure de prolétarisation qui tiennent une grande partie de leur population en dehors de l’emploi ou sous dissimulation d’activités informelles. En définitive, le salariat ne définit-il pas le principal « lien social » ? Du moins pour la partie solidaire de l’État. Il s’effrite à l’heure de la crise et de l’emploi précarisé, mais en manifestant l’opposition internationale entre sociétés et Etats soit à majorité, soit à minorité salariée. L’échelle sociale est inversée entre le Maghreb et l’Europe ; la question sociale n’en supporte pas moins la recomposition urbaine.

Or, ces mutations se passent en ville, mais l’espace et la commande politique sont du ressort de l’Etat national social même si agit la trans-nationalisation. La médiation étatique reste primordiale pour délimiter la « société globale » comme disent les sociologues, ce qui veut dire donner sa forme collective et sa puissance d’identification, de mobilisation et de soumission, à ce que l’on appelle nation. [3]C’est donc principalement en ville que s’opère la nationalisation des migrants ; ceux-ci préservent ou non leurs références et relations de « pays » au sens de mariage avec la « payse », et en même temps déplacent la disposition d’héritage historique des quartiers, ce qui court-circuite les limites de tutelle communale. Ce sont les migrations qui recomposent la ville. L’urbanisation est faite de ces interférences d’implantations reconnues et renouvelées, de ces emboîtements de sites, de ces superpositions de lignes de démarcations et d’affrontements, sous la détermination supérieure de l’identité nationale

Si la frontière qui distingue les nationaux et les étrangers et soulève les conflits, reste première, sa nouveauté ou son ancienneté relative et sa perméabilité marquent aussi une opposition entre le Maghreb et l’Europe, tout en jouant dans cet espace commun. Tandis que dans chacun des Etats du Maghreb sous un nationalisme communautaire fort, se poursuit, en ville, la nationalisation des migrants qui « nationalise » les rapports sociaux en les subordonnant à l’identité nationale, les anciennes métropoles devenues sociétés d’immigration et qui sont aussi en transfert vers un protectionnisme fédérateur « européen », conjuguent la préférence nationale et l’identification européenne avec une ethnicisation des rapports sociaux, qui touche notamment les Maghrébins d’Europe. [4] Les causes n’appartiennent pas à la ville, mais c’est en ville que les conflits deviennent ethniques. C’est donc dans le télescopage de ces mutations et à travers ces lignes conflictuelles, qu’il faut lire la recomposition sociale des espaces d’urbanisation généralisée mais inachevée.

Sous les mots, le fait social : au delà de la ville, l’urbanisation prolétaire

Préalables de géographie historique

C’est parce que la mode est au patrimoine, que l’on s’intéresse aux quartiers en ne voyant que les quartiers historiques c’est-à-dire ceux de la ville disparue mais qui témoignent de villes antérieures qui se sont plus ou moins mal superposées, dilatées ou rétractées dans des configurations étatiques abolies. L’urbanisation d’aujourd’hui recouvre les villes antérieures, villages ou bourgades, ou au Maghreb, les villes coloniales ; elle démolit et restaure, construit des implantations inédites, des ceintures qui sont ensuite incorporées, des ensembles qui apparaissent extérieurs. La preuve, c’est qu’aller en ville, c’est aller vers les quartiers centraux, tandis que gagner ces extensions périphériques, c’est retrouver la mal-vie de l’urbanisation inachevée ou en parler par ignorance sinon par dénégation, à la rigueur c’est s’aventurer en barbarie.

La hauteur du mépris citadin réservait la civilisation à la ville en rejetant la sauvagerie sur les campagnes, les paysans (péquenots), les gens du bled et les bédouins ; cette frontière morale demeurait en ville pour ces étrangers (berrani). Pour n’avoir pas vraiment de domicile, ces intrus ne pouvaient avoir d’identité, si ce n’est quand ils se rassemblaient par provenance, ce qui leur valait une reconnaissance d’intégration relative. L’ethnicisation se faisait par l’origine qui situait à des degrés divers de déconsidération sociale. Ceci peut avoir eu un sens civil, si en son temps, la ville ou la médina avait pratiqué une vie de relations, y compris politiques, qui échappait aux bastions militaires et aux clôtures confrériques ; mais toutes les villes d’aujourd’hui n’ont pas été des villes. Pour celles-ci, l’heure n’est pas encore au patrimoine.

C’est qu’aussi la mode est aux identités en les croyant trans-historiques ; mais il n’y a d’identité qu’au présent, peut-être pour tromper la mort, du moins pour prétendre à une continuité sans l’être sinon à quelque noblesse d’origine et par là s’attribuer une légitimité qui écarte les intrus ou hiérarchise les ayant droits jusqu’aux sans droits. Parler d’identité, c’est rouler les mécaniques ou se réclamer d’une appartenance communautaire. Les débuts de la géographie humaine, celle de Vidal de La Blache, [5] en France, parce qu’elle se fixait sur les paysages ruraux, identifiait des « pays » dans le sens d’une complémentarité régionale qui, au reste, pouvait correspondre à l’économie locale et à l’économie des mariages que soutient l’endogamie. C’était une échelle relationnelle, par une intensité certaine des relations localisées. Le « pays » des géographes était à géométrie variable dans la durée par suite des changements dans les allégeances et alliances, les assiettes de souveraineté qui déplaçaient les limites que l’on disait naturelles. L’identité de quartier (derb) que l’on pose aujourd’hui, est tout autant à géométrie variable, par variations de géographie historique et par inscription présente dans les échelles du paysage urbain, qui est aussi inscription dans des cercles de relations. II est nécessaire de rappeler la banalité ethnocentrique de l’identité de la cage d’escalier et d’immeuble, d’un ensemble immobilier à un segment différencié mais provisoire ou modifiable dans la combinaison urbaine actuelle. Il reste le privilège de parler des quartiers du patrimoine, au titre de l’héritage qui notabilise localement même les nouveaux venus ; le patrimoine relève du ministère de la Culture ou des autorités centrales par appropriation nationale du passé qui fait l’identité nationale. Celle-ci est devenue première ou générale, en faisant appartenir à un peuple qui traverserait l’histoire et supporte l’imaginaire de la nation. La mode est aussi à la mémoire, à ces lieux de mémoire qui relèvent de l’invention de l’histoire nationale et plus encore, de son usure. [6]

Ce fait social d’aujourd’hui qu’est donc la transformation du paysage urbain, renvoie les autres paysages historiques vers la célébration écologique ou l’usage touristique ou esthétique. Dans cette recomposition et redéfinition des identifications urbaines, s’enchevêtrent les limites administratives qui perdurent, les changements de finalités et de fonctions, les reconstructions internes et les redéploiements, les jeux successifs de projets d’urbanisme et de « politiques urbaines » : c’est pour le coup, sous le coup de l’abandon même des engagements, que la géométrie est variable.

Urbanisation et marginalisation sociale

En rassemblant la majeure partie des populations, l’expansion urbaine. plutôt que la ville, devient principalement le lieu d’exercice, et donc de redéploiement et diversification, de la reproduction sociale qui n’en opère pas moins sous l’égide de l’État qui est encore essentiellement l’État national. C’est ce qui conduit au partage des quartiers : quartiers administratifs, de services, de lieux publics et culturels donc, de commerces, d’entreprises, d’habitat différencié, etc. Ce rappel de la division et répartition des fonctions introduit nécessairement la différenciation des classes et des statuts ou classement, notamment les divers degrés de bourgeoisie dont les différents modes privés et publics de petite bourgeoisie, l’étagement du salariat et le renouvellement par la base ; ce sont les migrants qui amplifient ou renouvellent les villes, et la prolétarisation se retrouve dans la concentration urbaine, ce qui ne veut pas dire la centralité ou l’emploi ouvrier, loin de là. [7]

Au sens économique et social, la marginalisation du sous-emploi dans l’urbanisation grandissante et pas seulement celle des mégapoles, peut toucher la majeure partie de la population ; ou de grands ensembles, des « bas quartiers », des bidonvilles, des périphéries : il n’est pas toujours utile de parler « banlieue » à la mode française d’une urbanisation tardive mais accélérée à l’heure même, qui dure, de l’immigration coloniale et post-coloniale. De relative à absolue, la paupérisation fait l’urbanisation prolétaire et la paupérisation de l’urbanisation elle-même. Il n’y a rien là de pathologique, sauf que la peine sociale, y compris sous l’écrasement et le silence, engendre deux fois la violence, par asservissement et dégradation physique, abrutissement pour cause sociale donc, et par ressentiment qui est susceptible de tous les transferts populistes et ethniques jusqu’aux racismes qui se trompent d’expéditeurs en adhérant à la démagogie de captation. L’aliénation sert aussi à la reproduction sociale.

En temps de crise économique pour les régions industrielles qui deviennent ferraille, mais aussi de reconversion et de changement des lieux et des modes productifs, la séparation du travail et de l’habitat grandit. Elle révèle toute la gravité de la question des déplacements, tant celle des transports que celle de l’isolement, de l’absence de communications, dans tous les sens du terme, jusqu’à l’enfermement. Elle peut aller jusqu’à la prépondérance ou l’exclusivité des quartiers et des zones d’habitat dans les sociétés de non production majeure, – c’est le cas du Maghreb qui n’est pas le pire –, et par effet du chômage dans les « métropoles » développées mêmes. Plus encore l’amplification de l’âge jeune, entretenu par l’école et l’assistance, mais qui concerne maintenant la majeure partie des sociétés au Maghreb, développe comme une immense banlieue informelle, assignée à résidence. Les seules sorties ne peuvent se faire que par rupture, c’est à dire ponctuellement par vagabondages ou descentes par effraction en ville, totalement par émigration ou son substitut par des solutions magiques, jeux de rôle, drogues et religions comprises, qui n’offrent qu’un paradis sans cesse artificiel. Pour être plus concret, il suffit de dire leur fait social à deux phénomènes que dissimulent les facilités de langage médiatisées : l’exclusion de la jeunesse des banlieues et, ensuite, cette manie d’appeler « villages », les concentrations qui entourent les villes ; en Algérie, ce sont les lieux désignés pour les massacres.

Inclusion et non pas exclusion

C’est peut-être un quiproquo franco-français de répéter exclusion en évoquant les « banlieues » et leurs flambées de violences, et de dire quartiers d’exclusion, alors qu’il s’agit d’inclusion mais dans la marginalisation sociale. L’usage ou l’idée d’exclusion appartient au départ à la littérature misérabiliste et charitable pour pratiquer l’action sociale ; voyez l’association « Quart-monde » qui prêche l’éminente dignité des pauvres, et les publications des Editions de l’Atelier à Paris, ci-devant Éditions ouvrières, Avenue de la Sœur Rosalie ; [8] mais ce n’est pas une exclusivité chrétienne, d’autant que les médias répandent le terme à profusion, mais sans jamais dire de quoi l’on est exclu. Voici que la formule vaut pour « les enfants des rues de Casablanca ». II est vrai que l’on dit cités et non pas villages pour ces tours et masses de bâtiments périphériques où l’on ne va guère ou que l’on ignore, puisque ces « cités » sont en dehors de la citoyenneté sinon de la civilité.

Exclusion de quoi ? Pour partie du travail, du fait de la crise et des mises à la retraite anticipée, mais pour partie seulement. C’est bien plutôt la quête de ressources informelles, à l’extérieur comme à l’intérieur, qui fait l’absence des hommes que l’on prend toujours pour des pères, sans compter la mort socialement anticipée des travailleurs qui se sont épuisés. Il subsiste des adultes mais largement absents. Les hommes disparaissent plus facilement, définitivement ou pas. Le désœuvrement public et externe étant un privilège masculin, il reste les femmes qui sont les mères, au titre de la double peine du travail et de la présence domestique ; elles sont assignées à la pièce collective où règne la télé, et à la surveillance et chicaya de voisinage. Bien sûr, il y a aussi les frères et les sœurs. Ce ne sont pas là seulement des images-clichés du cinéma de l’immigration ; la force défensive des liens de parenté rend plus prégnante la jalousie familiale et cette première police de proximité. C’est une forme aussi d’inclusion sous surveillance. Les familles peuvent être inopérantes, recomposées ou décomposées, l’inclusion n’en demeure pas moins par assignation aux lieux d’habitat, aux pieds des bâtiments, à l’intérieur des grands ensembles situés au voisinage de quartiers contrastés ou dans un environnement ceinturé de frontières routières sinon de terrains vagues.

Il n’y a pas à proprement parler exclusion scolaire, du moins en Europe, car au Maroc, les limites de la scolarisation sont grandes et pas seulement pour les filles des campagnes. C’est au contraire, quel que soit l’absentéisme épisodique, l’étirement de l’âge scolaire qui accroît la présence jeune. Mais les travaux sur l’école, montrent suffisamment comment en France dans les quartiers, la sectorisation de la carte scolaire et ses contournements aboutissent à la ghettoïsation scolaire, ghettoïsation sociale qui a certes un rapport avec la pérennisation de la catégorie d’immigrés, mais dans l’hétérogénéité des références de nationalités dites d’origine, en fait suivant la sédimentation après immigrations. [9]L’école qui retient les filles plus que les garçons, concourt à l’inclusion locale.

Politiques d’inclusions et « culture du pauvre »

Foncièrement l’inclusion se fait par le logement ou plutôt l’habitat. Il n’y a pas véritablement exclusion du logement social, ni fut-elle lointaine, de la redistribution par l’Etat social qui passe par les collectivités locales. Mais ce logement social poursuit sa dégradation ou la laisse gagner, sauf intervention spectaculaire, c’est-à-dire pour le spectacle ou pour l’exemple voire le répit, ce qui est un moment de la politique urbaine. La dégradation s’accomplit à l’intérieur par le défaut d’entretien des parties dites communes, des cages d’escaliers et des caves qui constituent des refuges, et par l’impraticabilité monétaire de répondre aux « charges », de là les bagarres de compteurs et les coupures. Dans l’extension de Casablanca au delà des branches de son plan radial, les alignements de bâtiments demeurent campés au milieu des terrassements et des broussailles restantes ; la route se termine en chemin de terre ou défonce. La redistribution sociale fonctionne a minima ; la canalisation arrive jusque là pour perdre son eau mais aussi relancer la corvée d’eau pour les filles. A travers ces degrés divers de relégation, nous sommes au centre de la paupérisation qui concourt à la reproduction sociale, en pesant sur l’emploi dans le sens de sa précarisation, en écartant de la vue la présence massive du non-emploi, en entretenant même l’écart avec le salariat comme garantie du travail et du revenu. La paupérisation urbaine est partie prenante des rapports sociaux qui structurent par ailleurs la différenciation de l’ensemble devenant région de conurbation sociale.

De ce voyage dans les bases et les foyers, car il n’y a pas de fumées sans feux, de l’assignation généralisée à résidence, nous tirerons les expressions collectives qui constituent ce que l’anthropologie des récits de vie et des entretiens qui prétendent restituer le vécu, appelait la « culture du pauvre ». [10] II s’agit bien de paupérisation culturelle, mais aussi de débrouillardise et d’invention, dans cette défensive et jusque dans les retournements identitaires. Répétons qu’il y a bien intégration mais par la marginalisation, par inclusion négative ; les réponses se prononcent et s’exhibent alors par dénégation et défi. S’il n’y a plus que les rues tronquées, le béton ou le goudron, les caves et les parkings ou les carrés de friches et dépotoirs, le jeu de cache-cache entre les immeubles dans un périmètre circonscrit, pour offrir des lieux publics et un espace de retrouvailles, morcelé mais hors exiguïté et promiscuité du logement, nul étonnement à trouver des endo-groupes que l’on appelle des bandes de jeunes qui ont leurs signes d’appartenance, leur langue de mots clefs, leurs rites et leur comportement machiste de violence sexuelle que n’abolit pas la mixité sélective ou élective.

Les bandes se défont autant qu’elles se font et qu’elles ne sont pas tout, loin delà. En disant endo-groupes pour manifester qu’ils se tiennent de l’intérieur et regardent vers leur intérieur, nous marquons plus encore ce fait d’inclusion. Cet enfermement s’exprime encore par la proclamation identitaire de territorialité, localisée comme une attache, de tel segment d’immeuble ou de tel groupe d’immeubles, et suivant les cercles d’appartenance plus excentriques, de telle zone ou de tel quartier, à la limite de la ville nouvelle pour l’étranger. On se croirait au cinéma pour des films plus ou moins récents ou devant le doublet simplifié des bandes dessinées, mais c’est que le cinéma se répète dans la rue par mimétisme, dans les rôles et dans l’exhibition physique ou plutôt le jeu de rôles et le look recherché. Ceci appartient à l’amplification actuelle de la marginalisation urbaine. Autrefois les bandes et les pratiques d’endo-groupes comme les pires exercices de violence accumulée se trouvaient dans les villages et les campagnes ; ce que savent les historiens sociaux mais qu’oublient les naïfs exaltés de la mémoire. C’est peut-être ce qui rend comique l’appellation de « villages » pour les lieux d’avancée et de concentration de l’urbanisation inachevée, qui font aussi la chronique.

Les « villages » de la concentration urbaine

Dans son livre de reconstitution et d’enquête Qui a tué à Bentalha ?, [11][ Nesroulah Yous a dressé non pas seulement le plan d’occupation du sol, mais les plans d’occupation des logements et par là d’identification des familles et des habitants. Ce travail a ainsi valeur sociologique dans l’approche des massacres en deçà de la difficile réponse à la question posée. Nous nous situons dans ce qui est donc le contraire de villages bien que ce soit sur les terres de la Mitidja et de ses abords, comme dans d’autres sites voisins étudiés ici même. Il s’agit d’excroissances du Grand Alger. Ce peut être des terminus de l’urbanisation qui a déplacé d’anciens bidonvilles et des établissements de bric et de broc, et installé des constructions neuves autour de la place communale avec écoles et bâtiments publics où conduit la chaussée goudronnée ; c’est le cas de Raïs, autre rappel de massacre à l’Est d’Alger. À Bentalha et dans d’autres lieux à l’Ouest, autour et au delà des grands casernements et camps de Beni Messous, ce sont des concentrations complexes d’habitat.

Ce qui est caractéristique dans chacun de ces cas, c’est le cumul des modes d’attribution de logements comme d’acquisitions, de constructions et d’entrées quand l’habitation est privée. Une part des logements sont autant dire de fonction, puisque ce sont des fonctionnaires ou des agents de services publics qui sont logés ; éventuellement des logements sont alloués par de grandes sociétés publiques. La part disons corporative est plus largement développée à travers les réservations privilégiées et les modalités d’attribution, y compris du crédit quand il y a participation à la construction ; on peut repérer encore des blocs par corporations d’Etat ou professions à statut : enseignants par exemple, PTT ou Police. Mais tout autant les conditions d’achat et de construction, la part privée donc, renvoient sous couvert de la politique foncière de l’Etat, aux attributions faites par des municipalités du grand Alger ou les services de la Préfecture. La spéculation est commandée ou sous contrôle du favoritisme public auquel s’ajoute le clientélisme sous espèces privées quand on passe devant notaire ; ces réalisations immobilières ne sont pas déliées du patronage de personnages de la bureaucratie d’État.

L’importance des liens de parenté et des relations de connaissance est ainsi décisive pour l’attribution jusqu’à celle des logements les plus modestes sinon carencés. Les propriétaires et les attributaires ne sont pas les occupants ou les seuls occupants ; parenté et clientélisme redoublent dans l’occupation et les passages. Certes on connaît qui est qui, mais on s’interroge, comme dans le livre, sur les nouveaux venus, ceux dont on sait vaguement le point de départ qu’ils ont quitté ou ont dû quitter pour un repli, mais moins de ceux qui viennent d’arriver et qui sont couverts d’uniformes militaires, ce qui n’est pas distinctif. L’urbanisation même récente et inachevée est déjà faite de superpositions et d’enchevêtrements ; certes il n’y a pas homogénéité sociale, encore que les écarts soient plus réduits entre les occupants qu’entre les propriétaires, mais commune dépendance des relais de l’Etat. On pourrait prétendre que cette urbanisation par charriage plus que par sédimentation, relève de la privatisation de la politique urbaine et foncière. Certes ces exemples sont grossissants, mais ils sont peut-être déjà des témoins du village mondial ou plutôt de la mondialisation spéculative de l’appropriation immobilière. Car le capitalisme devenu financier est aussi d’Etat dans son lieu d’exercice qui est la ville telle que l’urbanisation généralisée la transforme et la subvertit.

Urbanisation généralisée et paupérisation culturelle

« Je suis casablancais » ; aujourd’hui la réponse vient d’elle-même. Elle était rare, il y a trente ou quarante ans, car l’identité se déclinait par les villes historiques, de Fez, de Marrakech, de Salé…, sinon l’on n’était rien. Il était plus facile de se dire d’Azemmour que de Casa. Certes la thèse d’André Adam a contribué à la promotion de la ville ; la publication date de 1968. [12] Il est même possible maintenant de se dire casablancais et originaire de la Chaouïa, ce qui est un redoublement de présence légitime, par proximité migratoire comme de droit. Maintenant que la bourgeoisie soussie (du Sous) redresse le dos et que l’émergence intellectuelle de la promotion soussie se déclare amazigh, il est même possible de se dire « soussi » de Casablanca ; il n’est plus nécessaire d’être fassi (de Fez). C’est que Casablanca est l’exemple même de l’urbanisation généralisée et qui continue en étant sans cesse inachevée. Mais l’urbanisation touche aussi les villes historiques en rendant historique la ville ancienne, son entrelacs étroit quelque peu désserré et ses murs restaurés. Ce corps embaumé et ces membres rapiécés, ces coups de ravalement et ces retouches au henné pour les visites consacrées, n’empêchent par la prolifération urbaine ; l’animation expansive ne cesse de s’élargir loin du centre.

L’urbanisation est générale à travers le réseau des villes intérieures qui recouvrent des petites bourgades pré-coloniales ou coloniales ; elle fait éclater les rues à partir des anciens alignements des bords de routes. L’évolution la plus récente est peut-être cette décentralisation de l’urbanisation généralisée qui fait que la ville et le centre sont partout, sauf le vide des espaces abandonnés. En Tunisie où la restauration patrimoniale va son train, Tunis n’est plus seule à manger le pays et le paysage ; en Algérie l’urbanisation est envahissante, sur les meilleures terres mêmes et les plateaux qui deviennent des campus qui ne sont pas nécessairement universitaires. [13] Redisons qu’en France, l’urbanisation n’a galopé que depuis les années 1950 poussant en avant les ZUP et les ZAC et autres appellations de zones jusqu’à celles que l’on distingue par l’affichage d’une politique de sécurité qui les déclare prioritaires à chaque changement de ministère de la ville ou de ses équivalents.

La ligne de front étatique et les quartiers de bourgeoisies

Une ligne de front s’impose au paysage urbain ou plutôt le domine. Dans les centres anciens, les édifices publics et commerciaux voyez les hôtels de ville et les grands hôtels, voire les anciens hôtels patrimoniaux, les fondouks et « la grande poste », les sièges de sociétés, étaient frappés d’alignement en hauteur. A l’horizontale en quelque sorte, ils n’empiétaient pas sur l’horizon et ne jouaient pas de la superbe en hauteur ; leur solennité théâtrale s’ouvrait sur la place puisqu’ils étaient là pour regarder monter l’expression de sentiments respectueux de considération, tout comme des salutations.

L’exaltation non seulement des tours de la nouvelle « city », mais des constructions massives de béton, de métal et de verre fumé, publiques et privées, impose la démonstration de puissance conjointement de l’Etat et du capital comme pour prouver qu’il est à la fois capitalisme financier, en fait ce sont vulgairement les banques qui sont présentes, et capitalisme d’Etat doublé par les sociétés nationales et étrangères. Il est vrai que les volutes des minarets viennent rivaliser en hauteur et en prétention. À Tizi Ouzou où un préfet qui n’était pas Haussmann, a répandu le béton et le goudron, la place est restée principale en dressant la présence autoritaire de l’Etat-parti et des compagnies aériennes concurrentes au passé, pour offrir leurs vitrines à la casse des manifestants qui s’attaquent conjointement aux bâtiments publics et à l’ostentation du business. [14] La provocation est inconsciente, mais elle est voulue, non plus dans un centre unique mais en ligne brisée pour les grandes villes polycentriques, par la manifestation architecturale, c’est à dire en dur et en force matérielle, de ce front étatique ou associé à la centralité étatique, qui commande la distribution sociale de l’espace urbain, de toute sa hauteur et sa compacité, son kitch, sa suffisance et sa morgue.

Cette volonté de puissance et de propriété, et ce culte de l’avoir, bref cet exercice de domination font l’emploi dans ces quartiers voués à l’administration, aux services, aux commerces et restaurants ou séjours de luxe ; mais les quartiers comme les affaires peuvent rester composites. Les grandes villes qui constituent des « milieux d’affaires » pour le monde du même nom, et généralement les villes avec aéroport international, pour montrer que leur grande bourgeoisie (et ses doublures mondaines) cesse d’être patrimoniale pour entrer en business transnational, se sont dotées d’écarts grandioses et encore plus artificieux, protégés dans une exterritorialité urbaine, que sont les grands hôtels, ces gigantesques paquebots échoués sur des plages artificielles, et plus extensifs mais aussi lointains, les grands enclos des résidences somptuaires. San Antonio et Dallas ; cinéma et télévision font des ravages aux extrêmes.

Dans ces différents degrés, la ville des quartiers bourgeois reste pour le moins double, tout en se transformant de l’intérieur : ville des quartiers résidentiels plus ou moins marqués socialement, et plus petite bourgeoise, ville des quartiers corporatifs de moindre séparation du travail et de l’habitat, surtout si l’activité est commerciale, mais aussi de bureaux et d’agences. La boutique, les entrepôts, les ateliers n’ont pas tous disparus, moins encore les garages et les magasins de pièces détachées et d’équipement, et il existe des quartiers spécialisés comme des reconversions dans la « bureautique ».

C’est encore une bourgeoisie foncièrement patrimoniale qui, à Casablanca, exemple fort, recompose les quartiers résidentiels de la ville coloniale. La spéculation aidant, les destructions se succèdent qui ne laissent plus que des témoins de ce qui fut une architecture coloniale. Réfléchie et volontaire, une vision moderniste avait harmonisé tant la régularité des rues et la consistance des quartiers que maîtrisé l’exubérance des balcons et les tendances de récidives mauresques à l’algéroise. On comprend les associations, fussent-elles aussi patrimoniales, de défense de ce patrimoine moderne. [15] La ville coloniale n’en était pas moins, par constitution, différenciée ethniquement et socialement par ces quartiers petits blancs, espagnols notamment et juifs, qui pouvaient cependant être mêlés (Maârif bien sûr, mais pas seulement). En multipliant les trouées, les reconstructions par pans d’immeubles me semblent aller vers une plus grande homogénéité de moyenne bourgeoisie, fut-elle supérieure comme l’on dit naïvement. D’anciennes familles se marient à des fortunes plus récentes, mais les parentés et les alliances permettent de situer des regroupements soussi et fassi comme déjà vus, puis des diverses régions du Maroc. Casablanca est le lieu non seulement de migration. mais de promotion économique de tous les réseaux provinciaux.

Du corporatisme de quartiers au logement du salariat intéressé à l’Etat

Cet élargissement du centre résidentiel jusqu’à la ceinture auto-routée fait reculer les quartiers corporatifs et même au Nord, les quartiers ouvriers. L’activité spécialisée et l’habitat conjoint n’en ont pas moins encore de beaux restes de construction certes plus médiocre ou moins cohérente. Ce qui était les quartiers d’appellation bien française coloniale, c’est à dire à la fois militaire et civile, jusqu’à ce nom de « Famille française », ensembles d’appartements à loyer modéré, est revenu aux salariés marocains, fonctionnaires et employés. Ces quartiers annoncent le redoublement corporatif ou les ensembles « néo-corporatifs » des professions publiques ou semi-publiques à statut, soutenues éventuellement par des mutuelles et bénéficiant soit de prêts garantis, soit d’attributions réservées. Ce n’est pas sur place que l’habitat est lié à l’emploi, car le travail est à distance ; mais il dépend totalement du revenu salarial conforté par les allocations d’appoint ou le salaire social. Le logement est familial comme l’unité de subsistance. Plus que la bourgeoisie économique, cette part évidemment nationale de la société la plus formelle, est par condition intéressée à l’Etat, directement par l’emploi public et une deuxième fois et en tout cas par la médiation de l’Etat social.

Ces constructions régulières d’ensembles plus ou moins récents auxquelles se sont ajoutées les implantations scolaires et universitaires, ont fait reculer ou déplacer la présence artisanale et ouvrière, les bidonvilles longtemps enclavés, et ont englouti les vestiges de terrains vagues et les chantiers squattés de démolitions. Ces avancées réaménagées font l’imbrication et la juxtaposition sociologique des quartiers qui subitement d’un trottoir à l’autre, et plus souvent par indentation, deviennent des bas quartiers et de l’habitat prolétaire. La communication n’est pas coupée, mais la distance sociale partage les fréquentations ; seule les réunit la commune ignorance volontaire de l’urbanisation prolétaire périphérique.

Prolétarisation urbaine et suburbaine

La prolétarisation urbaine qui n’est donc que partiellement et ponctuellement ouvrière, est double elle aussi. Elle se trouve déjà à l’intérieur des villes, dans les anciens quartiers d’habitat ouvrier établis à proximité mais séparément des usines et entrepôts comme à Casablanca, des Carrières centrales aux Roches Noires. Au Maroc, les bidonvilles ou l’installation pour se loger dans des bâtiments en souffrance ou sur des terrains en chantier, se situent encore entre les quartiers construits ou les groupes d’immeubles. Les bidonvilles sont le plus souvent de l’habitat ouvrier, d’autant qu’un loyer régulier se paye, et que l’occupation n’est pas ou n’est plus provisoire. Le bidonville n’est pas le pire par comparaison aux garnis et à l’entassement dans les immeubles délabrés ou les baraquements. C’est vraisemblablement au Maroc, tant à Casa qu’à Rabat (Douar Doum) que l’on est passé de l’appellation de douars à celle de bidonvilles. En 1934, on disait encore « gadoueville » juste avant d’inventer bidonville, du nom de la tôle ondulée récupérée des bidons d’essence, huiles à camion et goudron que transportaient en faisant des dépôts groupés, les énormes camions qui traversaient le pays et le Sahara. Les points de passage et d’arrêt se nommaient eux aussi « bidons », ces autres bidonvilles s’échelonnaient de Bidon I à Bidon V. Mes premières recherches ont fait ainsi apparaître ce début des bidonvilles dans la ville. [16]

Les politiques urbaines qui se répètent, aboutissent aux déplacements des bidonvilles, en les poussant vers l’extérieur certes, mais en redéployant des inclusions entre les quartiers rénovés et les ensembles qui veulent offrir du logement social, assainir et même promettre un habitat fonctionnel. Ce fut encore autour et au delà de la « Nouvelle Médina », l’effet du projet de l’architecte Ecochard aux débuts des années 1950, bien sûr détourné par l’affairisme municipal de fin de Protectorat. Au Maroc, la marocanisation sera privée, nationalisant patrimonialement les spéculations immobilières comme les autres « affaires ». L’extension de Casablanca répète ainsi la juxtaposition sociale ou l’emboîtement des quartiers. Cette hétérogénéité explique pour une part la co-présence sur les mêmes marchés, – mais on vient de loin vers ces déballages et ces bazars où l’on trouve tout, comme en partie ce que l’on célèbre comme la mixité dans la fréquentation aujourd’hui des grandes surfaces où on ne vient pas toujours pour acheter. Mais ces supermarchés sont excentriques à l’intérieur de leurs rocades routières et de leurs passerelles ; ils peuvent constituer des avancées urbaines, mais sont généralement distincts des ensembles et des blocs de l’urbanisation prolétaire qui établit ainsi un monde à part. Cette urbanisation inachevée jusqu’au milieu des friches est ainsi une sub-urbanisation voire une désurbanisation, du moins une déconnexion de la ville et gravement du revenu salarié. Prolétarisation hors du salariat ouvrier et de l’emploi formel.

Paupérisation culturelle et culture du manque

Pas plus que la paupérisation culturelle qui la caractérise, cette urbanisation prolétaire n’est pas le propre de Casablanca, ni du Maghreb. Ce sont les proportions, à commencer par celle des terrains vagues, qui changent en se situant en Europe. [17] L’inégalité sociale jusqu’à la ségrégation passe en effet par cette acculturation à la misère brute de l’urbanisation d’inclusion ou de relégation ; certes il existe toutes les gradations ou plutôt les dégradations qui accompagnent cet habitat dégradé. C’est en effet l’accès aux « biens culturels » notamment par la langue et la lecture qu’est censée apporter l’école, qui est largement défaillant. Les écoles sont cependant là ou à côté, mais les autres ressources culturelles sont autant dire absentes comme prohibées par la construction elle-même. Pour les plus ou moins jeunes hommes et pour les enfants, la culture est évidemment dans la rue, sur les places mal aménagées et sur les parkings, sinon dans ces autres parties dites communes mais qui sont privatisées par groupe. Il reste le foot et les jeux de mains, l’accès cher payé ou par violation aux engins à moteur et plus encore à la sono, et les pratiques de violence machiste comme l’exutoire vers les bagnoles. Ce n’est pas là refaire une description misérabiliste de la culture du pauvre à laquelle il faudrait ajouter la boisson et d’autres drogues, mais redonner des éléments d’une culture effectivement élémentaire comme l’on dit de la langue, élémentaire ou basique dans ses limites de vocabulaire et d’usages. Ce n’est pas que dans les films que le mot de plus haute fréquence est « enculé » ; la violence sexuelle et le rapport de domination masculine sont intériorisés : c’est aussi un fait collectif. Bab el Oued City après Bagdad City au cinéma.

Intériorisation de la violence sociale, mais aussi reprise mimétique des gestes, des éclats d’images et de sons de la « culture médiatique » dans sa rythmique répétitive. De là, la part de frime, les appellations empruntées ; le cinéma est dans la rue, par le look, vêtement et coiffure, tee-shirt et chaussures, ces pompes si bien nommées, et plus encore par les postures comme de dégoupiller la boîte de coca à défaut de grenade. Il est vrai que le modèle du para n’est pas très loin dans le roulement des biceps et le jet du propos sexiste-raciste au raz de la caquette. Fumer est plus qu’une tromperie sur la marchandise et l’alimentation, c’est aussi manifester que cette culture est une culture de désœuvrement, de vacuité. Elle peut aller jusqu’à narguer l’attachement au travail dont la culture des parents offrirait le mauvais exemple ; c’est une culture du vide ou plutôt du manque. Alors qu’elle fonctionne à l’excitation de consommation, y compris de consommation sexuelle, la télévision en définitive n’offre que des leurres, les images et le luxe, mais pas la marchandise sinon les gadgets. Dans la privation culturelle, il reste la « culture physique », celle qui demeure dans l’exhibition du corps, dans la force des sons, et plus encore le chaloupage, la danse, voire la transe, mais aussi l’hébétude. Tout n’est pas noir ou noir et blanc, il y a aussi des couleurs, des rires et des rythmes, des inventions, et ce formidable retournement de la langue qui triomphe de l’usure du lexique.

Culture médiatique et mondialisation

C’est la signification sociale qui importe ici. Le discours savant dominant, – et l’on est dominant par le « service » de l’Etat –, parle sans cesse de restaurer le lien social, fondement de l’intégration ; le discours politique et politicien clame les vertus des politiques sociales, des politiques de la ville, et maintenant des politiques de proximité ; la police est déjà dite de proximité. Avec des conseillers de sciences sociales et de l’éducation, les politiques urbaines ont, pour l’essentiel, deux champs d’action. Dans l’hétérogénéité des quartiers et dans les circonscriptions proprement urbaines, il faut circonvenir les électeurs et les supporters potentiels, et d’abord ceux qui font nombre même s’ils sont facilement absentéistes. Avant de se déclarer proprement sécuritaire, la politique des « zones sensibles » de prolétarisation urbaine, cherche à circonscrire les dégâts, à minimiser les risques d’éclatement en ouvrant un concours de médiateurs. Une politique sociale, cela s’affiche, quitte à renouveler l’affichage et les interventions au micro, précisément pour que ce ne soit pas les troubles, les incendies de voitures, les émeutes qui tiennent l’affiche des écrans. Tout au moins faut-il faire jouer les images, les unes par les autres ; le journalisme sait faire. Le procès n’est pas ici d’intention.

Et de crier à la dépolitisation ou à la coupure aussi bien sociale que politique. En fait la politisation est intense ou différente dans l’indifférence simulée ou choisie inconsciemment. C’est dans les conflits d’identification que les positionnements prennent sens, à travers des altercations que les auteurs-jongleurs transforment en jeu de mémoires, de double culture ou d’identité ou en termes communautaires, ce qu’ils sont effectivement pour ceux qui entendent parler au nom de la communauté. L’identité, on l’a vu, est d’abord territorialisée par le coin de rue, de bâtiment, le repérage local ; elle est souvent double car elle se projette ensuite dans le vague d’une appartenance fantastique. Elle peut retourner l’assignation raciste, en étant tout autant ethnique, et répondre en disant : musulman, arabe, arabe de tel quartier ou de telle ville, africain, black, maghrébin ; pour le meilleur et pour le pire dans le conflit de démarcation.

L’ethnicisation grandit dans le hors travail puisque s’efface les identifications par le travail, celle de la firme ou de la boite, être un « Peugeot » ou un « Wonder », mais Bernard Tapie a usé les piles Wonder, ou un EDF ou un PTT devenu La Poste. Il reste à se dire étudiant, mais l’opération est ironique. Plus fréquemment, il se produit une dérive vers des termes ethniques repris des bagarres mondiales et territorialement des bagarres de rues ou de bandes : Congolais, Zoulous, Afghans ou Zapatistes. Plus sérieuses sont les grandes références communautaires populistes ou Tiers-mondistes : Africains de Montreuil, Caribéens, Afro-américains… et encore Maghrébins. On voit comment ces réponses sont des réponses aux proclamations de propriété nationale, et donc de privilège et de supériorité par la souche qui donnerait tous les droits, en se disant Français de souche et Européens.

Nous entrons là dans le déni de la conformité identitaire qui répond au rejet et à la discrimination et exprime une critique sociale et politique. Cette culture prolétaire n’est pas faite que des effets de paupérisation, mais de retournement et de l’effort même d’un incessant bricolage culturel par delà les ressources élémentaires et le mimétisme, d’un écho des luttes mondiales et d’une expression des rapports d’inégalité. Face à la démission du consensus, c’est une culture d’insoumission.

Deux lignes de force traversent les sociétés et traversent la ville, si elles ne donnent les significations des recompositions urbaines. Au Sud, dans le sous-emploi, le déplacement du centre de gravité de la question sociale marque dans l’urbanisation expansive et socialement différenciée, le contraste et même un fossé d’ignorance et de rejet. Celui-ci se situe entre la société participant à la mouvance politique et intéressée à l’Etat et portée par le bénéfice patrimonial et le salariat, et par ailleurs, l’urbanisation prolétaire qui tend à constituer un monde ou des sous-mondes effectivement à part. Au Nord, européen, les politiques sociales et spécifiquement les politiques de la ville cherchent à dissimuler cette ligne de démarcation plus sinueuse et segmentée. Si le salariat régulier (et « les acquis sociaux ») commande la distribution de l’espace urbain, la précarité mord sur les services mêmes de l’Etat social ; la marginalisation urbaine, économique et culturelle grandit.

La paupérisation culturelle est aussi une prolétarisation ; elle marque et assure jusqu’à la clôture, la discrimination sociale, en renouvelant dans le même temps, les aliénations par le manque et en poussant les assignations identitaires vers les affrontements ethniques. Ce qui est à l’œuvre ici, plus au Nord qu’au Sud, par le sens même des migrations et l’établissement de diasporas, c’est une trans-nationalisation culturelle et politique. [18] Politique sur un mode inédit d’une culture générationnelle, branchée sur le vaste monde, ses luttes inégales et ses fureurs, et qui est foncièrement une culture urbaine et cosmopolite.

Notes

[1] E.-J. Hobsbawm, Age of Extremes The short Twentieh Century, 1914-1991, Michael Joseph, Londres, 1994, traduction française, L’Age des extrêmes, Complexe, Bruxelles, 1999.

[2] R. Castel, Métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Fayard, Paris, 1995.

[3] Pour clarifier ces notions de peuple, nationalisme, nation…, se reporter à la publication en cours de ce qui sera le Vocabulaire historique et critique des relations interethniques, sous le titre : Pluriel Recherche, L’Harmattan, Paris, 6 fascicules parus, et à l’ouvrage de mise au point : R. Gallissot, M. Kilani, A. Rivera, Limhroglio ethnique En quatorze mots clefs, Payot, Lausanne, 2000.

[4] Sur les nationalismes communautaires isolationnistes au Maghreb et sur les Maghrébins d’Europe et l’ethnicité de diaspora, R. Gallissot, Le Maghreb de traverse. Bouchène, Saint-Denis, 2000, notamment 4e et 5e partie.

[5] Rappelons que le grand ouvrage de P. Vidal de La Blache (avec la carte de France pour les écoles) Tableau de la géographie de la France, A. Colin, Paris, 1903, s’appelait précisément « tableau » pour être l’introduction de la grande Histoire de France dirigée par Ernest Lavisse ; ce tableau présente les paysages géographiques par « pays », ces reconnaissances d’identités régionales encore vivaces.

[6] L’entreprise de déploration de perte de l’identité française de P. Nora. Les lieux de mémoire, Gallimard, Paris, 1985-1987, 5 volumes, se présente comme une commémoration de la grande institution patriotique qui faisait, le « lien social » qu’était la grande Histoire de France d’Ernest Lavisse.

[7] Cf. R. Gallissot et B. Moulin (eds), Quartiers de la ségrégation : Tiers-monde ou Quart-monde Karthala-Institut Maghreb Europe, Paris, 1995, notamment : « Maghreb-Europe. La ville bourgeoise la ville coloniale et l’urbanisation prolétaire. Ségrégation nationale et ségrégation sociale », qui introduit la problématique défendue ici, texte repris dans Le Maghreb de traverse, op. cit.

[8] Les Editions Ouvrières devenues Editions de l’Atelier, à la mode du christianisme social du XIXe siècle, n’en publie pas moins la revue d’histoire sociale Le Mouvement social, et le Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier, le « Maitron » dont la série Maghreb avec le volume Maroc paru en 1998, et le volume Algérie, sous presse.

[9] Se reporter aux actes du colloque Les lignes de front du racisme (janvier 2000, Paris 8) à paraître ; Karthala-Institut Maghreb Europe, Paris.

[10] La référence de base est en traduction française : R. Hoggart La culture du pauvre. Etude sur le style de vie des classes populaires en Angleterre, Éditions de Minuit, Paris 1970, illustrée par le cinéma britannique du réel des années 1970, et précédée par la pratique anthropologique des récits de vie, en fait un mode littéraire, notamment avec Oscar Lewis et la saga de la famille Sanchez.

[11] Nesroulah Yous, Qui a tué à Bentalha ? Chronique d’un massacre annoncé, La Découverte, Paris, 2000.

[12] A. Adam, Casablanca : essai sur la transformation de la société marocaine au contact de l’Occident, CNRS, Paris, 1968, 2 vol.

[13] Cf. contribution « Les villes du Maghreb » dans J.-L. Biget et J.-C. Henvé (eds), Panoramas urbains. Situation de l’histoire des villes. E.N.S-éditions de Fontenay-St.Cloud, 1994, repris dans Le Maghreb de traverse, op.cit, pp.158-170.

[14] Plus généralement sur ces intrusions et effractions qui peuvent être traitées comme émeutes, D. Lesaout et M. Rollinde (eds), Emeutes et mouvements sociaux au Maghreb. Perspective comparée. Karthala-Institut Maghreb Europe, Paris, 1999.

[15] Association « Casamémoire », Maârif, Casablanca.

[16] En me fondant sur les premières enquêtes en « douars-bidonvilles », cf. article « La question ouvrière au Maroc (1931-1930). Le prolétariat marocain à sa naissance », Cahiers de Tunisie, Tunis, 1963, repris dans R. Gallissot, Maghreb-Algérie, classes et nation, Arcantère, Paris, 1987, tome 1, pp. 207-241, et la thèse : Le patronat européen au Maroc (1931-1942), 1ère édition 1964, réédition, Eddif, Casablanca, 1990.

[17] Cf. Quartiers de la ségrégation., op.cit.

[18] C’est la conclusion de Le Maghreb de traverse, op. cit., « Au Maghreb comme ailleurs, d’une culture identitaire à une culture générationnelle ».

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