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Billet de blog 29 septembre 2023

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Uber Prof: 24 heures dans la tête d'une feignasse

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Uber Prof: 24 heures dans la tête d'une feignasse

Lundi 5h15 Réveil "piano" de la liste classique des sons de mon portable. Comme je suis un peu musicienne, je me suis dit que ce début de blues non résolu allait me mettre en jambes.

5h18 Des petites décharges électriques provoquées par le contact de mes pieds sur le parquet m'ancrent dans le réel. Assise sur le bord du lit, je visualise immédiatement mon cartable prêt pour la journée, les documents à photocopier dès mon arrivée pour mes 6 classes de la journée. Dans quel ordre déjà? Ah oui, 4ème, 6ème, 3ème et 5ème le matin et 1ère et Terminale dans l'autre bahut l'après-midi. Ok, ça c'est rangé. CAFÉ!

5h31 Douche, pas vraiment coiffée, un élastique et ça passe. Habillée en mode oignon, plusieurs couches à enlever. Il va faire très chaud aujourd'hui. Estomac pas assez reposé et donc réfractaire à quoi que ce soit de solide. La seule chose vraiment solide pour l'instant, c'est l'heure de départ. 6h30 pas 31. Quelle heure est-il?

5h43. C'est nul mais j'allume quand même une clope. J'ai l'impression d'en avoir besoin pour prendre de la distance afin de rassembler mes idées autour de la journée qui m'attend. Un pied dans le jardin et l'autre dans la véranda, je pense à ma première classe de la journée en regardant mon piano. 

Alors la 4ème, il y a 3 élèves dyslexiques dans cette classe. 

Pensée 1: Je sais faire. 

Pensée 2: Mes photocopies lisibles pour eux sont prêtes. 

Pensée 3: J'ai mis tous mes documents en PDF sur une clé USB si jamais certains travaillent sur ordinateur. Je n'ai pas eu cette info.

Pensée 4: J'ai déjà organisé ma salle en îlots le jour de la pré-rentrée, comme ça je verrai bien où ils se placent et saurai tout de suite si ils ont des amis ou s'ils sont isolés.

Je glisse une note dans ma poche pour pouvoir y mettre ces informations entre deux cours. Les dys, c'est bon. Je vais gérer.

Ensuite? Ah oui Mina, elle a une AESH(1). C'est cool, au moins une qui a un peu d'aide. Par contre le dossier de l'élève est vide. Pourquoi a-t-elle une AESH? Je rajoute ces questions sur ma note de poche.  Je crois avoir repéré la collègue en question lors de la pré-rentrée. Je lui demanderai après le cours depuis quand et pourquoi elle suit l'élève? Je pense qu'on va pouvoir travailler ensemble. Merde, comment elle s'appelle? Font chier aussi à coller la même journée de pré-rentrée pour les deux bahuts. J'ai raté beaucoup d'infos dans les 2 établissements. Bon allez, ce n'est pas la première fois, l'année dernière j'avais 3 écoles et 2 matières mais plus proches de chez moi. Je vais gérer. 

(1) AESH: Accompagnant d'élèves en situation de handicap 

Alors la 4ème, quoi d'autre? Ah oui, il y a une élève insolente dans cette classe. C'est la collègue de l'année dernière, celle qui avait fait un recours exceptionnel pour pouvoir rester dans ce collège qui m'a communiqué cette info. Comment s'appelle l'élève ? Elle est où cette liste? Solène.  Mais ça veut dire quoi insolente dans l'esprit de la collègue? 

Insolente comme Cindy qui vendait ses fesses en 3ème dans une cité d'une autre ville? Comme Claire en 5ème qui se scarifiait en cours et insultait tout le monde à tout bout de champ mais qui n'était jamais en retard pour aller chercher ses petits frères et sœurs? Comme Enzo à qui on n'achetait pas de fournitures scolaires et qui ne venait en cours que pour le fun de prouver aux profs et aux adultes en général qu'ils étaient tous des cons? Comme Dylan qui rappelait volontiers aux profs qu'ils n'étaient pas des modèles parce que lui, il gagnait 3 fois notre salaire en dealant du shit?

Solène n'a pas de dossier non plus. Bah oui, à force de mettre les assistantes sociales et les infirmières scolaires sur plusieurs établissements... Je vais gérer. 

S'ils savaient tous ces jeunes à quel point je les considère. S'ils pouvaient tous se voir comme moi je les vois. Ils seraient un tout petit peu moins malheureux, un tout petit peu moins en colère, au moins pendant certains de mes cours. C'est la seule chose qui fait sens dans mon métier, y croire malgré la casse accélérée.

Plus le temps de réfléchir. D'ailleurs si on est honnête, moins on réfléchit mieux on fonctionne. Fonctionnaire, fonctionnaire, jugulaire, jugulaire disait ma grand-mère.

6h14. Pas le temps de penser aux autres classes non plus. Je ferai ça dans la voiture. 

Je suis la bonne personne pour eux, pas une fée mais un pilier auquel ils pourront s'accrocher. Je suis la bonne personne pour eux. Ma méthode Coué désigne aujourd'hui une forme d'optimisme nécessaire mêlé de déni du réel.

6h22 Je mets un petit mot à mes chéris sur le tableau de la cuisine. D'abord à mon fils qui a dû lâcher la fac de musicologie pendant le premier confinement. Depuis il réfléchit à ce qu'il va pouvoir faire de sa vie. En attendant il bosse au drive du coin et se lève tous les jours à 3h15 du matin. 

" Bon courage mon chéri, profite du temps que tu auras après ta petite sieste. Pas trop de réseau là où je bosse. Je pense être de retour vers 18h00. J'écouterai ton dernier morceau. Je t'aime. Maman" 

Puis un pour mon mari: " Hallo, mein Schatz, ich werde keine Zeit zum Einkaufen haben. Wir müssen wegen des Nachtrhythmus unseres Großen früh essen, so gegen 18h 30. Ich überlasse es dir. Schönen Tag noch. Love u."

Puis j'envoie un sms à mon petit dernier qui vient de commencer la fac à 245 km d'ici et puis un autre à ma fille qui a terminé ses études et enchaine les CDD et les périodes de carence à 950 km d'ici. 

Merde 6h30!

J'attrape tout et fais un dernier point précipité : 

Cours: Check

Photocops: Check

Clés usb:  Check

Adresses des 2 bahuts : Check

Liste des mots de passe et identifiants pour 10 sites enseignants: Check

Truc à manger: PasCheckOnVerra! 

Remplir ma gourdasse, il fait déjà très chaud: Check

6h33 pas 6h30 Le GPS dit arrivée 7h50. Faut absolument que j'arrive à faire mes photocopies. Tant pis, au moins celles des 2 premières heures et les autres à la récré. Pitié, Dieu des TZR(2), pas de tracteur, pas de camion siouplé.

C'est marrant comme la détresse vous rend croyant. On est combien à prier n'importe quelle pédago-divinité sur les routes de France à cette heure pour aller missionner dans nos écoles laïques? 

(2): Titulaire en zone de remplacement

Contact vroum. Le bruit du moteur me fait prendre conscience que ce départ dans l'urgence, sera suivi de centaines d'autres dans l'année qui m'attend. J'avale ma salive et respire profondément, un peu comme avant une grosse piqûre. Vroum, le moteur de ma petite voiture de classe moyenne achetée à crédit l'année de ma titularisation car ma vieille Clio ne voulait plus faire les 750 km hebdomadaires, ce moteur donc, vrombit et doit impérativement tenir toute l'année. Dieu des TZR!

Allez vroum routes de campagne. Vroum, il fait chaud. Vroum, c'est septembre dans l'ouest de la France. Vroum, c'est beau mais je ne le vois pas. Vroum et merde un tracteur. 

Quand je pense que le collège où je vais, s'enorgueillit du label E3D(3) qu'ils ont gagné à force de projets souvent débiles mais qui vont bien remplir les vitrines du mérite du rectorat. Elle est où mon empreinte carbone dans leurs calculs? Ne cherchez pas, c'est une question rhétorique. Tout le monde s'en fout au ministère. Je pense aussi à toutes ces formations ineptes et dégradantes pour lesquelles on faisait se déplacer 150 profs à 100 km de chez eux pour que les deux formateurs à la maison, qui n'ont jamais eu de classes en responsabilité puissent confortablement nous éclairer sur ce que l'on sait déjà et mieux qu'eux. L'empreinte carbone d'une telle "formation"? Hein? On s'en fout. Allez on va mettre ça aussi sous l'Abaya.

Vroum, camion. Vroum, j'éteins la musique. Tout ce qui vient en plus est en trop. Même la musique m'encombre aujourd'hui.

Après 20 km de parcourus: Je n'ai rien oublié. Je suis trop forte. 

80 km et des broutilles tous les jours? Je vais faire ça tous les jours? 

Allez je vais gérer.

(3) E3D: École ou Établissement en Démarche globale de Développement Durable

7h47 J'arrive. Un parking plein, pensé pour 8 voitures. On se met où on peut. J'attrape mon cartable, le sac de l'ordi et un carton rempli de jeux et de boites à rituels que j'ai fabriqués au fur et à mesure de mes 12 années de prof. Une dame souriante en vitrine dans un bureau d'accueil me salue. Quel mérite. Elle n'a aucun espace de retrait. Décidément, ils aiment les vitrines à l'Éducation Nationale. Je lui souris en retour. Bonjour bonjour, bla bla, je suis la nouvelle en allemand bla bla.

Je me dirige vers la salle des profs. Je tiens bon. 

Personne à la photocopieuse, ouf!

Je regarde l'équipe, ceux qui sont en postes fixes. Ils sont sympas, très affairés à mettre en place leurs projets de l'année, tous listés au tableau. Je n'y participerai pas. Je suis bouche-trou, pas de projet, pas de voyage. J'envie les collègues qui ont la possibilité de faire des choses qui ont du sens pour les élèves et donc pour eux. Je me sens un peu seule. Allez! Je vais gérer.

Je demande à la première collègue qui passe où je dois aller chercher les 4èmes. Elle m'indique le chemin. Je ne sais pas à qui je parle. Elle non plus. "Tu es en quelle matière?" "Allemand et toi?" "Français. Tu es contractuelle?" 

"Non TZR." "Oh c'est dure ça! Tu habites où?" " À 83 km d'ici." " Tu n'as que le collège?"" Non le lycée de Perpètelesoies aussi."Ça te fait combien de km par semaine ça?" " Un peu plus de 600."  "Pfff, ils font n'importe quoi. Prends soin de toi. On est là si tu as besoin. Bon courage!""Merci".

7h59 Je suis dans la cour, je cherche des yeux ma classe. Sacs sur le dos et bras chargés, pas eu le temps de tout déposer dans ma salle ni d'allumer l'ordi. Je vais gérer. Faudra quand même partir plus tôt demain. Je vais gérer.

8h00 La sonnerie m'interpelle: Dirty dancing.  "Now I've had the time of my life. No, I never felt like this before..." Sourire intérieur. Ils ont de l'humour, ça me plaît. Ma classe se range plus ou moins entre deux traces indistinctes au sol, qui ont dû être des lignes blanches. J'affiche mon plus beau, sécurisant et cadrant sourire. " Einen wunderschönen guten Morgen!"

C'est ma 13ème rentrée et je reste convaincue que ma première mission dans la longue liste des choses qu'on attend de nous est de faire en sorte que mes élèves rentrent en classe avec le sourire et ne le perde pas jusqu'au prochain Dirty dancing. C'est ma 6ème année en REP ( Réseau d'éducation prioritaire). Pour beaucoup de ces élèves, nous, leurs profs et personnels de l'école, sommes les seuls adultes  solides et équilibrés de leurs vies. 

On monte, il fait vraiment chaud. Ils découvrent la salle nouvellement organisée en îlots. " Madame, on peut ouvrir les fenêtres? " " Oui bien sur mais il faudra baisser un peu les volets sinon on va cuire. " " Madame, ils marchent pas les volets. " " Pis les fenêtres elles s'ouvrent que un peu. " " Asseyez vous, on laissera la porte de la classe ouverte, cela fera peut-être appel d'air. " Et non, pas d'air. Un moment de flottement: " Viens on va se mettre là. "" Non je veux être avec Mathis. " Ils finissent par s'installer quand je leur explique qu'on va changer de place toute l'année, que ce sera un cours actif où nous bougerons beaucoup." Pas aujourd'hui hein madame? " " Non pas aujourd'hui." On reste à l'étuvée. Je fais l'appel. Il y a trois élèves qui ne sont pas inscrits sur ma liste papier. Ouf, j'ai fait des photocopies en plus. Vive l'expérience! 

Je fais passer une feuille pour qu'ils inscrivent leurs noms, leur classe. " Moi madame, j'ai un PAP(4). " " Merci de m'en informer. Tu sais pourquoi? " " Boh oui chuis dys. " " Et dys quoi? " " Dys pour l'orthographe d'écrire et tout." " Merci, c'est noté. " 

(4) PAP : plan d'accompagnement personnalisé pour les enfants présentant des troubles des apprentissages.

Pendant que l'ordi rame, je me présente. Je les observe autant qu'ils m'observent. C'est une première rencontre. Je parle de ma façon de travailler, de ce que l'on va faire cette année. J'ai vraiment très envie de tout ce que je leur promets. Je les rassure, leur dis que j'ai prévu quelques cours de révisions, que personne n'attend d'eux qu'ils soient bilingues à la fin de l'année, qu'une langue ça s'apprend en essayant, en faisant des erreurs. Je leur raconte 2 anecdotes des fois où j'ai dit des grosses bêtises en apprenant l'allemand. Il s'agira toute l'année d'essayer et rien de plus. Cela semble leur plaire. 

Un seul visage ne se détend pas. Il y a de la solitude et de la défiance dans ce regard-là. C'est Solène. Nos regards se croisent. Elle enfouit immédiatement sa tête dans ses bras croisés sur sa table. Pauvre puce.

Je lance un jeu pour réactiver l'allemand que les 2 mois d'été ont enterré et ce dans la joie et surtout l'interaction, mon grand dada.  Cela permet de briser la trouille d'être interrogé devant tout le monde. Ils doivent en 10 minutes trouver par groupe de 4 élèves un maximum de mots allemands. J'explique les règles.  Et c'est parti, ils sont tous au boulot. 

Solène est tout d'abord réfractaire puis l'enthousiasme de son équipe finit par l'embarquer. Je la vois sans la regarder (Oui, nous les profs on sait faire ça.) écrire également des mots. Il y a donc des leviers possibles pour Solène. Je la laisserai avec les élèves de cet îlot-là. Au moins aujourd'hui, elle ne me détestera pas.

Pendant qu'ils cherchent presque tous, je vais voir l'avancée de leurs recherches et je note sur une feuille comment les placer dans d'autres activités. Ils se sont positionnés par affinité, c'est classique mais sans le savoir, leurs choix de places dans la salle va alimenter la constante macabre(5). Mon ennemi. Je vais cette année encore tenter de déconstruire ce système pourri qui marque les enfants au fer rouge. Pas de classement chez moi.

(5) Constante macabre - Définition Wikipédia : Le terme a été créé en 1988 par André Antibi, chercheur en didactique, qui a publié en 2003 un livre sur le sujet : « Par « constante macabre », j'entends qu'inconsciemment les enseignants s'arrangent toujours, sous la pression de la société, pour mettre un certain pourcentage de mauvaises notes. Ce pourcentage est la constante macabre.

On passe les 55 minutes à jouer, à se rencontrer, à travailler et à rire aussi. Puis ça sonne. Ils ressortent, certains traînent des pieds. Ils ont envie de me parler, de tout, de rien, d'eux surtout, de prolonger la rencontre en plus petit comité. Ils sortent en souriant pourtant ils ont appris 1 ou 2 trucs. Solène, elle, ne sourit pas mais elle me dit " Tschüß! " et même si elle ne m'a pas regardée en le disant, nous nous sommes rencontrées sereinement. Cela me va parfaitement. Je ne fais pas ce métier pour être aimée mais pour qu'eux s'aiment et aiment apprendre. Cela ne fonctionne pas tout le temps. Mais aujourd'hui si.

J'enchaîne les heures de cours.

12h00. Le lycée est à 20 km du collège. Vroum.

12h22  J'arrive: Le code du portillon ne fonctionne pas. J'ai dû mal le noter. Je sonne. Rien. Une autre voiture sort. J'en profite. À l'accueil, encore une personne en vitrine. Un autre bonjour souriant, blabla, nouvelle affectée, blabla, où est ma salle? Pas eu le temps de faire le tour du lycée le jour de la pré-rentrée. Bâtiment D dans le pré-fabriqué. Merci.

Ma clé est la bonne. On se contente de petites choses parfois. J'allume l'ordi, ça rame. Là par contre rien ne va. Elyco error. Pronote non accessible. Je cherche les listes d'élèves que j'ai imprimées chez moi. Je vais gérer.

Je file en salle des profs. Ils sont tous charmants. Et c'est reparti, " Quelle matière? Ton nom? Tu remplaces machine? " " Non, BMP(6) dont personne ne veut. " La casse est comme le diable, elle porte plusieurs noms BMP, TZR, PACTE... 

" Tu habites où? Oh la vache. Ils font vraiment n'importe quoi. Bon courage. " " Et sinon Elyco? " " Ah non y'a un bug qui vient du rectorat. Il vont gérer comme d'habitude on-sait-pas-quand. C'est pas comme si c'était la rentrée pffff "." Et Pronote? " " On ne sait pas d'où ça vient mais aujourd'hui l'informaticien est chez nous. " Soupir. Pas le temps de manger. Je vais gérer.

(6) BMP = Bloc de Moyens Provisoires. Ce sont des fractions de postes présents dans les établissements quand leur quotité ne permettent pas d'accueillir à plein temps un titulaire. 

13h35 Ça sonne. Sonnerie moins marrante qu'au collège. Les élèves arrivent. Ils sont sympas. Pas très bosseurs mais ouverts et dynamiques. Ils me racontent leur absence de motivation dans ma matière. Les années sans profs. Les profs remplaçants de remplaçants. Les nombreuses méthodes différentes à chaque fois. Pas de voyage. Ils me demandent si je suis une vraie prof. Je trouve la question légitime vu que tout le monde a eu connaissance des gens recrutés sans formation selon la méthode affligeante du speed-dating. Je les rassure. On va pouvoir mettre une belle année en place. 

14h55 Les terminales. Pareil. Mêmes discours sur l'allemand. 

Le cours se termine. Les élèves quittent la salle souriants. 

Une autre classe attend un autre cours dans le couloir. La porte de la salle est ouverte. Je note toutes les infos nécessaires aux prochains cours sur une feuille. Puis je rentre ma progression sur l'ordi que je mets sur une clé USB pour pouvoir la mettre sur Pronote quand y'aura Pronote. Bah oui, c'est obligatoire de faire ça, même quand y'a pas Pronote. Il s'agit de laisser une trace de chacun de nos cours. La tagadagada tactiqueu du gendarmeu. 

Puis deux jeunes filles en face de moi mais toujours dans le couloir discutent: 

" C'est qui elle? " en me désignant du menton. " Ch'crois une prof d'allemand." " Wesh t'es prof d'allemand, t'as raté ta vie. " " C'est clair. "

Je suis fatiguée. Je relève à peine l'incident mais ça me blesse. Ce qui prouve bien que je suis fatiguée. En pleine forme, ce genre d'intervention me passe loin au-dessus de la tête. Elles n'ont aucune idée de ce qu'elles viennent de me faire. Leurs mots m'atteignent comme un herpès. On ne le sent pas tout de suite mais une fois qu'il s'est installé dans votre organisme, il se déclare douloureusement dans les périodes de faiblesse. 

J'en parle à la collègue qui vient faire cours dans la salle où je suis. Elle est nouvelle elle aussi et ne connait pas ses élèves. Et puis elle a d'autres chats à fouetter que de gérer les réflexions de couloir qui ne la concernent pas. Je vais envoyer un mot au professeur principal de cette classe quand j'aurai Pronote. Je vais gérer.

Je prends mes affaires, un peu abattue quand même mais je prends cette sensation pour de la fatigue. 6 heures de cours, 6 niveaux sur 2 écoles très loin de chez moi et trop peu de sommeil, c'est forcément de la fatigue. 

Je passe par la salle des profs pour m'avancer sur mes cours et faire mes photocopies des 4 prochains cours. Les élèves n'ont pas de manuels et puis ça m'évitera de tout transporter à chaque fois.

16h50 Je regagne ma voiture. Il fait très chaud. Il faisait 31 dans la classe. Je pense à l'Allemagne. Pas de Hitzefrei ici. Hitze: chaleur et frei: libre. Pas de cours à partir de 27 degrés en classe là-bas. Je suis contente de rentrer chez moi mais l'idée de me cogner encore une heure de route ne me réjouit pas. Naïve que je suis. 

Vroum, camion. Vroum bouchon. Bouchon! Ici? 

Je rentre dans une sorte de transe. Je vis tout le reste en accéléré. Comme si je ne vivais pas vraiment tout ça. Les camions, les bouchons, même l'idée du boulot qui m'attend pour le collège le lendemain, tout ça glisse sur moi. Un peu comme quand on participe à une réunion chiante et inutile et qu'on est dans la lune. Soupir.

18h32 J'arrive à la maison. Un peu sonnée par la route plus longue que prévue. Pas sonnée parce que j'ai été coincée dans un bouchon mais parce que c'est une difficulté supplémentaire que je vais devoir ajouter dans mon équation de prof de cette année. Alors, j'avais comptabilisé 9h30 de route par semaine. Ça va faire combien avec les bouchons? Est-ce que ce sera comme ça tous les jours à la même heure? L'autre route est encore plus longue et puis le collègue qui fait la même route que moi n'a pas un emploi du temps compatible avec le mien. Pas de co-voiturage possible. Ça réduit encore mon temps de travail, de préparations, de corrections et de récupération aussi. 

Pas envie de raconter ma journée. J'en dis peu. J'ai besoin de silence. d'un sas de décompression. 

20h00 Je monte dans mon bureau. Je n'ai même pas écouté le dernier morceau de mon fils. Je prépare mes cours. Tout va fonctionner. Rien de palpitant. Je n'y arrive pas vraiment mais ça fonctionne. Je reçois un mail du principal qui me demande si je crois avoir besoin d'une formation sur l'enseignement en REP (réseau d'éducation prioritaire) et la grande pauvreté?

Il ne sait pas qui je suis. Il a été affecté au collège 5 jours avant la rentrée. Je lui réponds que non et argumente en lui donnant la liste des établissements REP+ où j'ai travaillé, puis le dispositif DIMA (Dispositif d'initiation aux métiers de l'alternance), une sorte de 3ème de la dernière chance que j'ai créée il y a 6 ans avec deux valeureux, talentueux et un peu cinglés collègues. On appelait ça " notre Vietnam à nous! " Ça je ne le lui mentionne pas. Je lui rappelle que je suis également certifiée en français langue seconde et que, de fait, j'avais déjà été formée et trop souvent confrontée à la " grande pauvreté ". 

Une formation sur la " grande pauvreté "? Qu'est-ce que c'est encore que cette expression? Ce serait quoi du coup la petite pauvreté? Moi sans doute, si je fais le calcul de ce que je vais dépenser en essence cette année. Et le défraiement sur seulement 1/3 de mes trajets parce que seuls les déplacements depuis mon établissement de rattachement administratif sont comptabilisés. Établissement de rattachement qui est, bien entendu, plus proche des bahuts sur lesquels je suis affectée mais bien loin de chez moi. Alors de quelle pauvreté parle-t-on? D'argent? De bagage linguistique, culturel? Et puis du coup, la petite pauvreté, ce serait moins grave? Est-ce qu'on abordera les causes de cette pauvreté dans cette formation? Bien sur que non. Pffff les mots, les mots. Quand les a-t-on vidé de leurs sens? Je suis rincée. 

23h40 Pas de zèle ce soir. Mes cours ne sont pas palpitants mais je suis crevée. Je compte sur mes talents d'improvisation et puis il y a tous les rituels à mettre en place. Ça , ils aiment. Je vais gérer.

Allez hop au lit. 

Je suis crevée mais je n'arrive pas à dormir. Tous les " ILFAUT " de demain valsent dans mon esprit dans tous les sens. 

00h24 Je fais un petit exercice de respiration. Ça marche. Je m'endors.

5h00 Piano. Il est nul ce son. Faut que je le change.

Tout pareil que la veille mais plus tôt.

7h40 J'arrive au collège. 20 minutes devant moi pour préparer la salle, allumer l'ordi, ranger les cours dans l'ordre, rentrer mes progressions sur pronote pour rester complètement disponible pour les élèves aux inter-cours, aérer tant qu'il fait supportable. Ils annoncent plus chaud aujourd'hui. Et puis aujourd'hui je voudrais bien avoir le temps d'échanger avec mes collègues à la récré. 

En entrant dans le hall, la gestionnaire qui fait aussi secrétaire de direction me fait signe de venir dans son bureau. Bon d'accord, pas 20 minutes mais 15. Je vais gérer. 

Elle est charmante elle aussi. Elle sort mon PV d'installation pour que je le signe. J'attrape mon feutre bleu. Je signe. Je ne sens plus le contact du crayon sur le papier. Puis je perds la sensation entière de moi jusqu'à un tremblement invisible mais puissant qui me traverse des pieds aux tempes. Des sanglots incontrôlables et insonores prennent mon contrôle. Une moi extérieure observe la scène. Je me trouve ridicule. J'essaie de faire comprendre à la charmante dame que je ne sais pas ce qui m'arrive. Rien de compréhensif ne sort de ma bouche. J'ai envie de me calmer. Je suis incapable de réintégrer mon corps. Mais j'avais décidé de tenir bon! Pas moi hein? Le robinet lacrymal est intarissable. Puis il ne s'est plus passé grand chose dans ma tête. PROF OFF.

Ce jour là, dans ce bureau, ne s'est plus trouvée qu'une humanité sans ressource. La suite, je la connaissais de nombreux autres vaillants collègues. Arrêt de travail. Bagarre administrative pour ne pas faire passer cette maltraitance pour un abandon de poste, de l'épuisement pour de la fatigue passagère, une fabrique à pauvres pour une école. Quelques jours plus tard, sur le site qui rassemble toutes les informations administratives des profs, Iprof, si si, ça s'appelle comme ça, une troisième ligne d'affectation sur un troisième établissement à 101 km de chez moi, venait compléter mon poste de l'année. Il me manquait une heure pour faire un plein-temps.

De hussard de la république, je suis passée sous le buvard de l'arrêt public. Le papier buvard s'utilise aussi à dessein, surtout par précaution, pour éviter des bavures dans le travail à la plume, pour absorber un excès d'encre. Je profite de la presse encore libre pour exercer un excès d'encre. Voilà donc un pâté non effacé. Voilà donc comment on se débarrasse de ces feignasses de profs.

GalyGaly

(Aucun vrai prénom d'élève dans ce texte.)

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