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Billet de blog 30 juillet 2025

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On pourrait arrêter le monde qu'il nous faudrait quand même 5000 vies pour revisiter tout ce qui fut, le beau et le laid. Nous n'étions pas des conscrits sous le drapeau, ce terme ne nous concernait pas puisque nous étions des « appelés » mais pour autant nous étions circonscrits et c'est dans l'absence de liberté que suppose le terme et l'architecture roide de la fonction militaire que se révélaient les natures les plus inattendues.

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On pourrait arrêter le monde qu'il nous faudrait quand même 5000 vies pour revisiter tout ce qui fut, le beau et le laid mais gardons le beau.

Peut-on mesurer la chance de ce promeneur qui découvre, comme qui découvrirait l'eau tiède, un chef d’œuvre que tous nous connaissons de toujours et pour lequel nous avons oublié de nous éblouir ?

On pourrait arrêter le monde que nous aurions encore à découvrir pour le restant de notre vie. Ainsi de la musique que nous, les "boomers" (ainsi dénommés par une génération ignare et jalouse de la richesse musicale de notre vie adolescente) n'avons pas eu le loisir d'écouter vraiment ou simplement de découvrir faute de subsides. L'argent de poche ne se pratiquait pas vraiment, c'était un truc de riches. La culture à portée de porte-monnaie, par chez nous c'était passe ton tour.

Ici on travaillait l'été pour se payer un transistor qui, lui, se chargeait de nous culturer l'oreille, mais écouter en loucedé, le soir à l'oreillette, Poste restante sur RTL ne nous donnait qu'une maigre part de l'immense horizon musical des seventies. Jalousez, tristes contempteurs des "boomers", aucune période ne fut si riche musicalement que ces années qui vont de mon enfance jusqu'à ce que je me colle une oreillette.

J'avais fait chauffer le fer à souder, j'avais jumeauté une autre oreillette pour mon frangin et, le transistor entre nos deux lits, on transgressait, parce que, bande de crétins nés avec tout, écouter du rock c'était transgresser, le faire le soir en bravant les injonctions familiales c'était un acte salvateur, non le réflexe individualiste de qui parcourt l'espace public en s'isolant sous son casque.

On pourrait arrêter tout et réfléchir et ça ne serait pas triste (hi hi), pas ennuyeux non plus. On aurait assez de musique et de littérature pour nos 5000 prochaines vies et on pourrait ainsi se dispenser de la play list ambiante tant on se demande à quoi sert-il de papoter sans rime sur une absence de mélodie vaguement soulignée par une indigence de rythmique, cette tendance issue du rap et qui se dérap sans pour autant faire musique. On pourrait sans fin visiter ce qui fut et qu'on n'a pas eu en son temps le loisir de découvrir ou d'approfondir.

Heureusement d'autres chantent et vivent, j'aime Camille, déjà une vieille, aussi Zaho de Sagazan, mais ce soir je revisite un vieux issu de ces seventies et que je n'aimais pas. Je n'aimais pas l'encre de ses yeux ni ses paupières lourdes comme des bouteilles de Butane. Oui, il n'y avait pas que les paupières qui étaient lourdes chez lui, le moins qu'on puisse dire c'est que je ne l'aimais pas à mourir.

Un jour, comme toute ma génération j'ai quitté les seventies. Nul n'avait envie de les quitter, ça s'est fait à l'insu de notre plein gré. Moi je les ai quittées en uniforme, ce qui était un signe majeur vu qu'à partir des eighties on s'est dirigés vers une sacré pensée uniforme qui a fait fi de beaux idéaux. Moi sous le costume, bête comme je suis je les gardais au chaud et je crois bien les avoir encore mais en ce temps lointain, en cette ville d’Épinal  je prenais une sacrée leçon de sociologie dans ce brassage inégalé de classes sociales qu'était le service militaire.

Puis j'eus un Mac 50 à la ceinture, chargé de 9mm parabellum. L'appelé de base qui montait la garde les pieds gelés et la peur latente devait être muni d'une dentition de requin pour déchirer le plastic épais qui emballait le chargeur et ainsi retenait le geste meurtrier de charger et de tirer ; avant cette mesure, des innocents en avaient fait les frais. Moi je n'avais qu'à appuyer sur la gâchette et je n'en menais pas large quand je faisais ma ronde dans la fosse du fort des Adelphes, au nord d'Epinal, dans la nuit noire.

J'avais la main sur la crosse, genre le cow boy effrayé, mais rien n'a bougé et ça a été heureux parce que j'aurais tiré. Avoir 20 ans dans la tranchée des Vosges ne fait pas de vous un héros, et puis mon grade de Sergent m'a évité le trou. Mes hommes n'avaient pas su réciter les consignes lors d'un contrôle inopiné du capitaine de garde et pour les avoir couverts je me suis retrouvé aux arrêts simples. Eux y auraient eu droit, au trou.

C'est dans cet univers qui n'existe plus, fait d'aboiements et de grosses couilles autant que de personnes fines et cultivées, un mélange d'engagés et d'appelés auxquels il serait vain d'attribuer d'emblée à l'un ou à l'autre les couilles ou la culture, dans cet univers d'hommes avec parfois une femme en treillis qu'on devait encore appeler PFAT, pour "personnel féminin de l'armée de terre, c'est dans cette chambre que je partageais avec un engagé du même grade que le mien que j'ai écouté sur son magnéto cassette "La dame de Ote Savoie".

Moi qui, à peine arrivé à chacune de mes perm, et à la nuit entamée, précipitais dans mes oreilles du ZZ Top "El loco", et Led Zeppelin, terminant toujours avec "When the levee breaks". De retour dans ma chambrée le lundi je me passais du Cabrel, un antidote complet, une rupture de ton, un genre de bienfaisance.

Nous n'étions pas des conscrits sous le drapeau, ce terme ne nous concernait pas puisque nous étions des "appelés" mais pour autant nous étions circonscrits et c'est dans l'absence de liberté que suppose le terme et l'architecture roide de la fonction militaire que se révélaient les natures les plus inattendues dont la plus marquante, celle de l'homosexualité. 

En ces années j'étais "Dure limite",  j'était "Betty" et aussi "Sandinista"et tout cela circulait sous le kaki. D'un treillis à l'autre on se comprenait autour de ces chansons qui nous parlaient, de ces musiques qui nous portaient. Oui, les Seventies étaient derrière mais l'époque avait encore quelques richesses et par bonheur, le meilleur de nous résistait, moins à l'embrigadement fort peu actif qu'à ce nivellement des consciences et croyez bien que ce "nous", que ce "on" était loin d'être le peuple des treillis dans son entièreté.

Nous étions un genre de classe moyenne prise d'un côté entre les prétendus intellos parisiens dont un compositeur de musiques de pub, quelle gloire, et qui nous prenaient ouvertement pour des cons, et de l'autre côté par des abrutis qui croyaient faire de l'antimilitarisme en pourrissant la vie des autres appelés. Il y avait moins de danger à fréquenter les engagés, ce que nous ne faisions que peu, cependant, les sous-off engagés nous considérant eux aussi comme de la merde.

C'est dans ce ramassis d'humanité, aussi bigarrée qu'elle peut l'être bien que peu propice à la poésie que, rentré de mes décibels Zeppeliniens je repassais les premiers albums de Cabrel sur le magnéto cassette de mon camarade de chambrée, militaire d'active et aussi, de fait, cœur d'artichaut.

On s'est peu parlés durant mon passage dans sa vie. Je lui ai dit pour le magnéto, il était d'accord, on n'avait sans doute rien d'autre à se dire mais c'était peut-être le seul avec qui j'aurais pu partager les moments apaisants de notre chambrée, cette parenthèse à la limite d'être honteuse, écouter du Cabrel. Parmi mes goûts musicaux de l'époque, déjà Zappatesques mais qui ne reniaient pas certaines amours tenaces, de Alice Cooper à Iron maiden en passant pas les riffs hard boogie de ZZ top, Cabrel ne pouvait avoir droit de cité que dans ce petit carré de chambrée. 

Et puis j'ai laissé Epinal, les fossés des Adelphes qui tant m’effrayaient et j'ai aussi laissé Cabrel mais pas les riffs altiers qui viennent de loin par delà le Zeppelin, à vous tourner le cou, ni le son de deux générations. Canned heat, John Lee Hooker, Hound dog Tailor, Johnny Winter. When the levee breaks, ce blues des années 20 si bien repris par qui vous savez.

Et puis un jour dans la play list d'une onde nationale j'ai entendu un autre genre de blues :

Je vais l’attraper, lui et son chapeau

les faire tourner comme un soleil

ce soir la femme du torero

dormira sur ses deux oreilles

S'il y avait une manière de définir la poésie, ça serait l'art de décrire notre intime en même temps que notre universel, et sa force serait d'accorder l'un à l'autre.

T'avais mis ta robe légère

moi l'échelle sous le cerisier

t'as voulu monter la première

et après...

On n'est que d'un toujours mais qui se renouvelle, qui fait des figures mais qui reste chaque fois un genre de "toujours".

C'étaient des nuits toutes d'un bloc

à creuser dans le rock & roll mystère

jusqu'à trouver la note

qui auraient mis tous mes potes d'équerre.

jusqu'à toucher la douleur par force de bonheur rêvé, et dire les choses sans les nommer, la poésie ça serait effleurer

elle court par les ruelles autour

dans les rires et les flaques

légère par dessus les barrières

et les grilles des parcs

[...]

sur sa chaise mobile

où lourdement pèse son corps

elle dort

J'ai quatre beaux objets faits de carton et de papier, comme s'emballaient nos vinyles, signé Cabrel. De beaux objets comme par respect de la part de l'auteur parce que la musique est toucher (le disque et son enveloppe), odorat (le parfum d'un vinyle quand c'en est un), vision (textes et photos des pochettes), et qui recèlent tant de choses invisibles sous la surface miroitante de la galette ronde qu'on écoutait en partage avant que de l'écouter, immatérielle et en juste moi tout seul au milieu d'un monde pourtant vivant.

Elle se balade fière

au bras d'un cygne blanc

elle dit "c'est pas un cygne de rivière

c'est un cygne d'étang"

[...]

à son cou quelques pierres

aux oreilles des pendants

mais pas des pendants de rivière

de la breloque en fer blanc

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