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Billet de blog 16 juin 2016

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«Alors qu’est-ce que ça donne, Nuit Debout ?»

La question ne manque jamais de tomber. Généralement de la bouche d’un proche inquiet de nos cernes ou de notre régime alimentaire. Nous qui, n’en déplaise aux clichés, sautons bien plus souvent les repas que les barricades.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« Et ils en sont où à Nuit debout ? », c’est aussi la question sur laquelle se penche Camille Polloni dans un article (payant) à la fois bienveillant et cruel, et « driste », sans aucun doute.

Et voilà qu’elle s’installe sur la place et dans nos têtes, cette lancinante interrogation, sous les effets conjugués de « l’essoufflement du mouvement » repris en chœur par ces médias qui nous ont prêté plus de poumons que nous en avions, et de l’inévitable spleen qu’on peut ressentir quand on passe des heures, tous les soirs, sous cette grisaille qui nous pisse dessus, comme pour nous punir d’avoir décrété inconsidérément que le mois de Mars et sa sournoise météo ne finiraient pas.

Certains se sont posé plus tôt cette question : les « initiateurs », les « fondateurs », ceux du début, qui savaient bien quoi attendre d’un mouvement lancé dans des circonstances qui n’ont plus de secret pour quiconque a déjà lu une interview de François Ruffin, et qui l’ont progressivement vu, avec bienveillance ou dépit selon les caractères et les agendas, s’éloigner de leurs ambitions premières.

Il y a aussi les curieux, les « visiteurs », ceux qui viennent avec leur sympathie, leur perplexité ou leur désapprobation et veulent comprendre « où ça va tout ça », « quel est le but », et pourquoi des centaines d’individus qui ressemblent à leurs enfants, leurs amis et même parfois leurs banquiers, occupent une place et prétendent porter un message politique sans l’inscrire dans les clous habituels de la pétition ou de la candidature. Ceux-là n’obtiendront pas de réponse, ou en obtiendront mille, et ceux qui n’en cherchaient qu’une, claire et limpide, ne nous ont pas rejoints, ou sont déjà partis.

Et puis il y a les autres, ceux qui ont pris le train en marche, sans toujours se doter d’objectifs au long cours, sinon celui de lutter contre le goût âpre que laissent traîner dans la bouche des années de renoncement, de défaites et d’impuissance face aux prédateurs. Peut-être aussi n’ont-ils pas souhaité s’encombrer d’ambitions trop précises de peur de les voir déçues.

Nous voici rattrapés par notre inconséquence.

Voilà 74 jours que je fréquente la place de la République, et aussi longtemps que je réponds par une pirouette à ceux qui me parlent de stratégie, de direction, et d’avenir. Dix semaines que je me réfugie derrière « Le protocole de vote n’est pas encore prêt », « Il vaut mieux écouter ce qui se dit à l’AG pour percevoir la dynamique du mouvement », et parfois « Rapprochez-vous de la commission Tactique » (quand je suis d’humeur badine). Deux mois et demi que l’hétérogénéité des aspirations individuelles ou des fonctionnements collectifs (qui a déjà assisté à un échange entre les commissions Économie Politique et Perspectives & Programme pourra témoigner de son ampleur) me sert de parade et d’esquive. « Mais madame, vous mesurez la complexité de réconcilier un anti-spéciste et un éleveur en lutte ? ». Hop, perché.

Il y a de la paresse, sûrement, dans cette volonté de reléguer au second plan la question du sens,cette même paresse qui permet à beaucoup d’entre nous de continuer à vivre dans un système que l’on vomit, à travailler dans des entreprises dont on méprise et subit l’organisation, les valeurs. Un système qui nous conduit à mettre des cravates ou des talons aiguilles, à faire machinalement des sourires à ceux qu’on déteste ou des enfants à ceux qu’on aime, à voter utile, à voter inutile. Bref à se concentrer sur le pas suivant plutôt que sur la destination pour ne pas voir l’abîme.

Mais à cette paresse viennent s’adjoindre deux intuitions qui me semblent expliquer qu’on se soit si longtemps passé d’une réponse limpide à la question du devenir.

La première, c’est que si Nuit Debout a démarré aussi bien, aussi vite, c’est parce qu’elle a su fédérer des énergies, existantes ou latentes, autour de quelques mots d’ordre communs et de beaucoup de liberté pour choisir le sien. Si le premier d’entre eux, la « convergence des luttes » nous a donné beaucoup de force, il a peut-être sous-estimé son ambition au sein d’un mouvement dont l’intérêt et la beauté résidaient, pour beaucoup, dans l’absence d’allégeance à quoi que ce soit sinon quelques principes informels de fonctionnement : transparence, respect de l’autre, primauté de l’action sur le commentaire.

Nous avons tous mis les pieds sur nos places avec notre pourquoi, parfois cristallin, parfois magmatique, et nous sommes aperçus qu’il était suffisant pour avancer ensemble, sans attendre qu’émerge une vérité commune.

La seconde intuition (pardon de me vautrer dans les clichés les plus éculés de la sagesse orientale) c’est que la destination est moins importante que le chemin parcouru. Que la somme de nos expériences de ces deux derniers mois suffit largement à justifier que nous n’ayons pas vu un film, pas lu un livre, pas pris une douche (non, ça va, je plaisante) depuis lors.

Nous sommes venus sur cette place avec moins de convictions que de besoins à combler, à commencer par celui de faire. Et nous avons fait.

Nous avons fait des manifs sauvages et des sandwiches « à prix libre ». Des communiqués de presse et des concerts symphoniques. Des sites web par milliers et des jeux de mots merveilleux (« 100 mars et un bal »).

Nous avons fabriqué des tables en cagettes, des dômes en tubes de plastique, des processus de vote abscons et des slogans qui claquent, et nous sommes fiers de tout.

Nous avons expérimenté l’horizontalité, et c’est dur. L’occupation physique, et c’est dur.

Nous avons monté des bâches sous la pluie, des barnums qui branlent, et les marches de la préfecture de police de temps en temps.

Nous avons réappris à échanger, notamment avec ceux dont la détresse nous a souvent fait fuir : les SDF qui campent avec nous, les paumés qui ont besoin qu’on les écoute, et même, pour les plus courageux, les journalistes étrangers qui cherchent à comprendre ce qu’on fait là.

Nous avons bloqué, marché, interpellé, manifesté, pleuré (souvent les mêmes jours, bisou aux forces de l’ordre) aidé, voté, tweeté, soigné, construit. Rien de tout cela n’est en pure perte. Nous nous sommes réapproprié l’espace public et notre propre peau, celle qu’on osait plus habiter parce que nous ne rêvons pas de devenir milliardaires, et que ce n’est pas conforme.

Nous rattrapons en quelques mois des années d’ignorance et d’inaction. Comme chez un enfant qui apprend à marcher, c’est à la fois grisant et douloureux.

Nous découvrons qu’il est difficile de s’organiser en restant à distance des méthodologies empruntées au système existant, et nous nous perdons en bavardages, parfois jusqu’à l’auto-sabotage.

Nous découvrons aussi que la victoire, la belle, la symbolique, ne vient pas comme ça, ni de ceux qui attendent qu’elle soit imminente pour y participer, mais de ceux qui acceptent de viser petit, de viser dérisoire, d’installer un four solaire sur une place en espérant arrêter les centrales nucléaires, ou de réunir quelques dizaines de personnes qui échangent des signes cabalistiques sur une place pour refonder un système politique.

Nous sommes nuls en coordination, et nous ne savons pas ce que nous faisons après la pluie.

Alors : « Qu’est-ce que ça donne, Nuit Debout ? »

Rien. Tout. Est-ce que ceux qui posent la question se demandent aussi ce que ça donne, leur vie ? On existe, et il paraît que ça fait vieillir. Que ceux qui nous regardent et nous auront regardés en spectateurs sachent qu’ils passent à côté de l’essentiel.

Vous pourrez retrouver tous nos articles sur gazettedebout.org

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