Le philosophe italien Giuseppe Rensi (1871-1941) critiqua en 1923 l’idéologie du travail et démontra les bénéfices d’une réduction massive du temps passé dans ce qu’il considérait être une activité destructrice de l’esprit humain, tout en nous rappelant l’importance du jeu dans la vie humaine. Il fustigeait la formule : « chi non lavora non mangi » (qui ne travaille pas, ne mange pas), car pour Rensi : « Non è già il caso di parlare d’un “diritto al lavoro”, ma, se mai, d’un diritto al non lavoro », (il faudrait plutôt parler d’un droit au non-travail plutôt qu’un ‘droit au travail’). (Rensi, 2017, p. 72) C’est aussi Rensi qui nous rappelle que le philosophe et poète Suisse Henri Frédéric Amiel (1821-1881) chantait déjà au dix-neuvième siècle, tout comme Charles Baudelaire, les louanges de la flânerie et de la rêverie :
Nous sommes trop affairés, trop encombrés, trop occupés, trop actifs ! Nous lisons trop ! Il faut savoir être oisifs. Dans l’inaction attentive et recueillie, notre âme efface ses plis. La rêverie, comme la pluie des nuits, fait reverdir les idées fatiguées et pâlies par la chaleur du jour. En se jouant, elle accumule les matériaux pour l’avenir et les images pour le talent. La flânerie n’est pas seulement délicieuse ; elle est utile. C’est un bain de santé qui rend la vigueur et la souplesse à tout l’être ; c’est le signe et la fête de la liberté. (Amiel, p. 52)
Rensi, et Amiel avant lui, critiquait le travail pour son impact négatif sur l’être humain, sa manière d’aliéner l’individu de lui-même et de le séparer d’Autrui et du monde. Ils ne pouvaient pas encore percevoir ce que Jacques Ellul verrait plus tard, c’est-à-dire l’impact destructeur du travail sur le monde physique et biologique.
Pour tenter de mieux comprendre l'attachement à la « vertu » du travail, nous nous tournons vers l'œuvre d'Ellul. « Le travail c'est la liberté » est l'un des « lieux communs » que le théoricien politique et écologiste, Jacques Ellul, analysa dans son livre Exégèse des nouveaux lieux communs (1966) ; « nouveaux » puisque le titre fait allusion à l'ouvrage du début du XXe siècle Exégèses des lieux communs de l'essayiste et polémiste Léon Bloy (1846-1917).
Mais pourquoi ce « lieu commun » ? Il faut rappeler qu'Ellul écrit en 1966, et que la notion foucauldienne de « discours » n'est pas encore en vogue ; de toute façon Ellul n'adoptera jamais la lexicographie déconstructionniste. Mais alors pourquoi ne pas utiliser simplement la notion marxiste orthodoxe d'« idéologie » pour expliquer le lieu commun ? Si Ellul était un lecteur assidu de Marx, sa perspective non marxiste et anarchiste lui permettait d'avoir une vision plus ouverte et plus complexe du fonctionnement et des représentations de la société. L'appréciation qu'Ellul porte sur Marx est, au mieux nuancée et parfois, comme nous le verrons dans le cas de la théorisation de la valeur du « travail » par Marx, très critique. Ellul s'était également interrogé sur la manière dont le marxisme rendait compte des lieux communs. L'analyse marxiste considère les lieux communs comme des expressions d'une idéologie propagée par la classe dirigeante et ses médias. Mais pour Ellul, le marxisme se trompe en croyant que le lieu commun est propagé par la seule classe dominante.
Ellul décrit en détail les origines historiques bourgeoises et la transformation de ce qu'il identifie comme le lieu commun : « Le travail, c'est la liberté ». Avant l'ère bourgeoise, le travail était considéré comme une souffrance, ainsi en anglais le mot « travail » signifie peiner, douleur, vicissitude conservant le sens originel de travail comme activité pénible. L'idée de la noblesse du travail ne commence à émerger qu'au XVIIIe siècle et les penseurs célèbres de cette époque ont joué un rôle déterminant dans la création et la diffusion du lieu commun du travail comme positif et vertueux. (Ellul, 1966,p.151)
Voltaire, « l'un des créateurs de l'idéologie du travail », écrit « Forcez les hommes au travail, vous les rendrez honnêtes gens ». Ce à quoi Ellul ajoute « comment ne voyait-il pas qu'il annonçait les camps de concentration? » (Ellul, 1966, p. 151) Voltaire ne voyait que les avantages moraux du travail : « Le travail éloigne de nous trois grands maux, l'ennui, le vice et le besoin. » Puis, à la fin du XVIIIe siècle, la Révolution française a également contribué à achever la construction du lieu commun qui fait l'éloge du travail. En effet, le Comité de la mendicité de la Constituante déclare que le travail est un devoir pour tous et que ceux qui refusent de travailler sont jugés « coupables » d'indigence et placés dans des centres de détention pour oisifs ; ceux qui refusent de s'amender sont déportés en Guyane. (Ellul, 1966, p.152)
Au XIXe siècle, la bourgeoisie a d'abord promu le travail comme une vertu au sein de sa propre classe et a créé « un enseignement orienté vers le travail». (Ellul, 1966, p.152) Le sens de la vie est donné par le travail. Comme le dit Ellul, « à l'homme qui travaille, tout est permis, tout devient péché mineur. Il peut ... exploiter les autres, être dur, égoïste, orgueilleux, qu'importe : c'est un grand travailleur! » (Ellul, 1966, p.153)
Par la suite, le bourgeois a appliqué ce code au delà de sa classe, en l'étendant à la classe ouvrière. L'ouvrier se trouve alors réduit à une condition de travail extrême, « réduit par l'explosion industrielle et l'exploitation bourgeoise ». (Ellul, 1966 p. 153) Comment pouvait-il le tolérer ? Parce que le bourgeois cherche à convaincre l'ouvrier du fait que « le travail nous rachète. Le travail nous purifie; le travail est vertu » (Ellul, 1966 p. 153). Dans les cercles ouvriers et socialistes de la fin du XIXe siècle, on trouve « les discours les plus exaltés sur le travail.... Le grand tour de passe-passe est réussi. La morale bourgeoise est devenue morale ouvrière. » (Ellul 1966, p.153)
Karl Marx a achevé la tâche, en fournissant une justification théorique. Marx est vraiment un penseur bourgeois « lorsqu'il explique toute l'histoire par le travail qu'il formule toute la relation de l'homme avec le monde par la voie du travail » (Ellul, 1966, p. 154). Ainsi, Marx est dépeint par Ellul comme l'interprète et le communicateur du mythe du travail bourgeois qui a permis sa pénétration dans la classe ouvrière. Ainsi, un mythe bourgeois est devenu un mythe de gauche, et le bourgeois et l'ouvrier ont depuis partagé ce lieu commun.
Le travail après être devenu d'abord un devoir, puis une vertu, devient émancipateur, (Arbeit macht frei), et héroïque. « Le travail, c'est la liberté. C'est bien la formule idéale de ce lieu commun. » (Ellul p. 158) En effet, dans la devise de Vichy du Maréchal Pétain, qui a remplacé la devise
républicaine « Liberté, Égalité, Fraternité », le travail subsume la liberté pour atteindre un statut prééminent dans le triptyque fasciste « Travail, Famille, Patrie ». Quant au communisme, dans une « étroite communion d'idée avec le nazisme », il a « repris en l'accentuant le mythe et les lieux
communs du travail en U. R. S. S. et dans les républiques populaires. » (Ellul, p. 155) Ce que nous venons de dire s'applique aussi bien aux femmes qu'aux hommes. Cependant, au vingtième siècle, il existe un lieu commun spécifique à la femme : « La femme trouve sa liberté (sa dignité) dans le travail ». (Ellul, 1966, p. 159) Les États communistes en particulier l'ont exploité dans leur représentation de la femme comme ouvrière et paysanne. En Occident «[l]a femme n'est valorisée aujourd'hui que si elle « travaille » : compte tenu que le fait de tenir le ménage, élever les enfants n'est pas du travail, car ce n'est pas du travail productif et rapportant de l'argent.» (Ellul, 2018, p.73).
Bibliographie
AMIEL Henri Frédéric, Fragments d'un journal intime, Geneve, H. Georg, tome I, 1885; Londres, Forgotten Books, 2020.
ELLUL Jacques, Exégèse des nouveaux lieux communs, Paris, Calmann-Lévy, 1966 ; Table Ronde,1994.
ELLUL Jacques, "L'idéologie du travail", Le Partage, 28 février 2016. http://partage-le.com/2016/02/lideologie-du-travail-par-jacques-ellul/
ELLUL Jacques, textes choisis, présentés et annotés par Michel Hourcade, Jean-Pierre Jézéquel et Gérard Paul, Pour qui, pour quoi travaillons-nous, Paris, La Table Ronde, 2018.
ENGELS Friedrich, « Le Rôle du travail dans la transformation du singe en Homme » https://www.marxists.org/francais/marx/76-rotra.htm
RENSI Giuseppe, L’Irrazionale, Il Lavoro, L’Amore, Milan, Unitas, 1923.
RENSI Giuseppe, Contre le Travail : Essai sur l’activité la plus honnie de l’homme, traduction de Marie-José Tramuta, précédé de “L’Audace de Giuseppe Rensi” par Gianfranco Sanguinetti, Paris,
Allia, 2017.