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Billet de blog 30 mai 2025

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De l’anticolonialisme à la décolonialité et l'Institut franco-chinois de Lyon

Nous les universitaires, conservateurs et « experts » blancs gagnons notre vie et bâtissons nos carrières en encadrant et en représentant l'Autre chinois, et nous sommes donc obligés de nous interroger sur la manière dont nous le faisons et sur l'autorité dont nous disposons pour le faire.

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Illustration 1
里昂中法大学学生于1928年合影 L'Institut franco-chinois 1928 © Département des Études Chinoises, Université Jean Moulin - Lyon

Tout d'abord, j'aimerais, parler de mon cheminement personnel et professionnel. Cette année, 2025, marque la conclusion d'une partie de mes activités d'enseignant-chercheur : la partie enseignement, ce qui me libère pour poursuivre l'autre partie: la recherche.
Cela fait 50 ans que j'ai commencé mes études de langue chinoise et du monde chinois. 
C'est en 1975 que j'ai franchi les portes de la School of Oriental and African Studies à Londres. C'était le commencement d'un demi siècle d'activité consacrée à la poursuite des études chinoises ou la sinologie - terme orientaliste qui néanmoins nous a permis de ratisser large et de poursuivre des pistes fermées à d'autres langues et aires culturelles.
L'année 1975, c'était aussi l'avant dernière année de la Révolution culturelle en Chine. La guerre du Vietnam venait de conclure avec la chute de Saïgon, aujourd'hui Hô Chi Minh-Ville. Les Vietnamiens l'appelaient la guerre des Dix Mille Jours, une guerre qui avait commencé vingt ans auparavant en 1955, une guerre anti-coloniale qui a constitué la toile de fond de ma jeunesse. Toujours là, en noir et blanc, sur l'écran de la télévision tous les soirs. Les États-Unis ne s'en étaient extraits que grâce à la diplomatie pragmatique du régime Nixon et à l'habileté d'Henry Kissinger, un criminel de guerre dépeint en héros du siècle.
La conclusion de la guerre au Vietnam aurait été impossible sans l'avènement de l'entente sino-américaine, qui marquait un changement de cap dans la guerre froide qui a vu le régime chinois s'allier avec le tigre de papier américain contre l'Union soviétique.
Comme beaucoup d'entre vous le savent, et contrairement à la plupart de mes camarades de classe je ne suis pas venu étudier la Chine et le chinois à la poursuite d'un rêve maoïste, ni même d'un rêve taoïste. J'avais deux autres motivations, une admiration pour ce que je considérais à l'époque comme la poésie chinoise, c'est à dire la poésie pré-moderne, et aussi par nostalgie pour mon grand-père, originaire de Nanhai dans le Guangdong, émigré en Europe en 1911 et qui avait été une présence constante quotidienne dans ma vie jusqu'à l'âge de 7 ans.
Cette seconde moitié des années soixante-dix, à partir de 1975, étaient des années charnières sur plan de la géopolitique, et en tant qu'étudiant à Londres, il était impossible d'échapper aux débats et mouvements en cours. La fin de la Révolution culturelle, la chute de la Bande des Quatre en 1976, la prise du pouvoir de Deng Xiaoping dans les années qui suivirent. Je me souviens d'une réunion d'enseignants-chercheurs et d'étudiants à SOAS juste avant Noël 1978. On venait d'apprendre l'assassinat d'un nos professeurs, Malcolm Caldwell. Il avait réussi à avoir un entretien avec Pol Pot au Cambodge le 22 décembre. Quelques heures après, on l'a retrouvé mort, une balle dans la poitrine dans sa chambre d’hôtel. 
Trois jours plus tard, en écoutant la radio j'ai appris l'invasion du Cambodge le jour de Noël 1978 par l'armée vietnamienne. Le régime de Pol Pot et les Khmers rouges étaient tombés. Et puis, tout de suite après, en février 1979, dans la foulée de la reconnaissance diplomatique de la République Populaire de Chine par les États Unis, les forces armées chinoises ont envahi le Vietnam. 
Les circonstances de la mort de Malcolm Caldwell n'ont jamais été éclaircies.
À SOAS, on se sentait au centre de tous ces événements majeurs. Si on invitait un homme politique, un parlementaire voire un ministre, à venir nous parler, il venait. L'ambassade de Chine était à 15 minutes à pied de l'école; le vendredi soir, l’un de nous allait à pied à l'ambassade chercher des films à projeter; c'est comme cela que nous avons vu tous les opéras révolutionnaires de la période.
Comparée à l'INALCO, SOAS était une petite école avec un recrutement restreint. Il n'y avait que mille étudiants – licence, master et doctorat confondus. Mais on n'était jamais plus de 400 à la fois en résidence à Londres. Tout se débattait dans les locaux. 
On venait de partout pour assister à des débats sur les coups d'État en Thaïlande, ou l'apartheid en Afrique du sud. Il y avait souvent des confrontations entre les pro et anti Israéliens, des manifestations contre le Shah d'Iran et puis plus tard contre l'Ayatollah. L'école était un véritable nid de militants et soyons francs, d'espions, de tous bords.
En revanche, et de nos jours cela semble inimaginable, il n'y avait pas d'étudiants de Chine populaire. Il y avait quelques étudiants chinois éparpillés dans d'autres écoles à Londres, mais ils étaient contraints d'habiter des dortoirs dans les locaux de l'ambassade. Je me souviens bien d'une occasion en 1976 où une de nos professeurs avait invité trois étudiants chinois à boire du thé avec nous chez elle.  On était 6, assis dos au mur et face à face dans une petite pièce. La conversation se trouvait impossible. Aucun étudiant chinois n'osait parler devant les autres. Pour cette raison, à l'époque mes interlocuteurs étaient plutôt des étudiants taïwanais.
Et puis, au bout d'une licence en quatre ans, et grâce au nouveau tournant géopolitique, j'ai pu partir en 1979 étudier à Beida, l'Université de Pékin.  

C'est là que j'ai entamé des recherches sur le poète Dai Wangshu 戴望舒, et c'est ainsi que j'ai découvert l'histoire de l'Institut franco-chinois (IFCL 中法大學) ou Dai avait été pensionnaire.§ En 1981, j'ai eu la chance de pouvoir m'entretenir avec Luo Dagang 羅大綱, grand professeur de français à la retraite. Il habitait une petite maison à Beida où je lui ai rendu visite le 6 juillet 1981. Il avait été le compagnon de chambre de Dai Wangshu à l'Institut franco-chinois. Sa thèse « La Double inspiration du poète Po Kiu-yi [Bo Juyi] (772-846) » se trouve dans les archives de l'Institut. Il m'a permis d’enregistrer  notre entretien. C'était une rencontre précieuse qui m'a permis de suivre de multiples pistes concernant la vie de Dai Wangshu.
L'ami de Dai Wangshu, l'écrivain moderniste Shi Zhecun 施哲存, n'a jamais mis les pieds en France mais soutenait financièrement le séjour de son collaborateur en France. Lorsqu'il m’a reçu à Shanghai, il m'a prêté la correspondance entre Étiemble et Dai Wangshu. Aujourd'hui tombé dans l'oubli, René Étiemble avait été pendant 40 ans l'une des figures principales des lettres françaises et un spécialiste de littérature comparée. Dai Wangshu le voyait chaque fois qu'il montait à Paris. 
Étiemble était « chargé de préparer avec Dai Wangshu un numéro spécial de Commune…consacré à la Chine révolutionnaire. » Organe mensuel de l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires, Commune était étroitement lié à la direction du Parti Communiste Français. Dai a contribué des traductions de récits de Zhang Tianyi 張天翼 et de Ding Ling 丁玲 à ce numéro spécial. C'était en raison de son admiration pour l'Association des écrivains et artistes révolutionnaires qu'il croyait plus ouverte que la Ligue des écrivains de gauche en Chine, qu'il s'est retrouvé en situation de polémique avec le grand écrivain Lu Xun 魯迅. Selon Lu Xun, quelle que fut la situation en France, la situation en Chine était totalement différente. En Chine, une littérature de lutte émergeait, la littérature d'une nouvelle classe. C'était une époque de guerre et de lutte des classes, et il était tout simplement illusoire de penser pouvoir transcender les classes en vivant dans une société de classes, de penser pouvoir être indépendant en vivant en temps de guerre et d'écrire la littérature de l'avenir en vivant dans le présent.
Comme nous le savons, quelques années plus tard, en 1936, Lu Xun est mort. Mais même des décennies plus tard l'influence du grand homme se faisait toujours sentir. 
À Shanghai en 1982, je suis allé interviewer Shi Zhecun. Il me permettait d'enregistrer nos conversations, mais le jour où je lui ai posé une question sur ses rapports avec Lu Xun, il m'a demandé d'éteindre le magnétophone avant de répondre. La Révolution culturelle était derrière nous, mais la méfiance demeurait.
Dans ces années-là j'ai eu également la grande chance de connaître l'Abbé Duperray qui, jeune prêtre, avait animé un foyer pour les étudiants de l'Institut à Lyon. Devenu ami de Luo Dagang et de Dai Wangshu avec qui il parlait de peinture occidentale, Duperray et Dai visitaient ensemble les musées d'art de Paris.
Le début des années 1980, c'était le moment ou jamais pour aller à la rencontre de ceux qui avaient connu et fréquenté l'Institut.


*


Après s’'être intéressé à l'Institut depuis 45 ans, que reste-t-il à dire? Quelle perspectives nouvelles peut-on apporter? Car même si les acteurs historiques restent les mêmes, nos perspectives critiques ont peut-être changé. De plus, pendant ce laps de temps l'intérêt des autorités chinoises pour l'Institut et pour son fond documentaire n'a cessé de croître. 
Un intérêt qui va de pair avec une vision de plus en plus nationaliste de l'histoire du vingtième siècle, doublée d'une volonté de contrôler le récit.
Pour être juste, depuis une vingtaine d'années, de nombreux intérêts ont cherché à exploiter les vestiges de l'Institut.
Mais revenons sur le contexte historique de l'IFCL et sur les intentions de ceux qui on facilité l'établissement de l'Institut pour accueillir des étudiants chinois d'élite afin qu'ils bénéficient des connaissances et des techniques occidentales.
Au moment de la création de l'IFCL, l'Occident n'était pas un concept neutre, en ces temps coloniaux beaucoup voyaient le menacé. Il fallait le défendre et inculquer à ceux qui n'avaient pas la chance d'être nés français le sens de la civilisation occidentale, et de l'universalisme français. Car mis en avant et défendu par le nationalisme d'extrême droite de l'époque, l'Occident dans l'imaginaire dominant français consistait en un projet civilisateur et impérialiste.
Juste avant la fondation de l'IFCL en 1921, la conférence de paix de Versailles avait démontré que le salut des contrées non-occidentales passait par le sentier nationaliste. Car Versailles avait refusé aux pays asiatiques et africains leur autonomie. À Versailles, il n'était pas question de concéder l’auto-détermination à des non-blancs. Si le Japon, en tant que pays vainqueur, put obtenir sa part du butin, c'était tout simplement en raison de sa force militaire et industrielle; cette leçon ne fut pas perdue pour l’élite chinoise. La démonstration était claire. La seule piste à suivre consistait en l'émulation des états-nations occidentaux, l'industrialisation, et le capitalisme – même étatique.
En Occident déjà, comme nous le rappelle Frank Füredi « l’association du nationalisme avec la modernité était profondément ancrée dans la mentalité occidentale. » « Sur la base de l’expérience européenne et de l’expérience américaine, les révolutions nationales des XVIIIe et XIXe siècles avaient marqué l’entrée de l’Occident dans l’ère du capitalisme moderne. Sur la base de cette expérience, le nationalisme ne pouvait pas être rejeté par les penseurs occidentaux, puisqu’il était identifié comme la manifestation la plus significative de la modernité [...] 
l’impérialisme ne pouvait pas, sans renoncer à sa culture propre, celle de la modernité, s’attaquer aux prétentions du nationalisme ».1
L’accord de paix signé à Versailles avait clairement montré aux intellectuels de Chine l’intention des puissances étrangères de resserrer leur emprise colonialiste sur le pays, en même temps, le modèle de la voie nationaliste de la modernisation était réaffirmé.2 C'était dans ce contexte historique et idéologique que l'Institut a ouvert ses portes. 
Dix ans après, à mi-parcours de la vie institutionnelle de l'IFCL, l'exposition coloniale de Paris en 1931 au bois de Vincennes, est venue renforcer cette ambiance idéologique dominante. Il s'agissait d'une vision d'empire largement partagée qui ne voyait pas d'opposition entre l'universalisme à la française et la mission civilisatrice.
Aucune contradiction n'est appréhendée par ceux qui maintiennent cet imaginaire. Comme nous l'apprend le travail de Sandrine Lemaire et de ses collègues, la mission civilisatrice était « présentée comme une condition essentielle de la puissance et du rayonnement de la nation, dans le système scolaire, les grandes expositions coloniales, les milliers de conférences données par les associations coloniales, les articles de…presse rédigés par la plus grande partie des intellectuels et publicistes du temps, comme l'action des cinéastes ou des artistes qui contribuent à créer un bain colonial omniprésent. »3
Bien plus tard, après que l'Institut a fermé ses portes, et lorsque la conclusion de la guerre d'Algérie a annoncé la fin du colonialisme classique et, avec lui, le rêve de la Grande France, le néocolonialisme s'est installé à sa place. Depuis lors on travaille pour gagner et garder les pays subalternes dans l'univers culturel de la France. La Françafrique  est l’œuvre de cette approche poursuivie par Mitterrand et Chirac entre autres.
Le projet de l'IFCL, conçu du côté français constitue en embryon ce projet néo-colonialiste qui veut, comme on dit en anglais, gagner « the hearts and minds » (le cœur et l'esprit) de l'élite d'une nation.
Mais là encore il faut se ressaisir, et analyser le récit – trop simpliste – car la réalité n'est pas d'influencer l'existant mais de participer à la création, à la construction, à l'imagination de ces nations. Rappel et leçon du début des années 1930 : une grande nation est une nation impérialiste à l'instar de la France, et les pays tels l'Italie qui entretiennent des projets colonialistes ne peuvent être condamnés, et doivent même être encouragés. Car logiquement, si on a une vision de la grandeur de la France basée sur sa mission civilisatrice, comment ne pas soutenir les ambitions de l'Italie en Afrique? 

La décolonialité et l'héritage de l'orientalisme, de la sinologie et du China-watching

Je veux maintenant en venir à la discussion de la décolonialité.  Être anti-colonialiste lorsqu’on a été colonisé est facile à comprendre, mais la décolonialité est autre chose, plus compliquée. Pareillement, en tant que chercheur basé en Occident condamner le colonialisme est chose aisée, penser comment nous pouvons aider à le défaire est autrement difficile.
Trois questions principales devraient nous préoccuper lorsque nous, chercheurs, tentons de réfléchir au fait décolonial en relation avec la Chine et le monde sinophone. En prenant l'Institut comme objet d'étude, certaines de ces préoccupations prennent une envergure encore plus frappante. Tout d'abord, l'héritage de l'orientalisme, de la sinologie et du China-watching, à travers lesquels la Chine est considérée comme un objet et un espace d'où « les Chinois » sont largement absents et, en tout état de cause, n'ont que peu d'influence. 
Deuxièmement, la domination persistante en Occident d'observateurs, d'érudits et de conservateurs blancs dans la narration et la présentation de la Chine et de la sinité, et l'absence relative, historiquement, d'acteurs chinois. Et, troisièmement, la préférence et la priorité accordées au Chinois « authentique » par rapport au local, à l'hybride et au diasporique. Ces différentes manifestations du contrôle du récit, de la « vue d'ensemble », ont été omniprésentes non seulement dans les textes écrits, mais aussi à l'écran et sur scène, dans les galeries et les musées - partout où la Chine et les Chinois doivent être racontés ou montrés. Au-delà de la bibliothèque, dans le monde de l'art et de l'archéologie - un mélange enivrant d'érudition, de la culture de « connaisseur », d'exposition ostentatoire et, ne l'oublions pas, d'argent - les problèmes de narration et d'exposition sont exacerbés et mis en évidence. 
Il y a ici des questions beaucoup plus vastes sur le colonialisme et sur la manière de décoloniser les structures et les mentalités colonialistes existantes. Mais de poser ces questions, d'entamer des auto-critiques, ou juste de parler de la décolonialité aujourd'hui en 2025 est devenu une chose osée. La décolonisation territoriale, a toujours été mal digérée en France, aujourd'hui la décolonisation de l'esprit l'est encore plus. 
Diverses articulations de la « décolonisation » sont actuellement promues ou décriées. Une partie du projet populiste d'extrême droite qui a rapidement gagné du terrain dans le monde entier est l'assaut contre les politiques dites « Woke ». Au départ, le terme « Woke » était simplement un usage afro-américain qui signifiait être conscient de l'injustice sociale et politique. Dans les années 2010, ce terme a été utilisé négativement pour décrire ceux qui ne prônaient pas seulement la justice sociale, mais aussi des positions anticolonialistes, antiracistes et favorables à la tolérance à l'égard du pluralisme sexuel et de genre. Dans les années 2010, sans savoir qu'ils sont « woke », les gens se réveillent un beau matin    « woke », parce qu'on a décrété qu'ils le sont. 

Dans les cercles universitaires, en particulier en France où les valeurs dites « universelles » dominent le monde politique et scientifiques, ceux qui cherchent à remettre en question les idéologies colonialistes, orientalistes et autres idéologies structurellement racistes, sont souvent taxés d' « islamo-gauchisme ».4 L'accusation sous-jacente est que chercher à nuancer ou à remettre en cause l'« universalisme », ancré dans le déni de la question fondamentalement colonialiste de l'attitude passée et présente de la France à l'égard du monde non blanc, équivaut à prôner des attaques islamistes contre la République française et ses « valeurs ».  Toujours dans le domaine de l'étude universitaire de la Chine, l'accusation fait écho à une vieille affirmation de gauche selon laquelle certains, comme moi, ne comprennent pas la réalité parce que nous nous concentrons sur le « culturel » (c'est à dire le non-matériel, l'imaginaire et le discours), alors que ceux qui portent l'accusation sont des réalistes, qui se basent sur l'économique et le matériel.  Pourtant, dans la représentation de la Chine et des choses chinoises par les institutions et les universitaires blancs occidentaux, il reste un problème d'une certaine ampleur qui n'a pas été abordé de manière adéquate.5
La campagne contre les prétendus « Woke » en France a été promue par la droite et est notamment devenue le cheval de bataille de l'ancien premier ministre « socialiste » Manuel Valls qui se pose en champion de la laïcité française.6 Dans les milieux universitaires, Walter Mignolo et la vision latino-américaine de la décolonisation ont été les principales cibles avec plusieurs attaques récentes lancées contre la décolonialité latino-américaine, où cette dernière représente de façon contiguë la pensée décoloniale en France.7
Des questions majeures de la politique française, en particulier la position des sujets français postcoloniaux en France métropolitaine ou dans les départements et territoires d'Outre-mer encore colonisés de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane, de la Nouvelle-Calédonie/Kanaky, de la Réunion et de Mayotte, deviennent ainsi des sujets tabous. Emmanuel Macron, suivant cette tendance idéologique en réaction à plusieurs pays africains demandant à la France de retirer ses troupes, a accusé début 2025 les pays africains d'ingratitude : « Je crois qu'on a oublié de nous dire merci ».8 Cette position idéologique a été confortée par la nomination de Manuel Valls au poste de ministre des Outre-mer, chargé des « anciennes » colonies de la France dans le monde.

Chine : une décolonisation condamnée à une circularité d'échec

Dans les études chinoises où l'idéologie sinologique a encore une certaine emprise, comment les cinq cents dernières années de l'histoire de l'endroit que l'Occident a appelé la Chine peuvent-elles être abordées de manière adéquate sans être confrontées à l'histoire de l'impérialisme et du colonialisme ? En effet, l'histoire de ce que l'Occident a appelé la Chine à partir du XVIe siècle, et de l'État qui a émergé d'abord dans l'imaginaire puis en tant qu'institution politique dans ce qui est aujourd'hui la Chine, est d'abord celle d'une colonisation à la fois matérielle et intellectuelle, puis celle des tentatives locales de décolonisation qui ont eu lieu à partir du milieu du XIXe siècle. En effet, au méta-niveau l'histoire du dernier siècle et demi de la création de l'État-nation chinois est l'histoire d'une tentative de décolonisation qui a échoué : l'émulation intrinsèquement vouée à l'échec de l'Occident qui était à la fois un épouvantail et un modèle utopique.
Pour décoloniser, pour se libérer de la domination politique et économique de l'Occident, la voie choisie de la souveraineté de l'État-nation - comme nous l'avons vu était le cas pour de nombreux mouvements de libération après la Première Guerre mondiale - signifiait que la tâche de l'occidentalisation devait d'abord être accomplie. 
Cela s'est traduit par l'émulation autodestructrice d'un Occident perçu de manière contradictoire, depuis lors jusqu'à aujourd'hui, à la fois comme une invasion démoniaque et comme un grand dessein utopique, qu'il s'agisse de la démocratie à l'américaine ou de l'utopie marxiste-léniniste.9
Ma propre vision du vingtième siècle chinois - que mes détracteurs qualifieraient de « culturaliste » - ne cherche pas à remettre en cause la centralité des questions politico-économiques dans l'histoire récente de la Chine, mais elle entend mettre en évidence le fait que, dans le processus d'édification et de consolidation d'une nation, tant de choses dépendent de la construction culturelle et idéologique et que l'importance de ce que Marx appelait classiquement la « superstructure » de la culture et d'autres institutions non matérielles, a été aussi grande que la base économique. En disant cela, nous n'avons pas l'intention de défendre les tentatives de Mao Zedong et de ses disciples de faire de l'idéologie et de la culture des valeurs suprêmes. Il s'agit plutôt d'illustrer le pouvoir de l'idéologie pour motiver l'intelligentsia chinoise et l'importance historique de cette perspective culturaliste dans son imaginaire intellectuel.
A qui appartient l'héritage de l'IFCL ?

A qui appartient l'héritage de l'IFCL ? Je ne parle pas forcément pas du fonds documentaire, qui appartient sur le plan juridique à l'Université Jean Moulin. Je veux  plutôt demander s'il y a une entité politique qui a le droit sur le plan moral à s'emparer de l'IFCL en tant qu'imaginaire. L'IFCL se trouve en France, mais pendant de longues années son histoire, son existence a intéressé peu de monde. Depuis une vingtaine d'années des politiciens ont compris la valeur immatérielle de l'Institut aux yeux des autorités et des chercheurs chinois. Mais, est-ce que la valorisation de l'IFCL se trouve dans une nationalisation de la mémoire de l'IFCL par l'état chinois d'aujourd'hui, la République Populaire de Chine, établie alors que l'IFCL avait déjà fermé ses portes ? Est-ce qu’une mémoire et un imaginaire appartiennent à un état, ou plutôt à une communauté plus diverse et plus fragmentée. Est-ce que nous pouvons même parler d'appartenance ? C'est tout le problème du colonialisme et de la décolonialité. Décoloniser ne peut simplement se résumer à restaurer ce qui a été colonisé à une entité qui existait avant. Souvent ces entités n'existaient pas, et les nouveaux états qui ont émergé pendant la deuxième moitié du vingtième siècle sont eux-mêmes le produit du colonialisme, les fruits de la logique de Versailles.
Il y a des cas qui semblent simples. Pour décoloniser il faut juste rendre ce qu'on a volé aux propriétaires, n'est-ce pas ? Les marbres du Parthénon, par exemple, les sculptures de marbre du Parthénon à Athènes que Lord Elgin fit enlever en 1801 lorsque Athènes faisait toujours partie de l'Empire Ottoman et qui, par la suite, ont été vendus au British Museum en 1816. Qu'on restitue les marbres et qu'on tente de conserver ce lieu d'importance pour l'humanité entière semble une évidence. Que ces marbres n'appartiennent pas aux British va de soi. Mais, peut on les remettre en place sans les nationaliser ? Sans qu'ils ne deviennent des objets fétiches dans un récit d'un état-nation Grec moderne qui n'a vu le jour qu'en 1830? On rend les marbres à qui alors ? Au peuple grec ? Mais comment se constitue ce peuple et sont-ils les uniques héritiers de ces marbres? Pareillement, les trésors enlevés par le fils de Lord Elgin, Thomas Bruce, qui a ordonné le sac et la destruction du Palais d'été à Pékin par des troupes anglaises et françaises. Certes, les objets dérobés n’ont pas leur place dans des musées d'Europe. Mais vers où et à qui devraient-ils être restitués ? Bien sûr, les autorités chinoises actuelles, et sans doute la vaste majorité des citoyens chinois diraient que ces objets appartiennent à la Chine. 
Mais, n'oublions pas, tout comme la Grèce sous les Ottomans, au dix-neuvième siècle ce pays que les Occidentaux appelait la Chine n'existait pas en tant que tel. Le palais d'été était le palais de Mandchous, la maison régnante de l'état Qing. Sur le plan juridique, la Chine d'aujourd'hui est l'héritière de la République de Chine, qui elle-même était l'héritière de la plupart de l'espace occupé par les Qing. Sur le plan juridique…
Je ne fais pas ici l'apologie du « sauveur blanc ». Je veux simplement mettre en avant le degré d'imbrication d'états aujourd'hui souverains dans la logique et les procédés d'une démarche historiquement colonialiste-nationaliste.
En ce qui concerne le syndrome ou le complexe du « sauveur blanc », ceux d'entre nous qui ont travaillé pendant de nombreuses années dans le domaine des études littéraires et culturelles de la Chine moderne se sont heurtés à un dédain pour la réalité chinoise contemporaine et à une vénération presque obsessionnelle du passé - même si ce passé a été encadré et construit en Europe, en Amérique et au Japon. Il fallait s'y attendre, la sinologie classique était une branche de l'orientalisme. 
Pourtant, ceux d'entre nous qui travaillent sur la culture chinoise au XXe siècle, travaillaient tout comme les sinologues purs et durs, dans l'ombre de la destruction. Alors que ceux qui s'intéressaient à la « Chine ancienne » se préoccupaient de leurs ossements oraculaires et de leurs artefacts artistiques, nous, les « modernistes », avions les mêmes préoccupations quant à la préservation de nos objets d'étude. 
Nous avions également hérité du trait d'arrogance de la tradition de l'orientalisme, et nous souffrions aussi du complexe du sauveur blanc, croyant en quelque sorte que nous étions les gardiens des textes de la culture chinoise, les protégeant de la barbarie, défendant les libertés des écrivains et menant une croisade contre la censure. C'était particulièrement vrai pendant et après la Révolution culturelle de 1966-76, qui a donné lieu à de nombreuses destructions d'objets et de textes, ainsi qu'à de nombreuses violences à l'encontre des intellectuels. Le sauve-qui-peut blanc était donc une mentalité dans laquelle il était facile de glisser et dont il était difficile de se défaire.
Qui, alors, a son mot à dire sur la manière de présenter la Chine et la sinité ? Qui est autorisé à parler des choses chinoises ? 
Qui est légitime pour le faire ? Permettez-moi de préciser immédiatement que je ne suggère pas une sorte de colour bar ou « barrière de couleur » qui empêcherait les Blancs de parler de la Chine et des « Chinois ». Les gens n'affichent pas dans leur physionomie leurs origines, leurs trajectoires personnelles ou leur investissement dans la décolonisation du savoir. Et ce n'est pas non plus parce que quelqu'un « a l'air chinois », ce qui devrait être évident, qu'il sera libéré d'une perspective blanche dominante. En effet, l'un des piliers du projet colonial était et reste ce que Bourdieu, faisant allusion à Max Weber, a décrit comme la « domestication des dominés ».10
Cependant, les universitaires, conservateurs et « experts » blancs doivent faire face à une dure réalité : nous gagnons notre vie et bâtissons nos carrières en encadrant et en représentant l'Autre chinois, et nous sommes donc obligés de nous interroger sur la manière dont nous le faisons et sur l'autorité dont nous disposons pour le faire. Poser les questions de la légitimité et de la position est la première étape pour reconnaître le problème de l'érudition blanche souvent « innocente » et non réfléchie. Cela aussi fait partie de l'héritage du colonialisme. 
Comme l'a fait remarquer le théoricien Stuart Hall, la condition de postcolonialité nous affecte tous, quelle que soit notre couleur, et « en ce moment postcolonial, les sensibilités du colonialisme sont encore puissantes. Nous sommes tous ses héritiers, nous vivons encore dans ses terribles séquelles ».11
« Le colonialisme persiste », a écrit Hall, « malgré le faisceau d'apparences illusoires du contraire ».12 Nulle part ailleurs le cas n'est plus frappant qu'en France, où le mirage de l'universalisme français obscurcit et nie les demandes de confrontation avec l'injustice colonialiste persistante.

§ Voir le numéro spécial de Transtext(e)s Transcultures, Géopolitique de la connaissance et transferts culturels : L’Institut franco-chinois de Lyon (1921-1946), une école de la modernité : arts, littérature, science.

1 Frank Füredi, The New Ideology of Imperialism : Renewing the Moral Imperative, Londres, Pluto Press, 1994, p. 5 cité dans Gregory B. Lee, La Chine et le spectre de l'Occident, Paris, Syllepses, 2002, chapitre 3.

2 La Chine et le spectre de l'Occident, chapitre 3.

3 Sandrine Lemaire, Pascal Blanchard, Nicolas Bancel, Alain Mabanckou et Dominic Thomas, Colonisation & Propagande. Le pouvoir de l’image, Paris, Cherche Midi, 2022 cité dans Pascal Blanchard et Nicolas Bancel (dir), Francois Mitterand, le dernier empereur : De la colonisation à la Françafrique, Paris, Philippe Rey, 2025, p. 18.

4 Florent Villard et Gregory B. Lee, "'Islamo-Leftism' - Hobby Horse of the Ideologues of French Universalism", Postcolonial Politics, 6 juillet 2021 https://postcolonialpolitics.org/islamo-leftism/

5 Gregory B. Lee, "Narrating and Displaying China and Chineseness : White Dominance, White Saviourism and Decoloniality", Postcolonial Politics, 6 août 2023, https://postcolonialpolitics.org/narrating-and-displaying-china-and-chineseness-white-dominance-white-saviourism-and-decoloniality/

6 Voir Mathieu Dejean, "Dix ans après l'attentat de " Charlie Hebdo ", le camp laïciste étend ses attaques à toute la gauche", Mediapart, 9 janvier 2025 à 20h09 ; https://www.mediapart.fr/journal/politique/090125/dix-ans-apres-l-attentat-de-charlie-hebdo-le-camp-laiciste-etend-ses-attaques-toute-la-gauche 

7 Voir l'ouvrage collectivement rédigé (Pierre Gaussens, Gaya Makaran, Daniel Inclán, Rodrigo Castro Orellana, Bryan Jacob Bonilla Avendaño, Martín Cortés et Andrea Barriga) Critique de la raison décoloniale : Sur une contre-révolution intellectuelle traduit en français à partir de l'espagnol par Mikaël Faujour et Pierre Madelin, Paris, Éditions L'échappée, 2024. Voir également l'édition espagnole originale Gaya Makaran & Pierre Gaussens (coord.), Piel blanca, máscaras negras. Crítica de la razón decolonial, México, Bajo Tierra ediciones y Centro de investigaciones sobre América Latina y el Caribe-Universidad Nacional Autónoma de México, 2020, et le commentaire de Ludovic Lamant, " Les pensées décoloniales d'Amérique latine violemment prises à partie depuis la gauche ", Mediapart, 27 décembre 2024 https ://www.mediapart.fr/journal/international/271224/les-pensees-decoloniales-d-amerique-latine-violemment-prises-partie-depuis-la-gauche

8 Emmanuel Macron, Discours du Président de la République à l'occasion de la Conférence des Ambassadrices et des Ambassadeurs, 6 janvier 2025, disponible sur le site de l’Élysée, https://www.elysee.fr/front/pdf/elysee-module-23793-fr.pdf 

L’étendue du "déni" qui enveloppe la question du passé colonial de la France, et de son présent, a été récemment abordée de façon magistrale par Edwy Plenel dans "Le négationnisme français des crimes coloniaux : La négation des crimes contre l'humanité qui ont accompagné la colonisation française fragilise notre démocratie en faisant le lit des idéologies racistes, suprémacistes et fascistes", Mediapart, 13 mars 2025 https://www.mediapart.fr/journal/france/130325/le-negationnisme-francais-des-crimes-coloniaux

9 Il convient de noter que Lénine lui-même avait dénoncé la poursuite de l'utopie : "L'utopie est un mot grec composé de ou, pas, et de topos, un lieu. Il désigne un lieu qui n'existe pas, une fantaisie, une invention ou un conte de fées. En politique, l'utopie est un souhait qui ne pourra jamais se réaliser - ni maintenant, ni après...". V.I. Lénine, écrit en octobre 1912, publié pour la première fois dans Zhizn n° 1, 1924. Voir Lénine, Œuvres complètes, Moscou, Progress Publishers, 1975, volume 18, pp. 355-359.

10 Pierre Bourdieu, Sur l'État, Paris, Seuil, 2012, 565: "domestication des dominés. Ce n'est pas moi qui le dis, je cite Max Weber."

11 Stuart Hall avec Bill Schwarz, Familiar Stranger: A Life Between Two Islands, London: Allen Lane/Penguin Random House, 2017, p. 21.

12 Hall, p. 21.

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