On estime souvent que la prise de conscience mène à l'acte. C'est souvent le cas en psychanalyse lorsque le patient saisit les mécanismes psychiques qui entravent sa relation à l'autre ou à lui-même. C'est aussi le cas en politique, lorsque par hasard le badaud voit sous ses yeux une interpellation d'un sans-papier et comprend sa responsabilité morale au-delà de la légalité des lois. Cependant ces exemples soulignent que la prise de conscience est le fruit d'un processus long: long comme le temps passé sur le divan pour vaincre les résistances psychiques, long comme les heures devant les reportages sur les sans-papiers qui défilent sans signification tant que le réel n'a déchiré le voile de l'indifférence.
Les réalités sont donc là, devant nous, mais la conscience peine à les saisir. En conséquence, les enjeux moraux s'en trouvent esquivés. L'esprit ne se questionne presque jamais pour savoir si telle chose est utile ou laide, bonne ou malveillante; s'il doit en conséquence la louer ou la blamer, s'y conformer ou la combattre. Et ainsi les champs de la morale et du politique se voient réduits à la sphère immédiate. Les sans-papiers, la guerre en Afghanistan, le réchauffement climatique, le tiers-monde des banlieues, nombreux sont ceux qui se contenteront de déclarer que tout cela est hors de leur portée. Il y là quelque chose de probablement vrai, mais dans quelle mesure?
Pour le dire, il faudrait déterminer ce qui freine voire interdit à la conscience de se saisir pleinement et véritablement de ces objets. De quoi la conscience pâtit-elle? Qu'est-ce qui fait que la conscience est amenée à considérer des objets qui la concernent comme des choses lointaines et extérieures sur lesquelles elle n'a aucun pouvoir?
L'homme unidimmensionnel?
La réflexion qui s'amorce à présent n'est pas nouvelle. D'une certaine façon, elle est contemporaine de l'émergence de la société de consommation. Car la société de consommation n'est pas un simple dispositif qui laisse à la conscience -comme le marketing aimerait bien le faire croire- le choix de s'intéresser ou non à ce qu'on lui propose. La société consumériste est au contraire société de sollicitation. La conscience n'est pas libre de ne pas avoir de publicités dans le métro, les rues, sur son ordi, à la télé. Elle est sans cesse captée par l'annonceur qui s'efforce par monts et marées d'attiser le désir et de séduire l'esprit. Cette captation, elle est ainsi dans le même temps une disciplinarisation. Les militants anti-pubs inspirés du livre de Naomi Klein 'No Logo' l'ont bien compris au caractère foudroyant de leur condamnation: on ne touche pas à la pub.
De ces phénomènes, Herbert Marcuse en avait déduit que le plaisir est au coeur du dispositif d'unidimmensionalisation des consciences (L'homme unidimmensionnel, 1964). Selon lui, la société consumériste parvient à maintenir l'individu dans un état de demande permanente en raison de la nature du plaisir qu'elle lui offre en retour: un plaisir immédiat, sans envergure ni sublimation. Or un plaisir pauvre n'amène qu'une pauvre satisfaction et celle-ci laisse aussitôt place à de nouveaux désirs en quête de cette immédiateté sans cesse perdue et renouvelée. On ne peut penser lorsqu'on est en demande: on est seulement manipulé. L'homme de la société consumériste est donc unidimmensionnel en ce qu'il est prisonnier de l'immédiateté du cycle dans lequel désir et plaisir alternent perpétuellement. Tout ce qui demande effort, c'est-à-dire tout ce qui repousse le plaisir immédiat, est ainsi rejeté loin de la conscience. Le pouvoir de dire non, celui de discuter du bien fondé des choses, est ainsi relégué à un temps vague et incertain, celui que l'immédiateté s'efforce de repousser.
La société centrifuge
Les propos de Marcuse ont gardé leur pertinence. La conscience pour penser doit s'arracher aux choses et aux exigences de l'immédiat. Elle doit examiner l'origine et la finalité du plaisir pour se déprendre des impasses auquel il cherche trop souvent à la mener. Cependant, aux propos de Marcuse, nous aimerions ajouter une interprétation.
La société de consommation, en tant qu'elle est une société de sollicitation, place la conscience en périphérie d'elle-même. Car la conscience qui désire est tournée vers l'extérieur d'elle-même. Elle ne se réfléchit pas. Au contraire, elle est oublieuse d'elle-même. Aussi, plutôt que de parler de société unidimmensionnelle, il semble plus adapter d'évoquer une société centrifuge. La société de consommation tourne autour de nous. Elle nous oblige sans cesse à tourner le regard vers ses propres objets. Cela, elle le fait de façon physique, comme lorsque l'usager du métro est contraint de sortir de sa rêverie pour subir l'encadrement publicitaire qui occupe tout l'espace visuel de la station. Mais elle le fait aussi de façon diffuse, en suggérant de façon continue des plaisirs virtuels, comme lorsque vous voyez un ami et qu'il prévoit pendant la rencontre à l'aide de son portable, de mettre fin à la discussion pour aller voir un autre ami en prétendant que c'était prévu.
La société centrifuge ne met jamais fin à la sollicitation. Avant même qu'un désir ne soit satisfait, un nouveau est attisé. Si la conscience et ses désirs étaient le point central d'un cercle, et la circonférence les solliciations de la société consumériste, alors il faudrait imaginer que le rayon ne cesse de se rétrécir pour entourer et circonscrire le centre, au point de l'étouffer. Ce serait un peu comme l'image d'une baffle dont les vivrations correspondraient à l'alternance désir/satisfaction.
En conséquence, la vue de la conscience est pour ainsi dire bouchée. Ses perspectives ont été réduites et elle n'est plus que puissance réactive. Tel est selon nous l'un des pouvoirs de l'idéologie réaliste. En maintenant la conscience réactive aux solliciations, elle restreint sa disponibilité et par conséquence sa capacité à penser au-delà de ce qui est. Le champ des possibles est ainsi encerclé et la question des fins est lâchée dans l'entonoire de l'idéologie afin de recevoir le sceau du "réalisme" garantissant que seule cette fin est bien réalisable.
La société centrifuge et la disciplinarisation
La société centrifuge, en tant qu'elle sollicite, et surtout en tant qu'elle punit sévèrement tous ceux qui voudraient y mettre fin, fonctionne à la manière d'une discipline. Aussi est-on par certains aspects étonné de ne pas avoir vu M. Foucault se pencher sur cet étrange et diffus pouvoir, lui qui avait su mettre en lumière en retournant l'aphorisme de Clausewitz que "la politique est la continuation de la guerre par d'autres moyens"("Il faut défendre la société", Cours de 1976 au Collège de France). Il y a bien une guerre menée à l'encontre des individus pour qu'ils ne cessent de consommer.
Une guerre n'est pas une bataille. C'est un état latent mais permanent. Or à qui profite cette guerre? Et bien, la condamnation des "No Logo" révèle deux acteurs principaux: le monde du marché et celui de l'Etat. L'Etat a protégé avec poigne les acteurs du marché très certainement parce que ceux-ci défendent aussi ses intérêts. L'Etat est silencieux sur les dérives de la société centrifuge car du succès de celle-ci dépend sa propre puissance.
On comprend donc à présent que notre réflexion inoffensive sur le plaisir nous mène en vérité à examiner l'alliance objective qui existe entre l'Etat et les acteurs du marché. Il nous faudra ainsi revenir aux origines de l'économie politique et interroger en quel sens le succès du marché implique selon l'Etat son propre succès et comment cet échange de bons procédés va mener à ce que Foucault a nommé la biopolitique, c'est-à-dire, la disciplinarisation à l'échelle globale de la poppulation ainsi qu'à l'échelle anatomo-politique de l'individu.