Il est roux et sa voix s'adresse avec douceur à l'assemblée qui vient composer, au hasard des passages, ce que l'on peut nommer le mouvement des indignés de Bristol. Voilà près d'une semaine qu'ils ont à leur tour imposé une nouvelle agora au centre de la ville, en y implantant leurs tentes et les bruits de leurs débats. C'est là sans aucun doute une forme inédite d''espace public.
Loin des mass medias qui distinguent entre la parole autorisée et celle non légitime, la communauté des indignés s'efforce au contraire de se défaire de ces catégories. Oui "s'efforce", car il n'est pas aisé de ne pas tomber sous le charme d'un discours clair et sophistiqué, ni de ne pas suspendre son attention lorsque la parole est sans distinction. Une hiérarchie des discours persiste donc, mais elle est souvent brouillée par l'émergence brutale et soudaine de ceux dont la parole prend forme publiquement pour la première fois. Dans cet espace à ciel ouvert, les irréguliers ont en effet droit de cité. C'est l'histoire d'un émigré polonais confronté à la clochardisation qui surgit dans un anglais brouillon et alcoolisé pour dénoncer son exclusion; c'est le jamaicain du quartier pauvre de Saint Paul's dont la voix tremblante peine à décrire la violence sournoise de la discrimination; c'est l'employé des postes qui comprend que quelque chose cloche, qui doute que l'on puisse faire quelque chose, mais qui aimerait malgré tout y croire.
La parole de la victime a toujours quelque chose en elle de subversif. Elle a beau se vouloir descriptive, elle n'en demeure pas moins accusatrice. Lorsque ces témoignages de violence émergent, l'écoute collective prend une nouvelle dimension. Elle n'est plus seulement un cercle de débat et d'affrontement. Elle devient au contraire une sorte de "mutuelle de la douleur" dont le remère majeur serait une reconnaissance réparatrice. On pourra se moquer et conclure que les indignés n'ont à proposer qu'une thérapie sociale de groupe. Mais ce serait certainement manquer le caractère singulier de ce mouvement. Quel est-il? Permettez-moi à présent d'avancer une hypothèse.
Ce qui fait la singularité de ce mouvement, ce n'est pas à mon sens son caractère non-violent. Cela fait plusieurs années que cette dimension du militantisme est redevenue, depuis Gandhi, un mode de protestation répendu, comme en a témoigné lors des jeux olympiques de Pékin la mobilisation pour le Tibet. Ce n'est pas non plus son mode de protestation à ciel ouvert et fortement marqué par les performances artistiques. Depuis 68, le militantisme évènementiel n'a cessé de fleurir.
Ce qui fait la singularité de ce mouvement, c'est qu'il n'est pas centré sur des alternatives. Il n'y a pas d'un côté la société de marché et de l'autre la société communiste, le bon et le mauvais. Il y a au contraire une pensée de la mesure qui transparaît transversalement dans la plupart des opinions. Chacun en prenant la parole, estime qu'il détient une partie de la vérité. Mais dans le même temps qu'il confronte ses idées, il saisit que sa vérité n'est que la partie d'un tout plus vaste et plus complexe qui lui échappe. Aussi le mouvement des indignés peut-il être entendu comme une expérience du non-savoir, comme un retour à la question socratique par excellence. Le non-savoir n'est pas un relativisme dans lequel tout se vaut. Il est avant tout l'intuition d'un ordre plus juste sans toutefois être certain que cet ordre soit entièrement réalisable.
Cette prise de conscience positive de son ignorance n'est pas soudainement apparue lors d'un déjeuner sur l'herbe. Elle préexistait sans aucun doute au mouvement. Mais elle n'avait rien d'encombrant tant que la confiance qui unissait le particulier au politique persistait. Car bien que le particulier se sache ignorant, cette déficience restait sans conséquence tant qu'il estimait que ceux qui décidaient à sa place étaient convaincus du bien fondé de leur politique et du savoir qui la soutenait. Or la crise a révélé la relativité de ce bien-fondé. L'idéologie néo-libérale a forcé le réel tant qu'elle a pu mais la voilà aujourd'hui contrainte d'accuser ses limites. La confiance qui liait le représentant à ses électeurs s'est brisée, et l'ignorance du citoyen a pris un nouveau sens. Elle n'est plus une tare politique. Au contraire, elle est devenue le gage d'une honnêteté, de la recherche de nouveaux repères pour arbitrer autrement la vie sociale et politique. A la différence de l'homme politique qui persiste dans une compréhension abstraite du monde, l'indigné part de son opinion pour rencontrer celles des autres et de cette confrontation naît cette recherche de tout qui rassemble entre elles les parties.
En pensant la mesure, les indignés ont déjà posé un pied en dehors du système capitaliste. La recherche de la maximisation des profits ne peut constituer l'élement moteur d'une société. Non, définitement, l'égoisme individuel ne mènera pas au bien public. Car la nature du profit implique que le bien en question est produit au détriment de quelqu'un. On ne peut fabriquer dans une même société des individus exclusivement gagants, et d'autres exclusivement perdants. Une juste mesure s'impose.
Cependant, ce n'est pas l'égalité qui préoccupe les débats. Il y a quelque chose de trop arithmétique dans ce concept. Les indignés ne veulent pas de parts égales. Ils aiment trop l'infini des possibles de la société des individus (à l'opposé de la société individualiste). Alors à défaut d'égalité pure, ils se sont tournés vers la proportion. Tel est le maître mot des réformes qui seront proposées. Cela vaudra pour l'écart entre les salaires, la prise de parole et de décisions politiques, la répartition fiscale, et caetera...La proportion comme un compromis raisonnable, qui ne serait pas un simple renversement des destinataires du profit.
On a très peu parlé de la proximité entre le concept d'indignation et celui camusien de révolte. Je laisse à chacun le soin de se replonger dans l'homme révolté et d'y trouver la sagesse éclairante pour notre contemporanéité. Néanmoins, je souhaiterais soulever deux problèmes centraux à la démarche des Indignés.
Tout d'abord, en critiquant l'immoralité du système financier, un dogme des lumières est remis en cause. Ce n'est pas l'abondance économique qui mènera à l'émancipation des individus ni à leur perfectionnement moral. Une dimension essentielle de la vie politique a ainsi été mise à jour: le développement économique ne conditionne pas catégoriquement le développement humain et moral.
Et enfin, en dévoilant l'importance du non-savoir en politique, tant du côté des professionnels de la politique que des citoyens, les Indignés ont soulevé un problème qui s'avèrera certainement durable pour la vie politique: peut-on gouverner avec un non-savoir? a quelles conditions la confiance politque reviendra-t-elle?
Le champ des possibles reste ouvert et aux opinions d'apporter chacune à leur tour leur part de vérité.