À peine arrivé que je voudrais déjà repartir. L’ascenseur ne fonctionne pas, les murs de la cage d’escalier sont fissurés par endroits et aux plafonds une humidité fait des traces épaisses, jaunâtres. Au 4ème étage, un homme en fauteuil roulant semble certain d’être chez lui en Alsace, et, bientôt, une femme se met à hurler de je ne sais où ce qui me résonnera pour longtemps : “Au secours ! Au secours ! ”. Personne ne répond.
J’entre, enfin. La chambre est sommaire : un lit, une télé, pas mal de poussière et de miettes au sol, la grisaille de Paris par la fenêtre comme unique voyage. Mon grand-père est là. Le visage tuméfié, le corps pris dans une blouse sale, et la main droite pleine de contusions. Vite, après quelques sourires et quelques mots de chaleur, je constate que chacun de ses mouvements sur le fauteuil est une douleur, un cri retenu : alors, je n’insiste pas, gardant pour plus tard mes questions sur sa chute chez lui deux jours plus tôt, ce dont il se souvient. L’important, pour l’instant, est ailleurs. Il a faim. Il veut le yaourt et le chocolat chaud sur le plateau posés devant lui, mais, après deux tentatives infructueuses, se résigne. Il ne peut pas, ses mains ne suivent pas : sa force l’a quittée. Sans rien me dire, je sens dans son silence et son regard un mélange de honte et de besoin. Alors, dépassé mais aimant, je saisis la cuillère et me mets à le nourrir, lui, mon pépé de 92 ans. Il ne tardera pas, une fois ce rapide goûter pris, à s’endormir.
C’est juste après, encore désorienté, que je vais assister à une scène incroyable, effrayante. Les WC du couloir sont en train de déborder, il y a de l’eau partout, ça arrive dans une chambre, et personne n’est là pour intervenir. Enfin si : deux infirmières, toute de détresse et de colère, qui se mettent à éponger la catastrophe avec… des couches culottes. On est à Paris, le 31 octobre 2024.
Je n’étais pas naïf. Ma mère (infirmière depuis 40 ans, usée par les postures difficiles, le management aveugle et le manque de reconnaissance), ainsi que des amis proches (tant soignants que soignés), des articles, des reportages, et ma propre expérience (6 heures en 2010 sur un brancard aux urgences d’un autre hôpital parisien, entre des ivrognes agressifs et des patients hurlant de douleur, pour une simple prise de sang…) m’avaient déjà renseigné sur la situation. Mais là, en quelques heures à peine, c’était comme si, avec une intensité inédite, brutale, cette réalité prenait corps. Je n’en suis pas revenu. Je n’en reviens toujours pas.
Ça va durer ainsi plus de 5 mois. 22 semaines où, quotidiennement, en alternance avec mon père, je vivrai dans une lumière frontale, crue, les dysfonctionnements, les souffrances, le naufrage de notre système de santé. Ce seront des patients errants dans les couloirs, priant pour qu’on les ramène jusqu’à leur lit ; des heures à attendre pour un sachet de sucre ou une carafe d’eau ; l’ascenseur en panne un après-midi sur deux ; des blouses et des draps inchangés plusieurs jours durant ; la machine à laver du rez-de-chaussée quasi inutilisable ; les affaires personnelles à veiller de crainte qu’on ne les vole ; les alarmes des chambres pouvant sonner toute une éternité ; les escarres à force d’immobilité dans le siège trop dur ; les gestes (taille des ongles, alimentation, réglage du lit, couchage…) à improviser - faute de personnel…
“ Monsieur, m’avouera un jour une infirmière les yeux baissés et la voix peinée, on est 3 pour s’occuper d’une trentaine de patients. C’est difficile ”. Doux euphémisme…
Ça se termine le 21 mars 2025. On quitte avec mon père cette chambre, ces souffrances, et mon pépé à jamais figé, ailleurs. On quitte aussi la standardiste, les vigiles, les ambulanciers, les serveurs de la cafétéria, les femmes de ménage, les infirmières, la kiné, l’orthophoniste, la docteure M. : toute cette équipe dévouée, digne, souffrante aussi, qui, jusqu’au bout, avec si peu de moyens, tellement si peu de moyens, aura fait tout ce qu’elle a pu.
Tout le monde ici fait comme il peut.
Et vous ?
Vous, qui confondez vocation avec esclavage,
Vous, qui ne voyez en l'hôpital qu’une start-up de plus,
Vous, qui crachez sur le public alors que vous en jouissez,
Vous, qui faites applaudir pour mieux vous laver les mains,
Vous, qui conservez postes et honneurs malgré tout le mal,
Vous, qui avez fait fermer plus de 43500 lits depuis 2013,
Vous, qui prévoyez sans honte 7 milliards d’amputation,
Vous en voulez encore ? Les morts dans les couloirs, les sacs poubelle en guise de blouse, les burn-out, les corps épuisés à pas 40 ans, les salaires dérisoires, les locaux délabrés, les déserts… tout cela ne vous suffit-il pas ?! Ah si, j’oubliais vos remèdes : vos Ségur et vos numéros verts, vos Tableurs Excel et vos McKinsey, votre ambulatoire et votre IA, votre ruissellement et vos mutuelles ! Etes-vous sérieux, vous qui dites aimer la France ?! Quand comprendrez-vous qu’une carte bleue ne saurait jamais remplacer une carte Vitale ?! que votre loi du marché n’a rien d’une loi naturelle ?! Arrêterez-vous donc un jour de vous agenouiller aussi indignement à l’église de l’Argent pour choisir, raisonnablement, la voie de l’Humanité, du bien commun ?! Ou vous faudra-t-il plus que des brassards et des piquets de grève pour, enfin, vous réveiller ?!
Une société qui ne fait plus tenir sa santé, son éducation et sa justice, ne peut pas tenir.
Tâchez de ne plus jamais l’oublier.
GĖHESSE