En 2020, ma mère, 77 ans, est diagnostiquée d'un cancer de l'œsophage. Après deux cures de chimiothérapie, elle perd 10 kilos et vomit tout ce qu’elle avale. Son oncologue évoque un "blocage psychologique". La chimiothérapie est arrêtée et l'opération prévue reportée de deux mois, mais elle récupère relativement bien par la suite.
Trois ans plus tard, le cancer métastase. Ma mère accepte la chimiothérapie, persuadée par son oncologue qu'elle est responsable de ne pas la tolérer et qui lui dit avoir baissé le dosage. Elle souffre des mêmes complications qu’auparavant et doit être hospitalisée dès la première cure. L’oncologue réitère : « c’est psychologique » et demande un scanner cérébral qui ne révèlera rien.
Son suivi est repris par un médecin généraliste de la clinique d’une remarquable humanité. Mais trois jours plus tard, une embolie pulmonaire est diagnostiquée. Ma mère ne peut plus se lever ni s'alimenter, elle qui, trois semaines plus tôt, faisait les courses, un peu de ménage, cuisinait, montait les escaliers et prenait soin d'elle sans aide. Elle guérit de l’embolie mais a perdu toute autonomie.
Mes parents sollicitent un deuxième avis médical sur la suite de la prise en charge, fût-elle palliative. Une infection nosocomiale par le cathéter est alors diagnostiquée. Elle n’est plus transportable, le rendez-vous est reporté. Elle s’y rendra un mois et demi plus tard sur un brancard, pour se voir à nouveau proposer une chimiothérapie. Ma mère veut mourir chez elle mais l’Hospitalisation à Domicile (HAD) lui est refusée.
Après deux mois interminables d’hospitalisation, elle est transférée en Soins Médicaux et de Réadaptation (SMR) de la clinique. Elle se plaint de violentes crises de crachats nocturnes. Lors de nos visites quotidiennes, le « haricot » est toujours propre ; le médecin n’est pas présent tous les jours et il faut prendre rendez-vous pour être entendus.
Après un mois de SMR, elle rentre à la maison et a aussitôt d’épouvantables crises de crachats de glaires et de fragments de chair. Elle se laisse mourir et, une semaine après son retour, nous appelons le SAMU qui l’emmène inconsciente. Elle passe la nuit sur un brancard à l’hôpital public avant d'être renvoyée à la clinique où un traitement, que n’avaient pas administré les SMR, la soulage enfin des crachats. Après deux nouvelles semaines d’hospitalisation, son médecin hospitalier obtient qu’elle puisse rentrer chez elle en HAD.
De retour à la maison, ne pouvant plus s'alimenter ni se déplacer, les crachats reprennent de plus belle. Mon père montre une cuvette pleine de crachats au médecin de la HAD pour qui ma mère n’est pas prête à mourir, alors même qu’elle lui a demandé de l’aide pour mourir à l’étranger. Il faut se lever pour lui administrer de la morphine la nuit, elle souffre continuellement de besoins d'uriner, mon père ne peut plus la porter seul. Elle sera enfin soulagée de sa souffrance, cinq jours avant son décès, presque inconsciente : une solution pour les crachats existait et une sonde lui a permis d’évacuer 2,5 litres d’urine.
Au terme d’un mois de HAD, 6 mois après le diagnostic de cancer métastasé, ma mère a enfin pu partir.
Proposer une chimiothérapie à un patient de 80 ans, qui n’a pas toléré ce traitement plus tôt et dont la survie statistique est de quelques mois, répond-il à une éthique de traitement de la maladie quoiqu’il en coûte en qualité de fin de vie ? Bien qu’un protocole d’information préalable au patient existe, peut-on être véritablement éclairé ? Que sait-on de ce qu’on nous injecte ? L’oncologue pour qui ma mère faisait un blocage psychologique a-t-elle suffisamment ajusté le dosage de la cure ? La chimiothérapie a-t-elle été déclenchée l’embolie ? Le patient âgé connait-il les risques potentiellement dévastateurs du traitement sur la qualité de sa fin de vie ? Un refus de la chimiothérapie aurait-il pu offrir à ma mère une fin de vie moins douloureuse ?
Le deuxième avis médical, qui est un droit du patient (1), peut-il être impartial dans une organisation territoriale où les professionnels sont liés entre eux par le partage des soins et des savoirs ? L’organisation territoriale de la santé, censée garantir une meilleure démocratie en santé (2) et qui avait démontré son efficacité trois ans plus tôt, ne leurre-t-elle pas sur ce droit ?
A notre courrier questionnant la responsabilité de la clinique sur le dosage de la chimiothérapie, l’infection nosocomiale et la carence des SMR, son directeur fera une réponse standard peu empathique, nous renvoyant, de droit, vers la Commission des Usagers. Nous n’avons pas contacté celle-ci ni non plus demandé le dossier médical. La réaction de ma mère à la chimiothérapie y est-elle décrite ? L’infection nosocomiale y est-elle déclarée ? Cela nous aurait-il apporté quelque chose de le savoir ?
Mon père et moi étions auprès de ma mère tous les jours jusqu'à sa fin et avons été témoins de cette fin de vie volée, dépossédée de sa liberté à disposer de son corps, abandonnée à des soins médicaux déshumanisants, ne la soulageant même pas de sa souffrance.
« Plus de soins ne signifie pas forcément de meilleurs soins […] Il faut […] éviter les dépenses inutiles pour mieux investir dans ce qui améliore effectivement notre état de santé et notre qualité de vie. » (3) En effet, un immense gâchis humain et financier (pour la collectivité et pour mon père !).
Les « soins d'accompagnement » qui visent à "offrir une prise en charge globale de la personne malade afin de préserver sa dignité, sa qualité de vie et son bien-être" et le "plan personnalisé d'accompagnement" proposé dès l'annonce du diagnostic d'une affection grave que promeut le Projet de loi sur la fin de vie, prochainement débattu à l’assemblée nationale, auraient-ils permis à ma mère de pouvoir choisir les conditions de sa fin de vie ?
Nous sommes tous potentiellement de vieux malades en devenir et nous devons tous nous sentir concernés par la prise en charge et les droits des personnes âgées malades.
(1) Code de la santé publique, article R4127-60
(2) LOI n° 2009-879 du 21 juillet 2009
(3) Interview de Claude Rambaud et Jean-Pierre Thierry : https://www.france-assos-sante.org/2016/05/23/quand-trop-soigner-rend-malade-une-invitation-a-reflechir-a-la-pertinence-de-ses-soins/