CATHERINE WEINZAEPFLEN « avec Ingeborg » Editions « des femmes Antoinette Fouque » 2015.
Nos racines, c’est notre langue, et le véritable capital d’un écrivain, ce sont ses années de jeunesse, disait Ingeborg Bachmann, une proposition que l’auteure de ces poèmes a placée en exergue.
Ingeborg Bachmann a en effet vécu et porté un exil, un déracinement. Née au lieu même de la naissance et de la catastrophe du nazisme, elle ne pouvait que dissocier langue et patrie, se séparer de la génération de ses parents en Autriche qui avait applaudi au crime. Ne restait que la langue. Un de ses poèmes célèbres l’exprime dans une métaphore :
EXIL
Je suis un mort qui déambule / plus jamais annoncé nulle part/Inconnu au royaume des préfets/surnuméraire des villes d’or (…) de longtemps rejeté sans plus aucun abri /moi qui parmi les hommes ne peux vivre / Qui avec la langue allemande /ce nuage qui m’enveloppe flotte à travers toutes les langues
Catherine Weinzaeplen, romancière et poète, reconnaît sa vie et remet ses pas dans ceux de la poétesse, qui est dans son livre une sorte de voix parallèle… Elle s’est même identifiée parfois jusqu’à la suffocation, aux larmes, elle écrit le choc de « Malina », « le livre que j’aurais voulu écrire ».
On écrit pas seul, on écrit aussi avec, voire dans la pensée même de quelqu’un. On poursuit une intrigue, l’échange de Ingeborg Bachmann avec Paul Celan, la rencontre, la passion, l‘échec. Pour dégager la signification de l ‘échec. Qui n’a pas été ce qu’on aura écrit, qu’ils auraient été trop sombres l’un et l’autre. Trop semblables.
Ils ont renoncé à leur amour, mais pas de la même manière .
« tous deux effrayés par leur rencontre amoureuse y renoncent - elle avec l’apparent courage de la sincérité , lui sans rien dire »
On relit un peu de leur correspondance :
« des modalités d’échec qui portent la marque du féminin et du masculin » dit l’auteur. « Je t’aime plus que quiconque » dit-elle, « je t’aime et ne veux pas t’aimer car c’est trop , mais je t’aime plus que quiconque » .Le trop, le trop d’amour qui se dit, se sait (elle, sincérité) et qui ne se dit pas (lui , dénégation ? ) L’excès, comme une vérité, comme nom de l’invivable amoureux .
Le poème accueille comme le ferait un film, l’image d’ Ingeborg marchant dans un jardin à l’annonce de la mort de Celan. C’est en Italie, dans le « bleu insolent », que le sentiment de la vie s’arrête, nous sommes pris dans le piège de cet instant, nous revivons la vie d’une autre, gagnés par l’intensité du souvenir.( Un jour de mai 1970)
On vit, on meurt la vie d’Ingeborg , un jour, une nuit dans la vie d’Ingeborg.
Nuit de l’amour ,
L’amant ( il portait un manteau rouge ) dit
: je suis l’homme le plus heureux de la terre
Moments de grâce.
« Ainsi évoquait elle cette scène sous les oliviers, au moment où on fabrique l’huile, lorsque la lune éclaire le paysage puis décline poursuivie par les tarentules »
Parfois on croit l’entendre parler.
Ces poèmes - tableaux, croisant intérieur-extérieur, sont un peu comme des photographies de faits divers, et de rues impersonnelles ou pas que la narratrice habite, des labyrinthes d’images juxtaposées, à l’instar de certains peintres de la Nouvelle Figuration qui recouvrent des images de la réalité au monochrome , de bleu , de rouge .
On passe dans ces poèmes du noir et blanc à la couleur en changeant de continent.
« En Europe la terre est noire imprégnée de cendres/ En Afrique la terre est rouge ».
Il y a un coté vue d’avion dans les images. Au dessus des villes, et les associations font leur chemin :
2011, c’est Fukushima, mais ce qu’on ne voit pas sur les images en boucle à la TV, ce sont les morts à l’intérieur tandis que « nous nous roulons en boule » dans le sommeil. C’est une technique du collage.
La trace déviée du nazisme dans la mémoire, la brûlure de la « germanophobie de l ‘enfance à Strasbourg », la langue tombe. La langue bouc émissaire, atteinte à soi, à sa propre identité. Culpabilité déviée, non reconnue au fond.
Violence aux cerveaux d’enfants, à la langue maternelle.
L’image de Pékin et du canard laqué. La ville dans le smog
Métonymie du corps brulé, la hantise de la brûlure qui court dans tout le texte. Le cuir du canard laqué.
On dirait on dirait
Le canard laqué
cuit vivant
Le devenir animal comme un rêve contre la mort .On se défend contre la mort, Ingeborg Bachmann se défendait
en croyant qu’il suffisait de comprendre
La pensée trop riche
parfois vous tire vers l’abime
Ne s’est elle pas trompée ? Elle n’a pas vu la mort venir, le feu.
Des images de la nature, les abeilles qui effacent l’odeur de l’homme sur la peau de l’otage ( le poème Odeurs). La part animale est plus forte .
Et les souvenirs de la beauté, de la tendresse de la mère,
laissa tomber
ce comme un gant de boxe
que fut sa vie
(…)
Qui me berçait 47 ans plus tôt
La force qu’elle m’a donnée
Son inconscience
La vie a besoin du poème, pour être au monde qui menace de se brûler, il faut compter sur plus que l’intelligence, sur des forces de vie inconscientes, issues du ventre maternel, sur « notre part animale » …