Insomnie numéro 47. Le 10 mars 2024
Je suis neurologue, responsable d’une unité de soins intensifs neuro-vasculaires d’un hôpital près de la Méditerranée, dans une ville « où il fait bon vivre ». La pyramide des âges de l’équipe et la crise des vocations hospitalières menacent de fermeture le service, soumis à la permanence des soins.
J’ai alerté l’ARS (Agence Régionale de Santé) en Juin 2023 : « Vous faites bien de nous alerter, nous pourrons anticiper ».
J’ai questionné le chef des Médecines, N+1, il était soucieux : « c’est pareil au deuxième étage, au troisième étage, dans l’aile A, la B, le niveau 2, le secteur Y… Tu ne trouveras aucun médecin, et pourtant et pourtant…mais les jeunes tu sais… Tu vois ce que je veux dire…Tiens, le numéro d’un ancien interne, peut-être ».
J’ai appelé l’ancien interne, il est toujours interne. Il a dit non, avec le sourire, j’ai dit merci. Il a relayé l’annonce sur les réseaux, je n’ai eu aucun retour, pas même un émoticône.
J’ai questionné le Directeur de l’hôpital, il s’est étonné que les neurologues soient aussi mal syndiqués, qu’il fallait écrire dans les médias. « Nous allons alerter la presse locale ». Je n’étais pas sûre que ce soit une bonne idée.
Je n’ai jamais su si c’était une bonne idée car le Directeur n’a jamais alerté la presse locale.
J’ai questionné la Directrice des Affaires médicales, elle m’a proposé une formation management à la gestion de projets. J’ai dit merci.
J’ai cherché le nouvel interne, il était absent, j’ai fait la visite.
J’ai cherché mes collègues, les ai trouvés, résignés, solides.
J’ai croisé la gériatre, elle avait reçu le CV d’un vétérinaire. J'ai trouvé la blague douteuse. Ce n'était pas une blague.
L’ARS d’Occitanie a étudié, l’ARS a publié : 18 neurologues manquants dans les unités neuro-vasculaires aujourd’hui. Sur les 118 internes formés à la Neurologie dans la région en 19 ans, il en reste 7 dans les 13 hôpitaux. Je me sentais une denrée rare, je ne me savais pas une anomalie de la nature…« Vous en avez pour 10 ans. Oui, pour sûr, il faut former davantage d’internes ». Mais l’ARS dit qu’elle ne peut pas dire au ministère de former davantage d’internes. Alors l’ARS missionne un professeur de neurologie à la retraite pour faire un audit pour dire au ministère de former davantage d’internes. En un temps record d’…un an, le missionné rapporte : « maillage, approche globale, dimension, processus, structuration, indicateurs, politique, processus encore, bien-être ». Je ne lis pas qu’il faut former davantage d’internes.
J’ai alerté le CHU: j’ai senti de l’empathie, de la sympathie, de l’apathie. J'ai entendu « Vent debout poings levés, soutien aux faibles, mais non». Le CHU n'avait pas de solution.
J'ai questionné mon patron. Je ne suis plus interne, je ne suis plus au CHU, mais j’ai gardé le terme « patron »… héritage familial. « Tu ne pars pas en libéral? L’ARS ne sert à rien, l’hôpital est foutu ».
Je me suis demandé pourquoi je luttais, puis j’ai pensé aux plusieurs milliers de patients qu’on avait soigné depuis 2014, aux futurs malades et à l’équipe paramédicale qui s’accroche.
J’ai trouvé le nouvel interne, il avait reçu le Visa, on a soufflé.
J’ai questionné le cadre de santé, il préparait la certification en décollant les codes des ordinateurs écrits sur le sparadrap et en enlevant les noms des médicaments dans les transmissions infirmières. J’ai trouvé cela curieux. « A l’école des cadres on m’a rabâché que l’hôpital en avait pour max 5 ans ». Soupir. Haussement de sourcils. « J’ai un plan dans un domaine viticole ».
A la 37eme nuit d’insomnie, j’ai posé mon premier arrêt de travail. Le docteur m’a dit « 3 mois minimum». J’ai dit « 15 jours ».
Le 16e jour j’ai envoyé 16 mails, certains jours j’envoie plus de mails que je ne vois de patients. J’ai mis en place 16 systèmes D pour garder le service ouvert avec des plannings à la petite semaine, j’ai avalé 16 couleuvres, je me suis assise sur 16 principes.
J’ai questionné mon collègue référent territorial de la filière AVC qui partage les mêmes difficultés : « garde espoir, j’ai peut-être un plan dans 2-3 mois, une neurologue, pas d'Union européenne, a priori elle bosse bien, c’est son compagnon qui m’en a parlé, enfin je crois que c’est son compagnon mais je ne sais pas en fait, mais si t’inquiète ça va marcher ».
Je n’ai pas gardé espoir. Et puis elle est arrivée, elle est super, j’ai repris espoir.
Son contrat durait deux mois. La suite dépendait de la Préfecture. Qui dépendait des annonces de la capitale. Qui trouvait que c’était une sacrée bonne idée d’envoyer un émissaire chercher des médecins à l’étranger. La direction se démenait mais attendait la circulaire. La circulaire attendait un ministre de la Santé, oui mais lequel, quatre venaient de se relayer en six mois. Un jour elle a eu le Visa de 6 mois. Toujours sans circulaire.
J’ai alors entrevu peut-être un possible moment a priori de répit potentiel incertain.
L’ARS a exigé une caméra pour la solution « dégradée et temporaire » de télémédecine. En un temps record de …2 mois, l’équipe technique/informatique a installé la caméra. Trois heures cumulées de temps médical l’ont testée, la caméra n’a pas marché.
Nous avons suggéré un code d’accès unique à la télémédecine pour tous les intervenants médicaux du service. L’ARS a imposé un deuxième code nominatif à tous les intervenants médicaux du service.
J’ai questionné mon fils aîné, dans les joies de Parcoursup. « Médecine ?! Jamais ! » J’ai oublié de ramener de la grandeur de mon métier à la maison.
Je me suis remise aux maths. En Euros, 1 dimanche d’interim = 10 jours de praticien hospitalier = 1 mois d’interne. Ça clochait. Mais l’équation est devenue complexe, car « intérim » était une entité variable avec des gros mots comme RIST, PST, Majoration, Contractuel, Statut 2, AO/AF/G. Je me suis dit que j’étais nulle en maths.
A la 17° couleuvre, j’ai questionné la Directrice des Affaires médicales, elle m’a proposé une formation management à la gestion de conflits. J’ai encore dit merci. Et comme je pointais du doigt les aberrations de ce qu’étaient devenus les statuts de la fonction publique hospitalière, elle m’a proposé de démissionner de la fonction publique et de rester contractuelle dans l’établissement.
C’était la semaine dernière. Voilà.
J’ai envie d’y croire, j’ai envie de croire que ma place est encore ici, maintenant.
Tout change très vite ; les modes de travail de la génération Z, les besoins médicaux de la population vieillissante, les possibilités thérapeutiques.
Le nombre de neurologues en formation, lui, ne change pas.
Le service est encore ouvert, grâce à l’entraide des neurologues des hôpitaux généraux. L’hôpital public est un univers de possibilités, il mérite qu’on prenne soin de lui.