En en faisant la une de son numéro quotidien daté du 23 juin 2011, Libération s’en est pris à juste titre aux « Salaires Maximums Infiniment Croissants » des grands patrons, dénonçant la rapacité de ceux-ci : dès qu’ils le peuvent, ils « se servent des revenus qui n’ont plus rien à voir avec leurs compétences et leur apport à l’entreprise ».
Nicolas Demorand a raison de souligner dans son éditorial que « la hausse vertigineuse, exponentielle, du salaire des plus grands patrons » ne se fonde sur aucun critère objectif autre qu’un « pifomètre mi économique, mi symbolique ». Sa conclusion, par contre, selon laquelle « le seul moyen efficace de lutter contre le phénomène » serait « l’impôt, vecteur d’égalisation, de redistribution et de justice sociale », fait débat. La réglementation fiscale est difficilement applicable et, de fait, inappliquée. Mieux vaudrait, me semble-t-il, faire appel au droit pénal, en considérant comme des délinquants ceux qui dépassent les limites.
On n’est pas loin de l’escroquerie
Les capitalistes américains au début du XXe siècle, comme les dirigeants français au lendemain de la Seconde Guerre mondiale gagnaient de dix à trente fois le salaire de leurs ouvriers. Contre toute décence, ce facteur a littéralement explosé. Comme le souligne Libération, « depuis vingt ans, on a changé d’échelle : certains sont passés à 50 ou 100 fois, voire davantage… La financiarisation de l’économie, couplée aux dispositifs toujours plus importants de défiscalisation, conduit à toujours plus de rapacité ». Effectivement, selon le même quotidien, les « rémunérations » actuelles des cinq dirigeants les mieux payés du CAC 40 sont respectivement de 835, 759, 684, 610 et 554 fois le SMIC ! Outre les dirigeants d’entreprises et les mandataires sociaux, les sportifs professionnels et les vedettes du show-biz ont suivi le mouvement, dépassés eux-mêmes par les dirigeants des grands fonds spéculatifs.
Certains, à commencer par les bénéficiaires eux-mêmes, font remarquer, comme Augustin Landier s’en fait lui-même l’écho (propos recueillis par Christophe Alix, Libération, 23 juin 2011, p.3), que leur rémunération ne pèse que très peu au regard de la valeur boursière de l’entreprise et ne représente qu’un très faible montant de la masse salariale. Elle ne lèserait donc ni les actionnaires, ni les salariés. Ce point de vue, d’ailleurs très discutable, ne pose en tout cas pas les véritables problèmes. Les véritables problèmes sont, d’une part, que « les bonus et autres gratifications extravagantes ont été des “pousse-au-crime”, incitant les dirigeants à prendre des risques démesurés » (Thomas Piketty, propos recueillis par Luc Peillon, Libération, 23 juin 2011, p.3) et, plus encore, que ces revenus considérables ne sont consommés que dans une faible part et que le surplus alimente la spéculation et les investissements purement financiers qui contribuent à nourrir la crise.
Punir les coupables et leurs complices
Les « citoyens ordinaires » pour qui ces pratiques sont autant de servitudes volontaires, finiront par s’indigner et par réagir violemment. Pour préserver la paix sociale, il est donc urgent de mettre fin aux dérives. Á cet effet, il faut et il suffit de qualifier de délit, voire de crime, la simple perception de revenus excessifs (plus de trente fois le SMIC, par exemple, sans que ce chiffre 30 ait une valeur intangible), quelle que soit l’origine de ces revenus. Cette proposition vise à être suffisamment dissuasive pour que les « coupables » cessent de l’être et non à les envoyer en prison et à accroître ainsi la surpopulation carcérale !
L’ensemble des revenus devrait être pris en compte, quelle que soit leur nature (salaires, bonus, plus-values, dividendes, actions gratuites, jetons de présence, etc.) et quel que soit le lieu où ils sont perçus. D’autre part, ceux qui ont autorisé ces niveaux de rémunération aberrants (membres des commissions de rémunération, administrateurs, commanditaires de spectacles) devraient être également poursuivis, comme complices.
L’approche pénale a l’avantage d’ignorer les frontières, contrairement à l’approche fiscale : peu importe que l’entreprise à laquelle appartient le bénéficiaire soit ou non de droit français, peu importe la localisation de son siège social, peu importe le lieu de perception des rémunérations.
Selon Thomas Picketty, les hautes rémunérations font partie d’« un système qui récompense davantage la capacité à se servir dans la caisse que le mérite réel » (propos recueillis par Luc Peillon, Libération, 23 juin 2011, p.3). Se servir dans la caisse : n’est-ce pas un acte délictueux ?
Georges Beisson