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Billet de blog 5 octobre 2024

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NotAllMen, mon cul ! Un soir d'été

Pour la forme : une tentative de pastiche stylistique ; pour le fond : une autofiction bien trop réelle. On n’est pas sorti des ronces, va falloir bosser.

georges.parafonos

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

C’était un soir d’été, on vivait le fantasme, l’image d’Épinal de ces dîners entre amis, entre couples même, de ces dîners où l’on parle de tout, de rien ou parfois des deux à la fois. C’était un soir d’été, un de ces soirs d’été où l’on partage des idées, des opinions aussi, parfois des récits de vie. On vivait un de ces soirs d’été, on a vécu un de ces soirs d’été où l’on commence la soirée en attendant rien de spécial, on a commencé la soirée en attendant rien de spécial car ça n’a rien de spécial un soir d’été.

On a rien préparé pour ce soir d’été. Nous avions, nous n’avions même, on n’avait rien préparé pour ce soir d’été. Ni mets, ni sujet de conversation, on improvisait et nos improvisations nous menaient de pizzas à emporter en salades de fruits aléatoirement générées avec les éléments encore comestibles du bas du frigo ; ça devait ressembler ou ça devrait ressembler à ça un soir d’été, ça aurait dû ressembler à ça, juste à ça, pas à autre chose. Et la journée n’avait pas été mauvaise.

C’était un soir d’été, et je ne sais plus comment ce bout de la conversation avait commencé. Est-ce que lui avait voulu revenir, à nouveau, sur la conclusion d’un des livres que j’avais écrits ? Les filles discutaient entre elles, ne prêtant pas attention à ce qui s’échangeait de notre côté de la table. Lui tentait peut-être à nouveau de me convaincre qu’un happy end serait préférable, que je ne pouvais pas finir sur cette amertume. On avait déjà eu la discussion six mois auparavant, lors d’un soir d’hiver, peu de temps après sa lecture, j’avais déjà senti que, même s’il l’avait lu d’une traite, probablement aspiré par ce mélange de cul et de glauque interpolés, j’avais senti qu’il y avait des trucs qui le faisaient tiquer, des trucs qui le dérangeaient, des trucs qui le démangeaient. Ça tombe bien, j’ai jamais voulu écrire pour faire plaisir. J’ai longtemps étudié, travaillé le malaise, en image, en textes, parfois en vidéo, j’ai travaillé, manipulé, expérimenté l’inconfort, parfois l’obscène, ne cherchant qu’à provoquer peut-être, mais provoquer un questionnement surtout. L’art ne devrait pas être consensuel ou laisser intact. Je ne veux pas faire du divertissement. Et au fond, je m’en fous que tu sois offensé, cela ne veut pas dire que tu as raison, cela ne voudra jamais dire que tu as raison. Et ce n’est pas parce que tu es offensé qu’il y a préjudice, Ruwen Ogier l’a maintes fois démontré. Je m’en fous que tu sois offensé, que t’aies été offensé, je veux juste que tu te poses des questions. Je m’en fous que tu sois offensé même pendant des années, si tu finis par te questionner, j’aurai gagné. Mon artisanat ne laisse pas intact, c’est sa seule mission, son seul objectif. Et un de mes autres lecteurs s’en était posé beaucoup, lui aussi, des questions. Cet autre lecteur m’avait même enjoint à continuer. Et pour le coup, je faisais, non je fais, je ferai même toujours davantage confiance à cet autre qu’à lui, avide et rapide, mais potentiellement dérangé, quel que soit le sens que l’on accorde au terme dans le cas présent ou passé. Ton absence d’argument, enfin son absence d’argument, cette absence d’argument, guère soutenue que par un mince point de vue, un avis sorti de nulle part ou de presque nulle part, n’invitait pas forcément à aller plus loin dans la conversation. On l’avait déjà eue la discussion six mois auparavant, la même, avec les mêmes positions de part et d’autre de la table, les mêmes locutions, les mêmes éléments de langage comme on dit actuellement.

Dans cette même discussion, dans la répétition de cette discussion, la préquelle, l’annonce, la semonce, les mêmes fragments de discours empruntés à un média ou un autre, pas d’arguments, jamais d’arguments de son côté, juste des bouts d’opinions ou de discours, même pas le sien, toujours des bouts empruntés, même pas issue de sa pensée ou de ses idées, juste des bouts, des fragments mal digérés de trucs qu’il a peut-être vu passer sur les réseaux, ou sur des zappings médias, des capsules de chaînes, de sites ou de boucles Telegram, peut-être dans des vidéos de sport comme celles qu’on peut croiser sur certains flux Youtube, comme celles qu’il peut suivre pour sa gonflette ou sa perte de poids, entre deux tutos abdos, des interviews de ce que certains pourraient qualifier de fachos, pour refaire ta silhouette contracte comme ci ou comme ça pendant une heure ou deux et si t’es dépressif c’est que t’as pas le bon mindset pour t’en sortir alors bouge-toi le cul t’es trop faible. Certains dont je pourrais faire partie ou dont je fais partie, ou certains dont j’ai pu faire partie qualifieraient certaines interviews diffusées entre les contenus sports d’interviews de droitards au minimum. Des interviews de droitards qui déroulent leurs agendas très proprement en présentant des valeurs extrêmement conservatrices comme des exemples et des preuves uniques de civilisations, et à les écouter il n’y a qu’une vérité, qu’une possibilité d’exister, le confort occidental doit perdurer, subsister, se battre et s’imposer, et tant pis pour les dommages collatéraux, tant pis s’ils se retrouvent les seuls à résister, tant pis s’ils sont les derniers à décéder, parce qu’à vouloir maintenir cet agenda-là, c’est la seule chose qu’on est à peu près certains de voir arriver.

À défaut de les appeler droitards, il est probable, je ne pense pas trop m’avancer, que certains pourraient éventuellement aller plus loin dans la qualification, pouvant peut-être aller jusqu’à fachos, mais cela a déjà été dit, je l’ai dit, ici, plus haut, écrit, même si ça peut parfois paraître facile comme mot. Ça fait un peu qualificatif de comptoir, éructation de pilier de bar, mais ça dépend du bar, et je croise plus souvent des islamophobes bourrés que des positivistes avinés.

Il s’agit de nouveaux médias différents de ceux que je consulte ou consultais habituellement, médias que je n’aperçois, n’apercevais, que rarement en somme, ou distraitement, de loin, sans jamais y porter trop d’attention, trop perturbé par l’idéologie effrayante qui souvent s’en échappe, s’en échappait, ou s’en échappe toujours, à grandes volutes, comme des fumées nocives, comme des cheminées toxiques qui s’épandent sur des continents entiers, comme des engrais néfastes que l’on continue de répandre malgré les cancers variés, des vapeurs délétères qui à défaut d’éther pour briser la réalité alourdissent les portes de la conscience sous leurs effets. Juliette a trop ouvert ses fenêtres d’Overton et les gonds ont définitivement pété, Prokoviev n’y est pour rien. Fenêtres égoïstes, individualistes. Tellement ouvertes qu’elles ne se contentent plus de bailler et tombent en écrasant tout Roméo qui passerait sous le balcon, malgré l’Alpha.

J’avais compris cet hiver, j’ai compris cet hiver, je compris que mon texte avait touché un point, un point sensible, un point tabou, c’était le but. Pas forcément un but qui le visait lui, mais le but de toute expérimentation, c’est de provoquer une réaction, quelle qu’elle soit. Je ne le visais pas particulièrement, je dois même avouer que j’ai été surpris de sa réaction.
« La fin, non. Je peux pas accepter.
– Quoi la fin ? Il n’y a pas d’espoir ?
– Tous les hommes ne sont pas comme ça.
– Si. C’est toute la thèse du bouquin. Tous les hommes sont comme ça, c’est juste une question d’opportunités.
– Il y a des gens qui m’ont déjà dit ça, et ils ne sont plus dans ma vie pour te le raconter.
– Et ? Tu veux que je change la fin ?
– Je préférerais.
– C’est pas le propos. Tous les hommes sont comme ça, faut juste admettre, accepter, et avancer. »

C’était un soir d’hiver, et le four avait fini par sonner. Il avait tenté de négocier encore un peu, mais je n’avais pas plié. Je ne me plie pas bien. Même avec des arguments, je ne me plie pas bien. Ça peut m’arriver, je ne dis pas « jamais ». Mais je ne me suis pas trop bien plié avec les années. Je peux céder, j’ai déjà cédé, je céderai encore sûrement, mais plié, non. Je n’aime pas ça, je n’ai jamais aimé ça, je trouve ça lâche et contre-productif. J’accueille avec joie la critique, constructive de préférence, l’argument bien construit et développé est un don du ciel lorsqu’il arrive à point nommé dans une conversation. Mais le point de vue brut, gratuit, non étayé, l’opinion infondée ? Quand elle ne vient que d’un endroit où le sujet n’a été qu’aperçu, face à quelques années de recensements, d’écoutes ou de lecture, non, vraiment, je ne vais pas plier, je n’ai pas plié, je ne me plie pas bien, là je n’aurais jamais plié. Et c’est mon récit, pas le tien. Il avait dû s’en sortir en acquiesçant à mon « Soyons d’accord pour ne pas être d’accord », mais je le sentais pas bien, je ne le sentais pas du tout, peut-être que je ne l’ai jamais bien senti bien après tout.

C’était à nouveau ce soir d’été, la discussion avait recommencé et j’ai inspiré. Je me souviens que j’ai expiré aussi. On fait ça plusieurs fois par minute en général. J’ai expiré, et sûrement cligné avec un peu plus de lenteur que d’habitude, comme quand je tente de communiquer avec mes chats. J’avais l’espoir, comme parfois je l’ai encore, le secret espoir, peut-être que je l’aurai toujours, de discrètement arrêter le temps. Pas maintenant, pas là, pas au moment du café imminent, mais peine perdue, le NotAllMen avait de nouveau été utilisé. Dans ma tentative d’arrêter le temps, je rassemblai, j’ai rassemblé, j’avais rassemblé mentalement, les approches possibles.

C’était un soir d’été, entre la salade de fruits et le café, et j’ai soupiré. J’ai soupiré et j’ai commencé de nouveau à donner la position de l’auteur, mais aussi la position de l’homme, ou celle de celui ou celle qui écrit ces lignes sans qu’aucun coming-in n’ait encore été révélé, le masque masculin est tellement pratique, tellement facile à jouer, pétri de privilèges, d’avantages en natures et en statures. J’aurais peut-être plus de poids comme allié en restant déguisé. Je ne ferai pas croire que je me sacrifie pour la cause, j’exploite juste les avantages dont je dispose.

C’était un soir d’été, entre la salade de fruits et le café, j’ai soupiré et j’ai recommencé, comme ce soir d’hiver :
« Il n’y a qu’un truc à admettre, c’est que le NotAllMen, c’est juste une illusion, un paravent derrière lequel la plupart des hommes se cachent, car on sait tous, au fond de nous, qu’on a tous quelque chose à se reprocher, à nous reprocher, dans notre rapport homme-femme, dans notre rapport au genre opposé, on sait tous qu’à un moment ou un autre de notre vie, on a profité ou on profite de ce système ; tous, on profite de cette domination masculine complètement systémique et que, dans ce contexte, il faut juste admettre que tous les hommes, toi, moi, nous tous, tous les hommes sont, ont été et/ou seront des violeurs potentiels, et que ça n’est qu’une question d’opportunité. »

C’était un soir d’été, un de ces soirs d’été où l’on partage des idées, des opinions aussi, parfois des récits de vie. Le procès de Mazan n’avait même pas encore commencé. Nous avions, nous n’avions même, on n’avait rien préparé pour ce soir d’été. Et il a éclaté.

Il me dit d’abord qu’il ne pouvait pas tolérer ce que je disais là. Ça, il me l’a dit, un peu abruptement, un peu bourru mais pas bourré, et il s’est levé pour aller pisser. Il l’a redit en revenant. Il me l’a redit, à moi, et aux autres qui commençaient à se demander ce qui s’était passé, qu’il ne pouvait pas le tolérer. Je m’incluais parfaitement dedans tentais-je de le rassurer, puisque ce soir-là, je portais toujours mon déguisement. Je m’inclus dedans, je ne fais pas exception, j’ai tenté de le rassurer. Ça ne fait pas plaisir à admettre, ça peut même être très compliqué, mais admettre c’est le premier pas, admettre, peut-être réparer, s’excuser, et tenter d’avancer. Ça peut être très compliqué à admettre et à vivre, de se remémorer, compliqué de se remémorer tous ces moments de lourdeurs, d’abus et de honte. Nous tous. C’est un système. On domine, on insiste, elles cèdent et se taisent, elles ont peur, elles avaient peur de ne pas être crues, beaucoup ont toujours peur. Même sans aller jusqu’à l’agression, on est, on a tous été, on sera tous, une ou plusieurs fois, le lourd qui pousse, le petit ami qui insiste, le compagnon qui fait la gueule parce qu’il a pas eu son bout de nichon ou l’attention qu’il pensait être méritée. Admettre. Admettre et grandir, maintenant, car le temps presse pour se construire ensemble différemment. Céder n’est pas consentir. J’avais beau m’inclure dans le propos, il insiste, il insista qu’il ne pouvait pas, qu’il ne peut pas tolérer, qu’il ne pourra pas.
Mais tolérer quoi ?
« Je ne peux pas tolérer que tu me traites de violeur. »
À quel moment ? Non, je dis, j’ai dit, et je le redis, je l’ai redit : c’est systémique. Tous les hommes sont des violeurs potentiels. Il avait raté un mot. Mais il avait très bien compris, il a très bien compris, de son point de vue en tout cas. J’ai insulté la moitié de l’humanité, quarante-neuf pour cent pour être exact insistait-il, et il insista. Tu viens de traiter la moitié de l’humanité de violeurs, un peu moins, mais tu as traité tous les hommes de violeurs, il a insisté. Peut-être insiste-t-il toujours quelque part dans un coin de sa tête ou à d’autres dîners d’été ou d’automne où il raconte fièrement comment de sa vie il m’a évincé. Ce n’est pas exactement ça que j’ai dit pourtant. Ce n’est qu’une partie. Tu as raté le mot potentiel. J’ai dit, j’ai redit, et je redirai que nous, car je m’inclus dedans, j’ai redit et je redirai que nous, tous les hommes, sommes des violeurs potentiels, et que ce n’est qu’une question d’opportunités.
Il a redit que ça, il ne peut pas, il ne pouvait pas le tolérer. Il ne peut pas tolérer qu’un ami le traite de violeur. Je pouvais, je peux comprendre qu’il ne tolère pas ça, mais il n’y avait et il n’y a jamais eu de caractère insultant dans mon propos. Tout au plus une position peut-être radicale et brutalement plus radicale que la sienne, planqué dans la mollesse et la tiédeur d’un cocon rassurant, phobique de tout, de la vie, des actus et surtout des informations qui pourraient risquer de diminuer son confort de petit homme cis hétéro capitaliste occidental. J’avais eu un bout de sa vision du monde un jour, à moins que ce ne fût de sa vision du jour, un monde. Il m’avait dit qu’il voyait bien que ça allait sûrement devenir compliqué pour les autres, comprendre les pauvres, ça il l’avait dit, partiellement, j’avais compris les trous, les non-dits qu’il avait presque dits. Mais pour lui, ça il l’a dit, il n’y avait pas de problème, il vivait bien, il n’allait pas être emmerdé tout de suite. Mais ce soir d’été, il ne pouvait pas tolérer. Il l’a dit, et redit plusieurs fois. À un moment il a tenté d’argumenter, il m’a parlé de carrières brisées. Des carrières brisées sans pouvoir me donner d’exemples alors que je lui en donnais plein de carrières non brisées alors que nombre de callouts avaient été, ont été, sont occasionnés. Je lui donnais des noms de producteurs, d’acteurs et réalisateurs ciné et TV d’ici ou d’ailleurs. Je lui en ai donné d’autres de metteurs en scène ou de comédiens de théâtre, mais il ne connaît ni n’aime le théâtre. Il a changé de stratégie et m’a parlé d’un appel à témoins lancé par la justice allemande car un de ses chanteurs préférés avait vu sa réputation entachée par de viles rumeurs d’abus et d’agressions sexuelles. Il a même des ami·e·s qui ont arrêté de prendre des billets pour ses concerts. N’est-ce pas que ça va briser une carrière ?

J’ai dû hausser les épaules, au maximum baisser la fréquentation des salles. Et le pire, continuait-il, ça aussi il l’a dit et il le redirait, c’est qu’aucun témoin ne s’est présenté, ne s’était présenté. Il n’y avait pas eu, il n’y a pas eu de plainte déposée, pas de procès, rien. Alors quelle carrière brisée ? La réputation entachée, c’est terrible la réputation entachée. Tu crois vraiment que je vais pleurer sur une réputation entachée avec trois articles moisis dans des tabloïds teutons ? Et ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu de témoin qu’il n’y a pas eu de victime. T’as déjà lu ou entendu des témoignages du parcours des victimes ? Tu t’es déjà renseigné sur le réel nombre d’agresseurs condamnés ? Comprends-tu ce qu’un système entier permet en termes d’impunité ?

Les filles avaient arrêté de discuter. Ma compagne tentait de lui réexpliquer, avec ses mots, des mots qu’il pouvait peut-être mieux comprendre que les miens. On lui a cité les stars de télé ou de radio, qui travaillent toujours, d’autres qui prennent un petit congé, au pire une année sabbatique et reviennent parfaitement reposées, on lui a raconté les écrivains présents et passés, les photographes suicidés, les abbés superstar de la charité…
« Je ne peux vraiment pas le tolérer. » Il l’a redit. Il est retourné pisser. Sa femme restait muette. Je lui ai demandé s’il allait faire la gueule longtemps. Elle est restée muette un peu plus. Quand il est revenu il a tenté les fausses accusations. Il était presque scandalisé qu’on ne les prenne pas en compte dans notre raisonnement. On les prenait en compte, mais c’est tellement ridicule comme statistique. On lui a parlé des carrières féminines qui avaient été brisées avant MeToo, bizarrement beaucoup plus nombreuses que les masculines. On a tenté du factuel, politique, sociologique, historique. Il niait. Il ne pouvait pas, il ne peut toujours pas, tolérer.
On a changé de stratégie, j’ai changé de stratégie. J’ai tenté le témoignage de première main, le retour personnel. Je lui raconte alors, je lui ai raconté, je lui ai dit, c’est comme ça qu’on raconte, je lui ai narré pas forcément dans le menu détail mais suffisamment pour qu’il comprenne peut-être l’ampleur du truc, mon vécu, d’où je parlais, les bouts d’histoires que j’avais recueillies, je lui ai dit que, et c’est vrai, toutes les femmes avec qui j’ai pu être assez intimes pour avoir ce genre de conversation, d’échanges, de confession presque, que ce soit des amies, des amies proches, des copines, des amoureuses, des collègues, etc, toutes, 100 % de ces interlocutrices, avaient subi, ont subi ou subissent encore, à un moment de leurs vies, passées ou présentes, des abus, des agressions sexuelles verbales et/ou physiques, ou des viols, et souvent de la part de proches, assez souvent dans le cercle amical ou familial. Tu me réponds quoi ? Tu m’as répondu quoi ? Que mes copines étaient ou sont des menteuses ?
Tu auras pu me répondre ou tu aurais pu, tu m’as peut-être répondu que certaines affabulaient sûrement pour se rendre intéressantes. Tu aurais pu me proposer une médaille, tu m’as peut-être proposé une médaille parce que des meufs osaient me parler, et tu as pu entamer un slow clap appuyé parce que je les croyais, je les ai crues, je les crois.

Il a tenté une nouvelle stratégie à son tour. La même que le soir d’hiver. La boucle se bouclait. Il a redit qu’il avait déjà eu ce genre d’échanges avec d’autres gens. Il l’a redit comme ça. Et qu’il les avait virés de sa vie pour moins que ça. Ce qu’il ne semblait pas non plus comprendre, c’est que le chantage, ça ne marche pas trop avec moi. Je ne plie pas bien. Je n’ai jamais trop bien plié. Encore moins devant la menace.
Il n’avait pas, il n’a pas, toujours pas pris ou compris la vision d’ensemble, les exemples people, on s’est dit qu’il nous restait peut-être, je me suis dit qu’il restait peut-être le terrain de la fiction. Je redis, j’ai redit que le problème était systémique, que le problème est systémique, que le malaise est courant et commun, et qu’on pouvait même regarder les héros masculins dans la culture populaire.
« Oui bah qu’est-ce qu’ils ont les héros ? »
Je lui ai dit de regarder James Bond par exemple, ou les princes des contes pour enfants. J’avais oublié un truc. Chez James Bond par exemple ou les princes des contes pour enfants, est-ce que c’est un modèle valable ? J’avais oublié un truc important. Chez James Bond ou les princes des contes pour enfants, il est où le consentement ? J’ai oublié un truc primordialement important. Son épouse est une convaincue et fervente pratiquante des contes pour enfants, version Disney de surcroît. Peut-être que leur kink principal c’est même de jouer à la Belle au bois dormant. Mais on ne juge pas les kinks consentants. C’était un soir d’été, le procès de Mazan n’avait même pas encore commencé.
C’est pas de ma faute si t’as eu une mauvaise éducation, qu’il m’a répondu. Comme ça. De but en blanc. De son incompréhension on était passé à mon éducation. Je ne suis pas un expert, mais je crois que ça s’appelle une attaque ad hominem. C’est quand tu n’as plus d’arguments, comme s’il en avait eu avant, c’est quand tu n’as plus d’arguments sur le sujet que tu t’attaques à l’interlocuteur directement. C’est sale. Je ne suis pas sûr de ce que j’ai répondu, je ne suis plus sûr. C’était un soir d’été et on est déjà en automne. C’était un soir d’été où on n’avait rien préparé, encore moins un bloc-note pour sténographier.
Peut-être que je ne voyais pas ce que mon éducation venait faire là. Mais ce dont je me souviens, c’est que, à son instar, j’ai repris ma boucle à zéro. J’ai repris ma boucle et je lui ai dit, je lui ai redit, comme ça, calmement, sans m’énerver, froidement je lui ai redit qu’il fallait juste admettre le problème, systémique. J’ai insisté sur ce côté systémique. Un problème systémique bien plus grand que nous, et dans ce système, dont nous faisons partie intégrante, tous les hommes sont des violeurs potentiels, ça n’est qu’une question d’opportunités. Quand on aura commencé à l’admettre, quand on commence à l’admettre, à l’accepter, c’est comme les addictions ou les maladies chroniques, c’est le premier pas qui coûte. Quand t’as commencé à admettre, tu peux commencer la suite du chemin. Admettre, prendre conscience, et changer, accepter de changer, les uns après les autres, pour que ce système tombe et s’arrête. Pour moi l’assertion n’était même pas sujet à discussion.

Sa respiration devenait lourde. Elle était lourde, mais on sentait qu’il préparait sa phrase. Il regardait la table. Il ne nous regardait pas. Il ne nous regarde plus.
« Je… Je ne… Je ne peux pas tolérer qu’un ami me traite de violeur ! »
Et il fondit en larmes.

C’était un soir d’été, un de ces soirs d’été où l’on partage des idées, des opinions aussi, parfois des récits de vie. Le procès de Mazan n’avait même pas encore commencé. Nous avions, nous n’avions même, on n’avait rien préparé pour ce soir d’été. Et il a éclaté.

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