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Billet de blog 23 juin 2024

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À mon père, boomer apolitique

Une lettre à mon père en ces temps d'inquiétude et de bascule, de futur bordel prévisible, de montée du fascisme ; rien ne devrait être inéluctable.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

[edit 2 : le titre a été modifié à nouveau mais cette fois je pense avoir le bon compromis :)]

Papa,

ça fait bien longtemps que je ne t’appelle plus comme ça, sûrement un premier signe de notre éloignement. Tu es toujours là physiquement et quand je passe te voir de temps en temps, tu me regardes de tes grands yeux bleus. Tu sembles m’écouter, tu exécutes les micro-gestes d’un interlocuteur présent, tantôt un hochement de tête, parfois une ponctuation vocale.

Tu as eu soixante-dix-neuf ans cette semaine, je t’ai appelé pour l’occasion et j’ai eu confirmation que, même sans m’être présenté, tu me reconnais encore, car tu as pu me demander de faire de ta part des grattouilles à mes chats, preuve que tu ne me confonds pas avec mon frère par exemple comme pouvait le faire Mamie en fin de vie. Pourtant au fond de moi je pense, je sens, je sais que tu n’es plus vraiment là.

Quand nous étions plus jeunes, tu parlais souvent, parmi tes passions, de l’histoire de Paris, de la Commune, ou du Front Populaire, le précédent, celui de 36 et des congés payés. Tes parents, tous deux ouvriers, te l’avaient peut-être raconté. Né trop tard, je n’ai jamais eu cette chance. Tu parlais souvent de ces deux événements mais indirectement.

Tu pouvais placer les barricades dans les rues que nous arpentions, nommer et situer les anciens bâtiments, abattus depuis. Tu avais une approche topographique de ces faits historiques, quand à d’autres périodes tu pouvais aussi en avoir une quasi bibliophilique, tout fier d’avoir enfin reçu le dernier tome des récits qu’en faisait Jacques Tardi.

J’avais déjà remarqué que nous ne nous informions pas aux mêmes sources, et que celles que je te proposais, principalement numériques, ne semblaient en aucun cas piquer ta curiosité. Mais au-delà de ça, aujourd’hui, je me suis dit qu’importe et que peut-être la résurrection d’un terme allait faire résonner en toi un imaginaire enfoui ou quelque fibre historico-politique, quelque chose, un bout de conscience t’amenant à réaliser qu’on pouvait être en train de vivre une bascule, un moment historique, quel que soit le côté vers lequel la balance, le couperet, allait pencher, tomber. Je me suis dit qu’importe et j’ai osé la question : « Alors, convaincu par le Nouveau Front Populaire ? »

Tu as blatéré, marmonnant entre deux bruits de bouche qu’il fallait arrêter.

Mais arrêter quoi ? Arrêter de voter ? De s’engager ? D’espérer ?
« Mais tout ça là, c’est n’importe quoi là, LFI ça suffit. ».
Ah.

« Mais ils ne sont pas tout seuls là, on ne te demande pas de t’encarter, c’est l’union des gauches espérée par certain·e·s depuis de longues années, c’est un Nouveau Front Populaire ; ça ne te plaît pas ? Ça ne te parle pas ?
– Non, non, vraiment… Et puis, je ne supporte pas Mélenchon. »
Re ah.

« Il me semble qu’il n’est même pas dans les candidats…
– C’est pareil, son ombre plane.
– Mais on s’en fout de son ombre ! Les LFI, ils ne sont pas tout seuls là !
– Non, non, il y a l’ombre de Mélenchon, on sait bien qu’il tire les ficelles et je n’aime pas ces gens-là. »

Ces gens-là… On avait déjà eu des mots sur « ces gens-là » en 2022 ; ceux qui ont l’outrecuidance de croire en un monde meilleur, lassés de se faire rouler dessus par le monde du travail, les classes dites supérieures et/ou les violences sociales en tout genre.

« Mais je te dis qu’il est même pas candidat…
– Bah évidemment, il se réserve pour la présidentielle ! »

Ma mémoire me fait défaut pour la fin du dialogue ; ça a un peu tourné en boucle et on est passé à autre chose. Je t’ai proposé le programme du Nouveau Front Populaire en .pdf à un moment, tu as blatéré de nouveau, tu attends la « propagande officielle ». Ce n’est peut-être pas ce terme que tu as utilisé cette fois-ci, peut-être celui de liasse ou de pavé mais ce qui me fascine et me désole à la fois, c’est que tu ne sembles pas conscient qu’à vivre avec (dans le meilleur des cas, ou le moins pire en tout cas) BFM et France Inter allumés toute la journée, tu es en fait très exposé à de la propagande, qu’elle soit officielle ou pas et que tu sembles ne plus savoir faire preuve d’esprit critique. Je commence même à me demander si tu l’as en fait su un jour.

Tu connais peut-être l’emplacement de certaines barricades, mais t’es-tu jamais intéressé à la motivation des soulèvements ? D’extraction ouvrière, tu as eu la chance d’atterrir sur une profession intermédiaire, mais à quel moment y a-t-il eu un bug dans ta psyché, à quel moment t’es-tu à ce point renié ? Tu restes capable de me raconter comment fonctionnait le métier à tisser de tes cousines ou grand-oncles que tu avais observé·e·s dans ta jeunesse, mais tu sembles sourd à toute tentative de lutte actuelle. À chaque grève, la même antienne, la parfaite récitation des chaînes d’infos en continu à base de « France prise en otage », mais t’es-tu jamais interrogé sur la pertinence et la validité de telle métaphore ? « Nan mais les conducteurs de métro, c’est des privilégiés ! » Ah bon ? Travailler dans l’obscurité, les odeurs de pisse et l’agressivité de certains voyageurs c’est « être privilégié » ?

Déjà en 2022, tu avais avoué à demi-mot la séduction, voire l’emprise, du ni de droite ni de gauche, et ce, dès le premier tour, par peur des LFI plus que par conviction probablement. Et quand je t’avais demandé pourquoi, tu m’avais juste répondu « C’est comme ça. » Un peu pareil quand je te parle de concentration des médias, t’en as juste rien à foutre, tu ne vois pas, ou ne veux pas voir, à quel point ça peut tout biaiser. « C’est comme ça. » Et les Pinçon-Charlot, tu connais les Pinçon-Charlot ? Non, j’ai beau t’en parler, tu t’en fous aussi, « ça ne m’intéresse pas, c’est comme ça ». C’est con, moi j’ai compris plein de choses avec eux.

Plus tu vieillis et plus cette phrase devient ton élément de langage préféré.

« C’est comme ça ! » C’est sûr qu’avec ce genre d’absence de raisonnement, ta vision du monde doit être confortable. Mais quelle est ta vision de mon monde ou de celui de ta petite-fille ?

On va faire simple.

Sans aides sociales et même avec la tienne, d’aide, j’aurais été SDF depuis bien longtemps (et donc mort, ne nous mentons pas, je n’aurais pas passé deux hivers à la rue).

Sans sécurité sociale, vous m’auriez regardé mourir à mes 2 ans, à mes 7, 10 ou à mes 23.

Sans CMU, car oui, s-il-te-plaît, souviens-toi que j’ai été suffisamment pauvre pour pouvoir en bénéficier, on ne m’aurait jamais recollé la plèvre et j’aurais sûrement fini par faire un énième pneumothorax qui m’aurait été fatal avant mes 35 ans.

Sans assurance chômage, je n’aurais jamais pu devenir « entrepreneur ». Même si ma situation est loin d’être stable et idéale pour le moment, je suis conscient d’être tout de même un putain de privilégié, mais toi, l’es-tu, conscient ?

Tu tournes dans ta petite boucle temporelle avec tes petites courses et tes petits plats cuisinés, à un peu trop haute dose pour ta santé mais pour ça, comme sur le reste, mon opinion t’importe peu, comme si tu m’avais depuis toujours et définitivement rangé dans une case « enfants ». Un enfant à perpétuité. Un enfant qui ne peut pas penser ou avoir d’opinion, comme si dans tes grands yeux bleus, dans ta tête que j’ai toujours connue dégarnie (on juge pas, mais l’attrait de la rime, tu comprends ?), bref dans ta vie, j’avais encore et j’aurai toujours, mettons, neuf ans et demi.

« Plutôt Hitler que le Front Populaire », c’est ça que tu veux dire avec ton « c’est comme ça » ? Ou alors peut-être que pour toi ça sera plutôt LR que le Front Populaire. Peut-être moins pire. Mais on va quand même finir de se faire broyer en fait.

Alors qu’est-ce que je fais moi maintenant ?

Au-delà d’écrire cette lettre, je vais aller tracter pour que tu puisses finir dignement. Je vais aller parler avec des gens qui ne sont pas encore décidés, qui ne comprennent rien à tout ça, ou juste qui se disent que ça ne les concerne pas.

Pourquoi je le fais ?

Pour que chacun puisse avoir les mêmes chances de survie que moi, soit soigné comme j’ai pu l’être, soit logé, soit choyé, quelle que soit sa couleur, son origine ou sa foi… Pour que chacun en cours ou en fin de contrat puisse se dire « ok, là, ça va pas, ça va plus, je fais une pause, je souffle, et je réfléchis ». Pour simplement qu’on arrête de se faire maltraiter. Pour qu’on puisse chanter le Temps des Cerises plutôt que le Temps des Noyaux. Pour qu’on n’ait pas à remixer et remettre au goût du jour la chanson de Craonne.

Pour que dans les marronniers, on ne compte plus le nombre de SDF décédés ou celui des femmes assassinées, car il n’y aurait plus rien à compter. Pour qu’on ait un meilleur espoir qu’une planète en ruines et une espèce quasi éteinte à l’horizon 2100. Pour qu’on ait collectivement une meilleure qualité de vie. Pour que ta petite-fille (et d’autres) puisse prendre le temps de se tromper, changer de cursus, réfléchisse à ce qu’elle aime vraiment, au-delà des chevaux (en restera-t-il seulement ?).

Pour que les trois mots gravés sur les frontispices de certains bâtiments soient davantage qu’une relique du temps d’avant. Pour que le classisme, le racisme, l’âgisme et toutes ces déclinaisons de mépris si automatiques et normalisés actuellement appartiennent un jour aux livres d’histoire.

Ou tout simplement pour que, quoiqu’il arrive en juillet, je puisse continuer à me regarder bien en face dans la glace.

Et c’est comme ça.

On s’engueulera plus tard.

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