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Billet de blog 29 décembre 2022

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Les kurdes de France font-ils preuve de paranoïa ?

Pour la majorité des kurdes de France la responsabilité de la Turquie dans le triple assassinat de la rue d'Enghien du 23 décembre 2022 ne fait pas de doute. Cette allégation n'étonne pas non plus dans les milieux politisés sensibles à la question kurde. En effet, pour les kurdes et leurs allié·es ce drame a un goût amer de déjà-vu.

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Vendredi 23 décembre peu avant midi un acte terroriste a causé la mort de trois militant·es kurdes en plein cœur de Paris. Le jour même, alors que le tueur, un homme blanc d'extrême droite, avait déjà été arrêté et mis en garde à vue, de nombreux militant·es kurdes ont désigné la Turquie comme responsable de ces assassinats. Sans connaissances historique et géopolitique de la question kurde une question pouvait alors s'imposer : les kurdes de France font-ils preuve de paranoïa à l’égard d'Ankara ?

Il est très rapidement apparu, quelques heures à peine après l'attaque, que l'assassin est un récidiviste qui s'en était déjà pris à des migrants un an auparavant. Les kurdes ont alors pourtant maintenu leur position en affirmant que cet assassinat était à la fois ciblé contre les kurdes et commandité par la Turquie. Médias et politiques sont d’abord restés globalement prudents, ne qualifiant qu'avec retenue cette attaque de raciste et se gardant bien de laisser entendre que les kurdes étaient spécifiquement visés. Dès le lendemain, les déclarations du tueur qui ont été relayées par la presse ont donné raison aux kurdes sur le premier point : oui, ce sont bien exclusivement les kurdes qui étaient visés dans cette attaque. Alors que les antécédents du tueur laissaient supposer une haine généralisée des étrangers, comment les kurdes ont-ils pu savoir avec autant de certitudes que c'est bien leur communauté seule qui était en ligne de mire de l'assassin ? 

Plusieurs faisceaux d'indices concordants les ont mis sur cette piste: 

- Selon un témoin, l'homme est arrivé sur le lieu du crime en voiture en qualité de passager. Il ne semble donc pas s'être promené par hasard dans un quartier mais a bien été déposé devant le centre culturel kurde.

- Parmi les trois lieux visés par l'assaillant, les trois sont kurdes. Si le centre culturel kurde et le restaurant kurde affichent bien leur kurdicité sur leur fronton, il n'en est pas de même du salon de coiffure. Seule une recherche un peu plus poussée a pu permettre au tueur d'identifier ce lieu comme kurde. De plus, si le centre et le restaurant se font face, le salon lui se trouve 140 mètres plus loin. Le choix de ce salon semblait donc bien être délibéré. Il apparaissait comme peu probable que le tueur pénètre par hasard dans trois lieux kurdes, lieux qui restent largement minoritaires dans ce quartier aussi commerçant que cosmopolite.                                                                                                 

- Le choix de l'horaire retenu par l'assaillant, un jour de semaine, avant midi, laisse également planer le doute quant à son niveau d'informations. Les jours de semaine en pleine journée sont rarement les créneaux les plus prisés en termes de fréquentation dans les lieux communautaires. C'est pourtant le moment retenu par l'assaillant qui escomptait bien liquider autant de personnes qu'il disposait de cartouches (Soit une vingtaine plus des chargeurs). Or, exceptionnellement, ce jour-là, une réunion politique de femmes regroupant des dizaines de personnes devait se tenir. Cette réunion a été décalée à la dernière minute, évitant ainsi sans doute un carnage. Le tueur a-t-il vraiment choisi par hasard ce créneau peu propice à une fréquentation élevée ou disposait-il d'informations concernant la tenue de cette réunion militante ?

- Trois personnes ont succombé aux tirs de l'assaillant. Selon les témoignages, il a particulièrement visé Eminê Kara ("Il l'a d'abord visée, et après s'être éloigné, il a fait demi-tour pour tirer d'autres balles sur elle" selon les informations du conseil démocratique kurde en France), soit une personnalité importante pour la diaspora militante kurde puisqu'elle était après avoir combattu DAESH une des responsables du mouvement des femmes kurdes. Cet acharnement contre une femme qui se trouve être une personnalité politique de premier plan dans la communauté kurde pourrait également ne pas être dû au hasard. 

Ainsi, les kurdes ont bien eu le nez fin concernant le choix délibéré du tueur de s'en prendre à leur communauté. Ce point est indiscutable à ce stade de l'enquête. Les motivations avancées par le tueur qui affirme "avoir voulu s'en prendre aux kurdes pour avoir constitué des prisonniers lors de leur combat contre Daesh au lieu de les tuer" sont pour le moins étranges. Pour autant, son choix de viser les kurdes est désormais devenu incontestable. Pouvons-nous pour autant également faire confiance aux kurdes lorsqu'ils affirment que cet attentat est téléguidé par les services secrets turcs ? Peut-on envisager que la Turquie ou a minima des nationalistes turcs aient manipulé ce tueur visiblement déséquilibré (Il se décrit lui-même comme dépressif et suicidaire et son père le qualifie de « cinglé et de « fou ») pour viser la communauté kurde ?

Pour comprendre cette crainte de l’implication de la Turquie, il faut revenir presque 10 ans en arrière : le 9 janvier 2013, 3 militantes kurdes, Sakine Cansız, Leyla Şaylemez et Fidan Doğan, ont été assassinées à Paris.  Si le tueur a bien été arrêté et emprisonné, son procès n'a jamais eu lieu, empêchant ainsi de remonter jusqu'aux commanditaires de ces assassinats. Quelques mois après les faits, un enregistrement audio d’une conversation entre l'assassin et les services secrets turcs, le MIT, a été mis en ligne anonymement. Selon la justice française, il est probable que le MİT soit impliqué dans ce triple meurtre. Une juge d'instruction antiterroriste était chargée de l’enquête et en septembre 2013, son ordinateur a été volé à son domicile lors d’un cambriolage. Fin 2016, le tueur, atteint d'un cancer et contaminé par la légionellose meurt d’une pneumonie quelques semaines à peine avant la tenue du procès. Les commanditaires ont-ils misés sur l'état de santé de cet homme de main pour éviter la tenue d'un procès ? La question se pose. Sollicités à plusieurs reprises par les juges d’instruction pour la déclassification des informations détenues par les différents services de renseignements français concernant cette affaire, les gouvernements français successifs ont toujours opposé le secret-défense. C’est pourquoi les kurdes ont appelé à une grande marche "anniversaire" le 7 janvier 2023, 10 ans après les faits, dans le but de revendiquer la levée du secret-défense qui bloque l’instruction judiciaire pour l'élucidation réelle de ce triple meurtre de 2013. C'est précisément cette grande marche revendicative que des militantes kurdes voulaient préparer lors de leur réunion prévue le 23 décembre. 

De nombreuses questions restent ouvertes à ce stade. Et il est évidemment trop tôt pour faire des affirmations catégoriques. Ce qu’on peut néanmoins déjà confirmer c’est que cette hypothèse d’une implication d’origine turque ne relève pas de la paranoïa mais d’un déjà-vu. L’enquête devra explorer avec précision les motivations qui ont pu porter cet homme à viser la communauté kurde.

Comme on le sait trop bien : pas de justice, pas de paix.
Les kurdes de France ont le besoin impératif que le naufrage de l’enquête de 2013 ne donne pas lieu à un bis repetita dans ce nouvel triple assassinat ciblé.

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