Pour paraphraser Houellebecq : Oui, les religions sont les idéologies les plus connes du monde. Et la laïcité, concept et pratique propres à la France et incompréhensibles pour nombre de musulmans — et la plus grande partie des Américains — n’est pas seulement un principe politique protégeant la liberté de conscience mais une barrière dressée contre le primat du spirituel sur le politique.
On est soulevé d’horreur après que l’assassinat au nom d’un dieu ait été la réponse de croyants psychopathes à la liberté de parole et à l’irréligiosité. Le drame de Charlie Hebdo culmine dans une époque où il faut constater qu’après des siècles de lutte contre l’obscurantisme, le pouvoir de la croyance religieuse s’est renforcé en seulement quelques décennies et transforme en robots programmés des millions d’êtres humains, ce que la démographie aggrave. Car si d’énormes conflits quant à l’eau, le dérèglement du climat et la nourriture nous menacent certainement, c’est à la religion comme détonateur que se mesurera la puissance de la bombe P (comme population) du futur.
On est atterré de constater tous les jours que des fables, dont la réalité n’est que celle de l’encre sur le parchemin ou le papier où elles ont été transcrites autrefois, se sont installées comme des vérités dans des milliards d’esprits.
On est effrayé par l’universalité de la soumission à l’autorité dont font montre ces foules courbées sous la loi de Dieu, son fils et le pigeon saint, Allah ou Yaweh, par l’acceptation d’un système brumeux de récompenses et de punitions, par la croyance à une survie de la conscience après la mort, ou de ce qui tiendrait lieu de conscience dans l’abstraction céleste.
On est confondu par l’incompréhensible conquête par les religions de l’humanité du XXIe siècle, simultanément à l’élargissement exponentiel de nos connaissances sur l’univers, sur la vie et la conscience, qui ne laissent aucune place à la croyance révélée, sauf à opposer autoritairement le très pratique concept de mystère à l’intelligence et à la raison.
On est littéralement abattu quand la question de la croyance, et principalement la question musulmane, prend toute la place d’inquiétudes réelles et concrètes de la société française; quand, selon de nombreuses études, près des deux tiers des citoyens ne croient pas en dieu et quand la plupart des églises enfin vides font sonner leurs cloches, comme jeudi dernier, pour rassembler les cœurs et les volontés de vivre libres et non pas pour enjoindre aux ouailles (étymologiquement, des brebis, un animal qui suit la brebis de tête) à venir espérer une bienheureuse mort, réunis autour de la représentation d’un cadavre.
On est stupéfait lorsque les députés d’Israël se voient proposer de voter pour limiter la citoyenneté israélienne aux seuls Juifs, et d’instaurer ainsi une théocratie dont la démocratie ne serait que l’alibi, puisqu’il n’y a pas de démocratie sans liberté de l’esprit, et plus encore si la justification d’une telle loi constitutionnelle était d’ordre ethnique.
Mais au delà du sentiment d’abattement, et avant de lire le bouquin controversé de l’écrivain susnommé, je me sens comme simple citoyen le droit d’interroger notre époque sur la question qui va occuper le centre de la prochaine: la question musulmane, comme noyau des questions majeures prévues de longue date: l’émigration, les flux de réfugiés, l’errance des masses pauvres.
Tout d’abord, cette question musulmane a été abordée, le soir même de l’assassinat de Charlie, dans l’émission d’Elizabeth Quin, 28 minutes, sur ARTE. Grâce à des débatteurs bien choisis, elle a offert un cercle d’idées courtoisement contradictoires qui s’est mêlé au tourbillon de pensées que chacun vit depuis les événements du mercredi 7 janvier.
La question musulmane en Europe est désormais un piège, comme chacun sait : nous sommes pris entre le chantage à l’islamophobie et la menace des droites extrêmes. Cette extrême droite, le baromètre absolu en est l’avènement en Suède des « Sverige Demokraterna » (Démocrates de Suède). Ce pays nous a d’autant plus surpris récemment que son l’image était surfaite ; il est le seul en Europe, et dans le monde démocratique, où une élection législative, puis l’exercice du pouvoir par le parti ayant obtenu la majorité proportionnelle, les socio-démocrates sont, l’une nulle et non avenue, et l’autre impossible, de par la présence au parlement d’une forte minorité raciste et anti-émigration, comparable au FN.
Cette situation, l’arbitrage politique par un parti soupçonné de pré-fascisme, pourrait évidemment préfigurer ce qui nous attendrait en 2017, si Hollande n’avait remis dans sa poche sa promesse de proportionnelle. Mais, mais...
Mais le piège n’est pas seulement celui qu’espère l’extrême droite. Il est également tendu par les militants de l’anti-islamophobie, et son ressort est de même nature que celui qui interdit toute analyse politique critique à peine d’être taxé d’antisémitisme (par exemple, l’inflexion radicale de l’attitude française envers les palestiniens et Israël constante depuis de Gaulle, lors de la récente offensive contre Gaza).
Il ne s’agit pas ici de défendre des malades de l’estomac ou des opportunistes cyniques, ce qu’on soupçonne Zemmour d’être tout à la fois. Il s’agit de s’avancer sur le terrain de la question musulmane sans craindre d’être traité de raciste, ce que suis absolument sûr de n’être pas.
La question musulmane ne sera en rien résolue par la mise en parallèle de la citoyenneté et de la confession musulmane sous couvert de liberté de croyance.
A la devise de la deuxième République : Liberté, Egalite, Fraternité, la troisième République a ajouté un élément de sens fondamental, la laïcité. C’est dans la laïcité que doit se fondre un citoyen de confession musulmane. Distinguer les 6 millions de musulmans (c’est le chiffre qu’on donne) du corps social, les regarder, pour défendre leur liberté confessionnelle, comme singuliers, donc à part, c’est donner à l’islam les moyens de devenir une force sociale et politique. On sait que la religion n’est pas, dans notre système de valeurs, de la sphère publique. On ne dit pas « Je suis catholique et Français » (sauf quelques élus de droite qui ignorent que « In God We Trust » n’est pas écrit sur nos billets de banque). Or, tout le discours des anti-islamophobes militants les conduit naïvement à penser que la distinction de la confession musulmane parallèlement à la notion de citoyenneté est un antidote à l’ostracisme. C’est faire entrer la religion dans la sphère publique. C’est dénier aux musulmans l’envie et la faculté de se dire citoyen, point, et laïcs dans leur vie civile, ce qu’heureusement nombre de ceux qu’on a interviewé ces derniers jours ont compris, avec autant de sincérité que de crainte pour l’avenir : « Je suis citoyen d’abord, et musulman après ».
Tout est à craindre si le discours politique et la pratique institutionnelle favorisent un glissement des critères religieux, et inscrivent le communautarisme confessionnel, dans la notion de citoyenneté française. Notre histoire montre que nous nous sommes constitués en république contre des critères religieux. Instituer la laïcité et la séparation de l’église et de l’état en 1905, c’était refuser que la religion soit, en république, un lien social.
Et c’est là que la question musulmane prend toute son acuité.
On sait, on voit, on constate tous les jours que l’islam commande presque toute la vie d’un pratiquant. Sa vie privée, les prières, les rituels, les interdits alimentaires et vestimentaires. Certaines revendications qui mèneraient à introduire l’islam dans la vie civile : la prière dans les entreprises, les femmes en niqab, etc, sont heureusement tenues pour des aberrations que la République ne peut admettre.
Alors, comment pourra t-on faire assimiler par la grande masse des musulmans la notion de laïcité absolue ?
Un musulman pieux vit sa vie de l’intérieur de sa religion. C’était la cas des catholiques français autrefois, c’est encore largement le cas dans les pays d’Europe du sud. Il est compréhensible que cette situation, assimilable à un retour rassurant dans le ventre de la mère, soit une réponse des musulmans aux menaces de l’heure, aux humiliations d’une vie sans travail, au déracinement, au racisme ambiant, à la marginalité sociale où la délinquance se fraye sa route. Il m’apparaît, comme à beaucoup, que le terrorisme islamique, la constitution de plusieurs fronts, les menées de l’état islamique en Irak et en Syrie, ne sont pas, ou pas principalement, des psychoses sociales, mais des réactions de rejet archaïques et violente du monde occidental.
Il est clair que notre droit de critique contre la violence est limité alors que sévit et s’aggrave la guerre de tous contre tous du capitalisme ultra-libéral. Cet élargissement de la compréhension du phénomène islamiste à l’examen de notre société a été proposé dans l’amission d’ARTE citée plus haut par l’excellent Heinz Wissman. Cette réflexion apparaît d’autant plus urgente qu’un article du Monde rapporte une quantité d’attitudes ambiguës et d’approbations chez les lycéens et les collégiens après les assassinat de Charlie Hebdo, des refus de la minute de silence, une attirance pour l’islam et ses expressions extrémistes (une rage soutenue par la mystique et l’endoctrinement) qui explique le départ pour le djihad de milliers de jeunes européens, musulmans ou convertis.
Le monde de demain sera peut-être gangréné par la croyance, car on peut facilement imaginer que le bushisme (la barbarie contre la civilisation) ait déjà fait son chemin à l’extrême droite, et qu’il soit facile de mobiliser au nom de la culture chrétienne de la France, dont tout le monde se fout, mais qui constitue un poison subliminal efficace. .
Alors, comment faire naître l’impérative obligation de donner à la non-croyance, à l’athéisme, à la raison, des moyens et des lieux où s’exprimer ? Nous ne pouvons compter sur les médias, définitivement prostitués. Les philosophes, Dawkins, Onfray, malgré leur indispensable rôle, sont de peu de poids dans l’opinion publique. Les 25.000 lecteurs de Charlie Hebdo sont un fer de lance, mais ils sont trop peu. Pourtant, dans la digne (on l’espère) manifestation de dimanche, il y aura près des deux tiers de non-croyants. Parmi eux, beaucoup s’autocensurent quand il s’agit des religions, beaucoup comprennent le message de la laïcité comme une exigence de respect.
Eh bien, non.
Si nous sommes tous Charlie, affranchissons-nous du respect des religions. Pensons-les comme elles sont. Soyons libres.