Gérard Rougeron

Abonné·e de Mediapart

8 Billets

0 Édition

Billet de blog 12 novembre 2013

Gérard Rougeron

Abonné·e de Mediapart

A la veille de la Très Grande Guerre

La première commémoration séculaire de la Grande Guerre a déjà commencé. Ce sera la dernière car d’ici à 2114 le rouleau compresseur de l’histoire, lourd des crises à venir d’une très grande ampleur, aura tout aplati.

Gérard Rougeron

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

La première commémoration séculaire de la Grande Guerre a déjà commencé. Ce sera la dernière car d’ici à 2114 le rouleau compresseur de l’histoire, lourd des crises à venir d’une très grande ampleur, aura tout aplati. De 2014 à 2918, manifestations, spectacles et expositions (36.000, au moins autant que de monuments aux morts) vont proposer le pire et le meilleur, exploiter des clichés éculés ou oser des approches inédites. A l’occasion du 11 novembre 2013, on a pu constater que le pire était en marche, et que François Hollande lui communiquait une forte impulsion, comme on l’a dénoncé dans Mediapart. J’écris « dénoncé » pour appuyer le propos d’Antoine Perraud dans son article du 10 novembre, car le Président de la République, égal à lui-même à ce sujet comme en toutes matières, et plus Monsieur Prud’homme que jamais, contribue en effet dès 2013 à réveiller un nationalisme de fer-blanc, vague écho des passions françaises de 1913.

         Dans cette entreprise cocardière et politicienne, et passablement stupide, François Hollande à des alliés. France 2, pour commencer. La rédaction du journal télévisé, où l’on ne compte plus les erreurs factuelles, approximations et billevesées, a commencé à nous bombarder de « sujets » sur la Grande Guerre, car en matière de médias, on ne saurait trop devancer la concurrence. On nous emmène chaque soir au front, au clairon, avec les Poilus dans les tranchées de Beaumont-Hamel — pourtant tenues par les Britanniques — avec les ANZAC, volontaires australiens et néo-zélandais que France 2, un soir de match contre les All Blacks, enrôle quasiment en notre nom, mêlant allègrement le service de la République avec celui du roi d’un Empire sur lequel le soleil ne se couchait jamais.

         Et ça ne fait que commencer. Vingt ans après la création de l’Historial de la Grande Guerre à Péronne, premier et unique musée transnational des mentalités, auquel Antoine Perraud a rendu hommage, on en est encore à Déroulède, alors que la tragédie a dévoré 6 millions de victimes militaires et civiles « non-françaises », Britanniques, Allemands et Russes, sans compter la poussière de trente-neuf ethnies, devenues pour beaucoup des nations, toutes présentes sur un front effacé de l’histoire pendant des décennies, de la Belgique à la Somme. Ce front, en effet, parce qu’il était trop étranger, les livres d’après-guerre destinés aux jeunes l’avaient oublié au profit de Verdun et de la célébration de son artisan qui en fera son fond de commerce politique, Pétain.

         On peut craindre que l’histoire ne nous serve deux fois les plats, n’en déplaise à la mémoire de Karl Marx, que les commémorations ne ressortent du réchauffé, ou que l’on ne nous rejoue la même pièce, dans un théâtre pourtant très différent.

         La France patriote de 1913 était pour ainsi dire le banquier du monde, elle était de toutes les entreprises coloniales, les siennes et celles de autres, elle nourrissait des certitudes ; la droite belliciste avait Schneider, le 75, l’esprit français qui ridiculisait la Kultur et l’allongement du service militaire, la gauche modérée avait un petit livre blanc au titre révélateur : le Catéchisme Républicain ; la gauche extrême son carnet noir, liste où la République avait par précaution couché les noms de ses futurs proscrits.

         Un siècle plus tard, la France de 2013 est en déclin, elle se paupérise et l’absence d’horizon politique laisse le champ libre à l’extrême droite. Alors la commémoration de 14-18 est saisie par les partis dits républicains comme l’occasion de soigner la république : le mal par le mal, le repli sur les valeurs vieilles d’un siècle qui ont fait se lever les Français en masse et les ont conduit à accepter l’immense sacrifice. Une occasion qui vaut bien une guerre au Mali et n’écorne pas le budget.

         Puisqu’on n’a pas attendu le sifflet du 3 août 2014, profitons de ce flot de commémorations avant l’heure et arrêtons-nous à 1913.

         Dans une des nombreuses vidéos que j’ai recueillies naguère pour le compte de l’Historial de Péronne, un des témoins le plus lucides de la Grande Guerre, un ouvrier qui avait une quinzaine d’année en 1913, raconte que son voisin buvait un coup et que lorsqu’il était ivre, il s’enroulait dans un drapeau tricolore pour aller cuver son vin. Et il conclut : « C’était comme ça en ce temps là, on n’en a pas idée aujourd’hui. »

         A la même époque, février 1913, et à l’autre extrémité du spectre, chez les bourgeois de Paris, on se précipitait en foule au théâtre Sarah-Bernhardt, où était créée « Servir », une pièce écrite en 1900 par l’anti-dreyfusard et académicien Henri Lavedan, dont voici la tirade à succès :

« Quand le cri terrible et beau éclate : C’est la guerre !.. C’est la guerre !... Que toutes les portes s’ouvrent, qu’on chante, que le canon broie le pavé... Ah ! Dieu ! Mais on ne tient pas devant ça ! La chair se lève comme un poil ! » 

         Mentionnons encore une enquête de 1913 qui avait fait du bruit, signée du pseudonyme Agathon. Elle décrivait la jeunesse française comme remise de l’esprit défaitiste de 1870 et prête à la guerre. Enquête-bidon d’ailleurs, que l’on appellerait aujourd’hui un sondage, tout aussi contestable dans sa méthodologie, et pareillement exploitée, non pas par des marchands de lessive mais les industriels du canon.

         Dernier document qui décrit 1913 : un classeur serré par un ruban contenant une cinquantaine de dessins imprimés sous l’égide de l’École des Beaux Arts de Paris, œuvres des étudiants en architecture lauréats du concours  de 1913. Ce classeur est devant moi et bien que feuilleté souvent il me stupéfie encore. Les sujets soumis aux étudiants par leurs professeurs étaient comme une prophétie: « Catafalque»... « Arc de triomphe pour la célébration d’une bataille »...« Monument à la mémoire d’hommes tombés au champ d’honneur » ... « Célébration d’un grand deuil national »... Le concours des Beaux-Arts de 1913 était un catalogue de deuils, de funérailles, l’anticipation d’une guerre qu’on pensait imminente chaque année depuis dix ans, dont on avait soumis d’avance la pieuse commémoration à des jeunes gens qui tomberaient par rangs entiers un an plus tard. Et dans ce classeur, le meilleur projet célébrant le deuil national proposé aux futurs architectes est la représentation d’un crématorium fumant, pyramide se comparant à celle de Giseh, titanesque instrument à brûler les morts.

         On ne peut s’expliquer par le seul bourrage de crâne, terme appliqué à l’intense propagande qui sévissait en France durant le conflit, les départs enthousiastes filmés par les actualités des quatre grandes compagnies cinématographiques, souvent montrés. Il en était de même de l’autre côté du Rhin, la furia francese et le gros rouge en moins, et au-delà du Channel, où le million de volontaires enjoints de s’enrôler par une célèbre affiche ou un Kitchener pointe son index accusateur, était levé en un rien de temps, équipes de football, public schools et usines entières… Ce ne sont pas des messages subliminaux qui ont fait que les socialistes allemands ont voté les crédits de guerre aux, ou convaincu la gauche française d’adhérer à l’union sacrée malgré l’assassinat au café du Croissant, une union qui l’a avalée jusqu’au cœur dur des anarcho-syndicalistes. C’était une sorte de haine codifiée, et le sens du devoir inculqué depuis l’école, forme amidonnée de la solidarité. Pour prendre de la hauteur, comme le fit Romain Rolland, et se placer au-dessus de la mêlée, il fallait n’avoir personne à nourrir sur un salaire d’ouvrier ou le revenu d’un paysan.

         Le climat de l’entrée en guerre, l’historien Jean-Jacques Becker en donne une illustration bien plus véridique que les films de Gaumont ou Pathé, c’est le tableau du départ dans la célèbre fresque de la gare de l’Est : au pied du wagon, des au-revoir aux partants, entre familles, graves, sans exaltation, il y avait danger, qui pouvait se dérober ?

         Cette guerre était si peu évitable, si certaine qu’un seul coup de révolver a suffi à changer les postures belliqueuses en actes irresponsables et incontrôlés. La détonation fatale de Sarajevo a été suivie de milliards d’autres — 480 obus pour chaque homme tombé, comme l’a montré un sinistre calcul. Le concept de guerre totale y est apparu au rang de doctrine, le fascisme et le nazisme l’ont plus tard étendu à la rue et sciemment appliqué à la politique — jusqu’à ce que le désastre des années 40 change l’élan dominateur en fièvre apocalyptique. Et trois décennies plus tard, le double écho de la détonation de Sarajevo, devenu gigantesque, a rasé Hiroshima et Nagasaki.

         Mais 14-18 n’est pas seulement l’ouverture d’une tragédie de trente ans, une Très Grande Guerre. Pour beaucoup d’experts elle est un marqueur méta-historique. 1914 ouvre une nouvelle ère.

         C’est entre 1912 et 1919 que se sont confirmées une accélération et une amplification des phénomènes humains. Les dévastations de la Grande Guerre ont pour la première fois étendu les ravages d’un conflit à un secteur de la Terre si vaste qu’on aurait pu observer la ligne des tranchées et les destructions à l’œil nu depuis la Lune. La naissance de l’aviation accentuait encore ce changement d’échelle entre l’homme et sa planète, un changement qu’accompagnaient des phénomènes très profonds à l’œuvre dans les sociétés: des théories scientifiques qui révolutionnaient la compréhension de l’univers, des créations plastiques qui traduisaient les modifications de notre rapport à la nature, une révolution dans le monde musical, des provocations multiples qui changeaient les arts en manifestes, l’entrée forcée des femmes dans le monde du travail, prémisses d’une lente émancipation, l’apparition de la « société du spectacle » avec le développement du cinéma et de la propagande, la mise en application du communisme, tout cela alimentant le creuset d’une incompréhension grandissante entre les générations, d’ampleur diverse dans les différentes nations européennes, mais partout fondamentale... Ce que décrit ainsi l’historien canadien Modris Ekstein :La rupture d’avec le passé n’a jamais été plus violente, ni plus rapide... Les générations nouvelles d’artistes sont en guerre contre la société et les générations anciennes voient dans la guerre un moyen de briser cet élan, et de revenir à une société stable et éternellement prospère...

         Mais la Grande Guerre ne rompait pas seulement avec le passé, elle inaugurait la technique de son effacement, comme l’écrit encore Modris Ekstein : L’effacement radical du passé, une entreprise totale commencée en 1914, et poursuivie tout au long d'une tragédie de trente ans, jusqu'en 1945.

         L’effacement comme moteur de l’histoire... Les mouvements de masses à la fois consentantes et contraintes que la Grande Guerre déclencha impliquaient l’invention de la tuerie par grands nombres, l’extermination technique, et aboutirent, combinés à la négation de l’Autre, au génocide des camps.

         Cette vision d’une Grande Guerre fondatrice du terrible XXe siècle ne fait plus de doute, tout particulièrement aux yeux de l’historien Stéphane Audoin-Rouzeau. Elle présidait aux travaux préliminaires à la réalisation de l’Historial de la Grande Guerre, dont j’ai été le concepteur et le responsable de projet de 1986 à 1989. Elle participait d’un élargissement conceptuel qui était le principe même du futur musée: rassembler des collections, recherchées dans le monde entier, afin de comparer les mentalités et les comportements des trois grands belligérants, la France, l’Angleterre et l’Allemagne — la Russie encore soviétique était peu ouverte à la coopération. C’était une belle aventure que l’invention d’un musée nouveau, si nouveau que celui de Meaux, opération de marketing politique qui nourrit les illusions d’un Copé, semble un recul de l’historiographie.

         Recul... Qui ne ressent que les couacs et les piètres récupérations de ce centenaire de 14-18 s’ajoutent à la marche en arrière où les sociétés contemporaines sont engagées ? Comment faire, et où, que la commémoration de la Grande Guerre évite ce qu’Antoine Perraud appelle « héroïsation niaiseuse », comment faire qu’elle montre que ce qui menace nos lendemains est, comme en 1913,  à l’œuvre aujourd’hui ?

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.