avec quinze jours de décalage et après nouvelle réflexion, je mets ce billet en ligne dans ce club
Les tueries de Paris - la première, prévisible, sur des cibles auto désignées et élargies à leurs entourages de la rédaction et de policiers ; les secondes, au hasard d'une pure abjection - m'ont jeté dans l'horreur de voir la mort répondre au verbe et au dessin, puis m'ont fait partager l'émotion nationale envers nos concitoyens juifs. Mais j'ai très vite été saisi d'une autre colère : que l'ensemble des manifestations de riposte se trouvent placées sous le sigle récupérateur de : "Je suis Charlie".
On pressent combien ce que j'ai à dire, en étant à contre-courant, va être difficile à exprimer, mais il faut s'y essayer, excès inclus... en écho aux excès des autres.
En fait, dès le 8 janvier, je voulais publier un billet "Je ne suis pas Charlie". Mais lisant ce renversement de formule sous la signature de Le Pen enchaînant "mais je suis Charlie Martel", j'y ai évidemment renoncé. Pourtant, "je ne suis pas Charlie" fut ce qui vint naturellement aux lèvres de bien des gens qui manifestèrent tout simplement contre le crime, mais qui connaissant cet hebdo ou sa réputation ne concevaient pas d'être identifiés à celui-ci. Or, c'est tout de suite une connotation de déviance qui fut associé au refus d'être Charlie. Le dire rendit même suspect d'une compréhension, voire d'une apologie, des actes de terrorisme : comme l'illustre qu'il soit aujourd'hui stupidement reproché à des adolescents de culture musulmane, blessés par l'injustice de l'occupation de la Palestine, d'afficher "un code culturel" marqué d'expressions antisémites.
Je me suis donc abstenu de me démarquer redoutant, dans le climat existant, d'être inaudible et stigmatisé par les supporters de "je suis Charlie" qui pourraient bien désigner comme de mauvais Français ceux ne partageant pas leur simplisme. Depuis lors, heureusement assez nombreux, des gens de qualité ont cherché à bien distinguer ce qu'il y a de Charlie et ce qu'il n'y a pas de Charlie en eux, en bref, pour des motifs divers, ont pris de saines distances par rapport au conformisme généralisé : celui auquel nous ont vigoureusement exhorté d'adhérer le président de la République, invitant en substance la France à se lever en masse contre l'atteinte à la liberté ( c'était Valmy), le premier ministre (en nous invitant à descendre dans la rue , avec des accents comme pour en 1961, barrer la route au putsch des généraux) et des cohortes de journalistes jouant en boucle la défense du grand intérêt corporatiste qui est pour certains de ne pas connaître de discipline. (On sait pourtant depuis tous les classiques que ce sont quelques contraintes, voire quelques interdits qui, partout, en architecture et en littérature, dans bien des productions, peuvent écarter l'aléatoire et obliger à une rigueur de création; s'agissant de la liberté d'expression on ne peut la prétendre absolue qu'en la confondant avec le besoin démocratique d'absence de censure en matière de liberté d'information). La formule spontanément sortie au soir des premiers crimes voulait sans doute simplement dire qu'on était atterré que tout un chacun puisse être l'objet d'assassinats perpétrés par des fanatiques. Elle a pris une tout autre dimension : celle, à l'occasion de ce drame, de faire du modèle Charlie comme le symbole de nos valeurs. Voilà ce qui n'est pas admissible.
Ce produit satirique pouvant atteindre jusqu'à des sommets de dérision, de vulgarité et d'insultes n'est en aucun cas l'expression d'une culture française et d'un modèle national. Ce journal n'est ni la France, ni "l'honneur de la presse”. Et il a même entraîné des effets pervers
Le malheur a d'abord été que certains de ses dessins - le trait même de ceux-ci - semblent parfois comme des échos des caricatures antisémites des années 30 ou 40, pareillement nourris de cette aversion qui s'attaque à tous les sémites (ces descendants de Sem et de Noé qui ont donné les Juifs, les populations Arabes et apparentés, le Christ et les premiers Chrétiens de Judée). Alors même qu'il est certain que les cartoonistes et les équipes du journal ne l'aient jamais voulu (comme l'ont illustré des tensions au sein des rédactions lorsque des surenchères se sont succédées), objectivement - comme disaient autrefois les marxistes - il est clair que leurs outrances ont contribué, en offrant des munitions contre tous les sémites, au développement de certaines formes de racisme ordinaire. Pire, en ne tenant pas compte des circonstances historiques dans le cadre desquelles s'exercent les satires, le style des leurs n'a-t-il pu aggraver les ressentis à l'égard de ceux que ces circonstances enferment dans leur identité ethnico religieuse ? C'est ce qu'exprime un billet de l'Association Juive Française pour la Paix : “Peut-on imaginer des caricatures émanant de journaux progressistes critiquant la religion juive pendant les années trente au moment de la montée de l'antisémitisme et de la persécution des juifs ? Et nous ne parlons pas ici de caricatures antisémites de l'époque mais de caricatures critiquant la religion juive. Comment la critique des religions pourrait-elle faire abstraction du rapport dominant/dominé ? Critiquer les religions cela se fait aussi dans un contexte, dans un moment politique qui n'est aucunement neutre à l'égard des musulmans. Les actes de Charlie Hebdo, et les caricatures et les articles sont des actes et ont participé au développement de l'islamophobie en France." Et le blog d'ajouter : "M. Valls nous a asséné que " Nous sommes tous Charlie " et " Nous sommes tous des policiers ". Non, nous ne sommes pas Charlie. Si nous sommes attristés par la mort de ses dessinateurs et journalistes, nous ne pouvons reprendre à notre compte l'obsession qui s'était enracinée dans le journal contre les musulmans, assimilés à des terroristes, des "cons", des assistés. On n'y voyait plus l'anticonformisme, sinon celui, conforme à la norme, qui stigmatise les plus stigmatisés."
La justification par le droit à l'humour n'est pas toujours recevable. L'humour, surtout méchant, ne se comprend et ne s'accepte que par l'intelligence mutuelle de gens d'une même culture. Lorsqu'une publication "bête et méchante" se flattant, par antiphrase, d'intelligence très codée, tombe dans les mains, sous les yeux de personnes vivant "aux antipodes" selon d'autre codes, celles-ci ne peuvent qu'être très choquées car l'humour, faute de langage, faute de circuit complice, est simplement une inintelligible provocation : une violence rituelle aussi meurtrière que la violence physique.
De manière plus générale, pour ma part, je n'ai jamais cru que l'esprit de 1968 pouvait assurer une transformation sociale progressiste de la France, mais que son déport sur le plan sociétal ouvrait seulement à d'anciens gauchistes réduits par ailleurs à bien peu d'influence la faculté de recevoir des compensations consolatrices pouvant s'épanouir dans le champ de la satire sociétale. Or, à certaines exceptions près (comme celle remarquable de Bernard Maris l'auteur de l'"antimanuel d'économie", l'oncle tué dans l'attaque de Charlie), la ligne éditoriale des feuilles Harakiri (qui a pourri une génération, sinon plusieurs) puis de Charlie Hebdo ne peuvent pas être des références concevables pour une société menacée par des agressions atypiques et devant construire ses confiances et ses solidarités.
Mais dès le soir du 8 janvier on est passé pratiquement en quelques heures de l'expression d'un rejet du terrorisme accompagnée d'une volonté de solidarité fraternisante à la confiscation, par une véritable OPA convergente des pouvoirs et des medias sur ce mouvement populaire au bénéfice de deux choses : d'un paquet de slogans, d'une marque de produit.
Tenant les uns et les autres à occuper pour retenir leur audience et nourrir leur force de vente (cf. l'analyse de Bruno Masure http://rue89.nouvelobs.com/2015/01/19/les-teles-charlie-hebdo-devoir-dinformer-cul-257203) le plus possible d'espace temps, les télé et autres medias n'ont plus eu de voix et de lignes que pour l'absolue liberté d'expression qui devrait, à n'importe quel prix, nous gouverner et satisfaire leur mission. Dans la concurrence des victimes et des porte-paroles tous se sont présentés comme les défenseurs d'un rempart de la démocratie menaçant de crouler à tout instant.
Ce fut en même temps au bénéfice du produit Charlie Hebdo, lequel, avant d'avoir été une cible, a été un fond de commerce mêlant talents, rigolades, naïvetés et totale irresponsabilité revendiquée : une forme de confort unissant dans ce goût de l'excès, du grossier et de la transgression, en prétendant avoir un effet de dévoilement et de transformation historique, les baskets de vieux gauchistes aux croisements de mouvements trotskistes, voire maoïstes (derniers terribles indices d'inconscience) et de la société des divertissements et spectacles, ayant certes échappés à des retournements totaux de convictions (comme celui de cet ancien lambertiste du MEDEF qui s'amusait d'être passé d'un côté à l'autre de la lutte des classes) , mais baignant tout de même dans les séductions du siècle... si bien que les people sont stupéfaits qu'il y ait eu, pour le chef, un enterrement "très engagé", avec Internationale (des révolutionnaires pourraient se demander si elle était vraiment légitime) et poings levés. Le plus drôle au lendemain des drames fut quand même l'union des insolences des Charlie et de la dignité de nos gouvernants devenus si convenables.
Si, grâce au label "je suis Charlie", il y a eu cette convergence de bénéficiaires dans la captation de l'immense réaction populaire qui a eu lieu, c'est d'abord parce que le pouvoir a traité immédiatement des victimes en héros. D'ailleurs certains (tel le patron de l'équipe réputé le pilote de toutes les surenchères) ne mériteraient-ils pas - comme l'a dit une ancienne ministre de Sarkozy - le Panthéon? Pour ces caricaturistes et journalistes morts au champ d'orgueil de leurs convictions personnelles, n'a-t-on fait - avec le deuil national, les minutes de silence, et avec tous les commentaires et hommages - aussi fort, sinon plus, que ce qu'on doit aux combattants en service commandé tombés au champ d'honneur?
C'est dès ce moment là que selon le très éloquent et très fin dessin de Plantu sur la réunion de Davos dans le Monde du 21 janvier, François Hollande (en petit boursicoteur qui a le nez fin et voit loin), lui, a "acheté du Charlie". Ce produit dérivé, pourrait pourtant devenir largement toxique sous le souffle spéculateur des médias. Au delà du respect, fût-il critique, dû au victimes, ces medias placèrent immédiatement le principe de la liberté absolue d'expression comme enjeu essentiel de l'affaire, et la liaison fut de surcroît automatiquement faite avec l'illustration, défense et promotion d'une laïcité ambigüe comprise entre la conception libertaire intolérante , c'est à dire d'hostilité aux religions et la conception républicaine tolérante, c'est à dire de coexistence, y compris dans l'espace public, en l'absence de religion d'Etat, de toutes les croyances et de leurs rites selon les choix de chacun.
C'est ainsi que monta, dans l'excitation des rédactions nous saturant jusqu'à la nausée, la mayonnaise qui fit partout fleurir jusqu'aux délires le label "Je suis Charlie". Citoyen d'honneur de la Ville de Paris, icône de quelques Jésuites , bandeau des portails, nouveau phare pour tous : aux enfants des écoles, demandant ce qu'était Charlie, il fallait répondre "Charlie, c'est la Liberté", cette Liberté qui prit, par une image insérée au milieu des pages du Monde, le nom de Charlie dans la transfiguration du tableau de Delacroix, enlevant le peuple sur les barricades.
Tout le monde fut Charlie et le reste aujourd'hui, dans une campagne médiatique qui est passé vite du champ politique au champ commercial (les ouvertures de sites, demandes de brevets et campagne de collectes) , avec - et c'est grave - une espèce de position secondaire, sinon effacée, du massacre de Juifs (sans notoriété de gens de presse) dans un magasin Casher. Ce que je voulais refuser d'emblée, c'était de considérer, de prendre au sérieux, une espèce de plébiscite populaire pour la marque Charlie, comme si - on a osé l'écrire - il ne s'était rien passé de plus important depuis la Libération.
La Libération - ceux qui ont écrit cela ne l'ont pas vécue - c'était la survie, après une terrible et longue guerre, après des actes de génocide, qui firent ensemble en Europe des millions de martyrs, et un élan autrement enraciné et porteur que celui de ces jours-ci dont la caractéristique est d'avoir été pilotés avec un grand sens partagé de la démagogie (malgré l'entorse du père , même le FN, par la fille a repris "je suis Charlie" sur les banderoles de Beaucaire). Ce qu'il faut se demander, c'est si ces millions de personnes qui ont manifesté partout n'ont pas, pour beaucoup, fait l'objet, à travers tant d'apparitions d'un label particulier d'appropriation pour la culture Charlie, d'une opération de manipulation ? Parallèlement, par la ruse bien connue de l'Etat, l'évènement absorbe et efface les autres questions publiques cruciales et le chef de cet Etat peut réunir - pour honorer et soutenir les valeurs françaises sommairement nommées selon ses vues (liberté et laïcité sans autre précisions...plus c'est flou, plus ça rapporte ?) - quarante dirigeants étrangers en tant que premier manifestant à la tête de son peuple. Opération réussie
Néanmoins, il faut le répéter, si l'émotion a pu porter à s'identifier à Charlie, la raison doit porter à s'en différencier. On sait malheureusement, que les révolutions - surtout les plus redoutables dans la perversité de leurs enchaînements - naissent souvent dans la confusion. En l'espèce, nous sommes servis.
Qu'est-ce que le grand public - cette foule représentant plus, semble-t-il, une France traditionnelle que ses franges périphériques - a voulu exprimer, par sa masse et sa diversité ? Que les Français étaient attachés à la liberté d'expression: bien sûr, toutes ces bonnes gens tiennent absolument à garder le droit de lire, d'écouter, de dire souvent jusqu'à n'importe quoi et même d'injurier leur voisin s'il leur déplaît et lorsqu'il est d'origine étrangère s'il ne fait pas assez d'effort pour leur ressembler assez bien.
Que ces mêmes Français ne parviennent à devoir admettre que la liberté d'expression comme toute autre liberté a naturellement ses bornes, le respect que l'on doit à ceux que son usage abusif, son outrance d'emploi, peut conduire à être choqués, provoqués, voire à conduire aux plus redoutables des ripostes : en fait, et bien qu'il leur soit sympathique, ils ne partagent pas l'opinion pourtant raisonnable du pape selon lequel la liberté d'expression est un "droit fondamental" mais qui n'autorise pas à "insulter la foi d'autrui", ni à la "tourner en dérision".
Ces Français ont-ils voulu dire qu'ils étaient ces espèces de "beaufs" pour lesquels des principes valent toute autre chose? Ont-ils voulu exprimer qu'ils étaient des laïcs, mais quelle sorte de laïcs?
Ce qui est certain c'est qu'ils ont voulu aussi honorer ceux qui les protègent et qu'ils ont portés, pour certain, un regard transformé sur les forces de sécurité. Plus largement, ils ont fraternisé sans lignes sociales ou ethniques de clivage parmi les présents.
Hors ces points - positifs très importants et à suivre compte tenu en particulier des réactions ambivalentes que peuvent inspirer des actions de police -, c'est un panorama équivoque des Français qui a été donné par la labellisation des manifestations et par les insertions "Charlie" qui continuent à fleurir partout. On voit bien qu'au delà d'être un journal de caricaturistes, le modèle Charlie Hebdo est en fait la caricature des Français : l'expression de certains des plus dangereux (la prétention, l'entêtement, la bravache, etc...cf. le vieil Elie Faure, "découverte de l'Archipel" ), traits de caractères de nos compatriotes dont il semble bien , selon des sondages, qu'une majorité soit en faveur de la continuation des mêmes types de publications. Ces feuilles, depuis des décennies ont été la caricature de mauvais goût et du mauvais goût de la France. D'ailleurs, pour un certain nombre d'esprits, réactionnaires sans doute il est vrai, elles ont été synonymes de "chienlit". Le plus grave n'est pas dans cet aspect anecdotique. C'est qu'il vient de se créer une légende de Charlie qu'il faut démythifier. D'ailleurs si pour pas mal de ceux qui portaient la pancarte "Charlie" ils lisent enfin l'hebdo, leurs yeux se décilleront
Malheureusement, en attendant, le délire déformateur/déformant "Je suis Charlie", prête à toutes les récupérations. La récupération gauchiste s'incarne dans la récidive des publications de même type; cette récidive est le produit inéluctable du courageux orgueil d'une rédaction qui veut persévérer dans son être mais dont les effets induits peuvent être désastreusement considérables. Les gestes de défi des survivants de l'hebdomadaire satirique peuvent contribuer à nourrir des leviers de " choc de civilisations". Quel intérêt à de telles fanfaronnades - ce qui dépasse bien le droit (cher à C. Taubira) de se moquer de toute religion, car là on va bien au delà - au regard des torts portés aux intérêts français dans l'ensemble des pays imprégnés de culture coranique dont nombreux ont compris l'épreuve française, mais comprennent d'autant moins la récidive d'une petite équipe qui "humilie deux milliards de personnes".
Comment cette récupération gauchiste, ne peut-elle - à l'encontre évidemment des sentiments profonds de ceux qui l'animent - qu’attiser les haines comme l'ont exprimé plusieurs de nos pays partenaires?
Sur notre propre territoire, le "Charlie délire" (des médias et des pouvoirs) ne peut-il pousser au basculement hostile de nombre de Musulmans (lorsque une absence de réussite ne leur fait, hélas, ressentir d'autre identité que celle là) vers le rejet d'une société qui leur contesterait les fondamentaux de leur foi. C'est ainsi que peut être alimenté le radicalisme islamique, la prise à partie de l'Islam étant plutôt contre productive dès lors qu'elle a plus de chances d'exciter cette radicalisation que de frontalement la réduire . Y parvenir relève d'une part d'un autre éventail de mesures (de défense, de prévention, d'insertion pertinente dans la société hexagonale des Français de confession musulmane qui y résident) et de grandes options de géopolitique. Il ne faut pas méconnaître que dans la désignation que peuvent faire certains Musulmans d'un ennemi Juif, il y a le fait de la colonisation en Palestine : sans régler cette question, l'Occident ne réglera pas la question islamique.
Derrière l'entêtement gauchiste, il y a, là encore, dans une espèce de complicité hélas "objective", la récupération droitière, anti islamique : elle est très à l'aise en expliquant que la racine du terrorisme étant bien dans la religion islamique, c'est la place de celle -ci, et la présence en France de ceux qui y adhèrent, qui doivent être réduites. Cette posture exploite le fait que parmi les religions, l'Islam est celle qui est aujourd'hui en Occident la seule porteuse de terrorisme : bien sûr en raison de nos nécessaires combats contre les extrémistes islamistes ici et là dans le monde, mais aussi - et c'est là le lien avec des publications comme Charlie - parce que la caricature d'un Christ, d'un Pape, d'un religieux catholique ou d'un rabbin n'emporte pas le risque d'un attentat par rétorsion, l'image du Prophète, oui.
Cette récupération droitière, pour entretenir la peur d'un péril islamiste, instrumentalise donc totalement le thème de la laïcité en tant qu'arme de défiance et de combat contre les fidèles de la seule religion dont des membres extrémistes sont capables aujourd'hui en Europe de vouloir répondre par des meurtres à des caricatures, comme de conduire d'autres actions de Kamikazes.
La récupération la plus intelligente c'est la récupération hollandaise. Lorsque le président de la République "achète du Charlie", il gagne un peu à gauche en faisant ses clins d'yeux libertaires et en se marquant de fermeté sécuritaire, il gagne ailleurs en satisfaisant notamment tous ceux qu'inquiètent l'Islam; comme le montrent des sondages, il semble bien avoir pas mal gagné dans ce pays traumatisé dont les grenouilles veulent un roi. Il semble aussi avoir gagné, par la présence des quarante chefs d'Etats à Paris le 11 janvier, sur le plan international. Néanmoins, alors qu'il est, comme toujours grave mais ravi, sur son grand tapis volant, peut-il vraiment penser être entendu lorsqu'il répond aux autorités étrangères critiques de Charlie que la France n'a de leçons à recevoir, qu'elle n'insultait personne (mais ne couvre-t-elle pas ceux qui insultent ?) et qu'elle doit défendre ses idées? Des idées bien originales, puisqu'une large part de la presse étrangère, notamment anglo saxonne, a été si choquée par le nouveau numéro de l'hebdomadaire que sa présentation a été largement masquée dans les médias correspondants.
Au plan interne, saura-t-il faire comprendre aux hérauts de la liberté d'expression, que s'il n'est pas question d'instituer un délit de blasphème, il devrait quand même être question de savoir jusqu'où la liberté d'expression est plus sacrée que toute chose. La liberté d'expression (qui excède, on le rappelle, le droit/liberté à l'information) est comme un Dieu qu'on ne saurait pas plus insulter, voire chatouiller, qu'on ne peut représenter Mahomet : cette sacralisation française fait écho ici à un fanatisme religieux et ils ne valent guère mieux l'un que l'autre, tant il faut vraiment que les médias arrêtent de mettre de l'huile sur le feu ". Sinon , ceux-la mêmes qui ont condamné sans équivoque les attentats, ulcérés par de nouvelles caricatures peuvent basculer. Comme le dit un reportage en zone sensible, "tous les jours, c'est rebelote, ils parlent que de ça. Ça fait remonter la haine ", les cas d'actes islamophobes se multipliant, dans un climat ou " regards " et " remarques " deviennent plus insistants envers des musulmans de la ville.
Tel est le cercle vicieux qui appellerait donc une auto modération. Saura-t-il aussi, le Président, faire comprendre que parmi les lectures de la laïcité, il n'y en a qu'une seule qui soit recevable (celle, que Najat Belkacem a prise en compte lors du grand débat du 22 janvier "Des Paroles et des Actes" et qui répond d'ailleurs à la définition établie par l'Observatoire de la laïcité) en plaçant toutes les religions sur le même pied, non seulement dans la vie privée, mais également dans les espaces collectifs et dans les débats publics. Voilà qui devrait permettre d'en finir avec cette injustice d'apparence à laquelle sont si sensibles ces adolescents résistants au mot d'ordre et aux minutes de silence de la République : qu'il y ait deux poids, deux mesures, car c'est bien le cas aujourd'hui. Les propos homophobes, les propos antisémites peuvent faire l'objet de légitimes poursuites et pour le moins de cantonnements. A l'inverse, par suite de finesse d'interprétation des tribunaux - raisonnements que ces adolescents comprendront d'autant moins que même des spécialistes ont parfois du mal à les suivre - des prises de position à l'encontre de la religion islamique sont protégées par la liberté d'expression. Celle-ci aboutit à ce que soient blessées des communautés beaucoup plus larges que leurs seules franges extrémistes, lesquelles y gagnent d'autant par un effet de domino, pouvant porter à des guerres intestines. Des chaînons "irresponsables" - comme ils se revendiquent - contribuent ainsi à porter vers des risques de guerre civile alors que ce qu'il faut faire, c'est rester discret en paroles et en caricatures, mais combattre beaucoup mieux le radicalisme islamique que ne le fait partie de notre presse et de nos news imbues (comme Marianne et d'autres) de leur bon droit laïc, au nom d'un catéchisme républicain qui ne suffira pas à résoudre les crises. Ce catéchisme pris au pied de la lettre risque aussi d'être un ferment de séparatisme. Il ne faut pas que l'école qui se veut lieu d'intégration risque de devenir espace de délation. L'idée de "traiter" ceux qui ne se disent pas Charlie (de la même manière que Bush père disait "tous ceux qui ne sont pas avec nous sont contre nous") est redoutable. Je ne suis pas convaincu qu'il faille multiplier les imams aumôniers, mais je ne suis pas convaincu non plus qu'on puisse avancer vers des solutions grâce à des pions de la laïcité. Le mot est d'ailleurs devenu tellement connoté que son emploi abusif, méthodique et répété par toutes les autorités de l'Etat pourrait bien lui aussi être contre productif. L'émergence d'une autre définition des facultés de coexistence entre sensibilités confessionnelles différentes dans le respect les unes des autres devrait être trouvée pour aider à suivre des chemins refusant tout autant l'intégrisme républicain que l'intégrisme religieux.
Car il y a un intégrisme républicain fondé sur ce vieil héritage français de l'homme et du citoyen universel. Or, si les Français de toutes origines sont égaux et doivent donc être soumis aux mêmes lois, lorsqu'ils sont dans les mêmes situations, ils ne sont pas tous identiques et interchangeables. Que la citoyenneté doive être prioritaire est évident mais pour autant, l'enracinement culturel (ce qui inclut évidemment le cultuel) de chacun ne doit pas être effacé, ni même dévalué. Différemment, notre politique dite d'intégration a été souvent la couverture d'une entreprise d'assimilation : ceux qui restent différents sont mal reçus et relégués ou renvoyés à leur identité sous le raisonnement (ignorant la portée du fait colonial par lequel bien souvent, s'il y a tous ces gens "chez nous", c'est parce que nous avons auparavant été chez eux) que ce sont les arrivants et leurs descendants qui doivent s'adapter à la République et non pas la République qui doit s'adapter à ceux-ci.
Partout reste en fond ce tableau le débat sur le point de savoir s'il faut reconnaître et s'il faut admettre des choses qui ressemblent à la prise peu ou prou en compte d'identités communautaires participant d'une entité inclusive plus complexe qui est l'unité nationale. S'en tenir à l'idée qu'on ne peut pas faire ce pas, que, comme le dit le Président de la République, "nous sommes un seul peuple" (alors que même le Conseil Constitutionnel a nuancé cette appréciation au regard de populations d'outremer), est à mes yeux réducteur des chances de conciliation des différences dans la Nation et de la grandeur et richesse de celle-ci. Cesser de voir tous les Français - quelles que soient leurs origines et leurs stades historique dans leur participation au tissu national - comme identiques et interchangeables pourrait aussi avoir des conséquences pratiques. Ainsi, par exemple, il n'est peut-être pas certain que la mixité scolaire serait toujours immédiatement la bonne réponse, des traitements spécialisés de groupes différents d'élèves de niveaux homogènes - non ce n'est pas l'apartheid si c'est intelligemment conçu - pouvant sans doute obtenir de meilleurs résultats , du moins en formule transitoire; de la même façon le mieux peut être l'ennemi du bien en matière d'urbanisme (comme le savent ceux qui ont résorbé des bidonvilles des années 60/70) des réalités pouvant être bien plus vite opérationnelles et satisfaisantes que des rêves de mixage d'habitats. De telles avancées intellectuelles contre l'idée irréaliste de l'interchangeabilité de tous les citoyens et de telles recherches de rénovation des politiques de l'Education ou de la Ville feraient plus que des paroles apaisantes d'un président à l'adresse des Musulmans : "Je veux que ceux qui vivent en France puissent se savoir, unis, protégés, respectés comme eux-mêmes doivent respecter la République", a-t-il déclaré, soulignant que les musulmans sont les "premières victimes du fanatisme, du fondamentalisme, de l'intolérance" sur la planète". Certes, mais c'est précisément pourquoi, alors même qu'ils sont citoyens français, il faudrait, comme il faut aussi le faire pour d'autres communautés, prendre en compte en tant que de besoin la singularité de leurs situations et problèmes. Ce serait aussi mieux que la dénonciation maladroite (hélas, Nicolas Sarkozy l'a bien relevé), du moins dans sa formulation, du Premier Ministre, de ce qui serait un "apartheid" en France. Constat bien tardif d'une réalité des géographies humaines qu'il vaudrait mieux traiter par tous les moyens nécessaires originaux plutôt que de continuer à chercher à y appliquer des recettes systématiquement assimilatrices qui peuvent réussir, mais aussi échouer en face de certaines situations de milieux immigrés très singuliers et/ou défavorisés.
En définitive, on en revient toujours d'ailleurs aux moyens matériels à mettre en œuvre.
En matière de prévention du terrorisme, on peut toujours et on doit sans doute le faire, perfectionner des outils juridiques qui sont un bel exemple des équilibres à trouver entre les libertés, dont celle d'expression, et les besoins de solidarité et de sécurité. Mais il faut surtout, à la lumière de tout ce que l'on entend, augmenter les personnels dédiés à ces tâches et moderniser les outils qui leurs sont affectés. Il est regrettable qu'on apprenne (car à entrer dans tous ces détails, les médias passent leur temps à informer l'adversaire) qu'il y ait plus de personnes à surveiller que d'agents pour les surveiller et qu'il faudra deux ou trois ans pour boucher des trous qui se sont creusés à la faveur de la réduction des effectifs publics, ce qui entretient de surcroît un stress des forces de sécurité pouvant favoriser des fautes de service, voire de mauvaises dispositions d'esprit de policiers excédés de ne pas être assez bien dotés pour leurs travaux de Sisyphe . Qu'on ne puisse payer une dette potentielle qui serait d'un milliard d'euros d'heures supplémentaires déjà effectuées est proprement inadmissible.
Les règles budgétaires européennes ne sauraient être opposables à la nécessité de renforcement, par tous les moyens adéquats, des moyens intérieurs de sécurité, comme des moyens extérieurs d'intervention militaire. C'est, puisqu'on l'appelle ainsi, "la guerre" au djihad - une "priorité nationale", qui doit contribuer à faire exploser l'Europe du pacte de stabilité (dans laquelle les dépenses françaises sont les plus significatives par rapport à celles de ces autres pays qui se permettent néanmoins de vouloir nous donner des leçons budgétaires) car on ne saurait non plus prélever ces moyens sécuritaires sur les dépenses de service public et de solidarité sociale.
En effet, la lutte pour l'égalité des chances, le combat contre les apartheids géographiques et sociaux passent avant tout par une capacité de préservation et d'offre supplémentaire d'emplois que notre politique économique européiste a été incapable non seulement de mettre en œuvre mais tout simplement de concevoir en n'accordant pas assez de place à des techniques mariant entreprises privées et recours aux financements publics et en ne se protégeant pas assez contre les effets de délocalisation de nos activités engendrés par les concurrences des pays émergents. Si elle ne peut tout expliquer, cette déroute économique produit les terreaux du chômage, des exclusions d'une vie normale, des interférences avec délinquance et banditisme sur lesquels prospèrent toutes les chances de terrorisme encore stimulées par des surpopulations carcérales et par l'insuffisance de l'encadrement pénitentiaire.
Autant de services publics sacrifiés à l'économie de marché, à la compétition internationale par les prix, et favorisant le développement des facteurs de " choc des civilisations". Il ne suffit pas pour maîtriser mieux de telles situations que la BCE permette plus de création monétaire par l'intermédiaire des crédits bancaires; il serait indispensable que, dans une mesure raisonnable, l'Etat (mais c'est exclu par l'union monétaire !) ou l'Europe (mais est-ce concevable ?) puisse recourir à de la création monétaire pour s'assurer des moyens de doter les services publics et sociaux qui en ont besoin et de conduire une politique économique rendant un rôle d'entrainement à la puissance publique
-------------------------------------------------------------------------
[i] A quel, titre est-ce que je m'exprime ; par des décennies d'expériences de relations entre l'Européen métropolitain que je suis et nombre de ceux qui, venus de bien différents horizons, concourent à composer aujourd'hui notre communauté multiculturelle.
Comme références, cf. notamment , in la Revue Politique et Parlementaire
- N° du 30 décembre 2004: "Cinquante ans après : l’Algérie dans nos têtes".
- N°1042, janvier/ mars 2007, "Stratégies, tensions et progrès dans la France multiethnique et multi- culturelle",
ainsi que "Essai sur la France post coloniale" in Géopolitique Africaine N° 38, octobre décembre 2010.