On lira ci dessous un article de mon frère, Jean-Michel Belorgey, ancien député et président de l'intergroupe des parlementaires membres de la ligue des droits de l'homme.
En partageant ce qu'il exprime, je l'héberge d'autant plus volontiers que, pour tout un chacun, la liberté d'expression est d'un exercice concret devenant de plus en plus difficile dès lors que les supports traditionnels à travers lesquels peuvent s'exprimer des opinions regardées souvent comme dissidentes se font rares, ou succombent au défaut d'abonnés ( comme, par exemple, "La revue administrative", où il publiait régulièrement ) .
Jaurès, l’un des inspirateurs de la loi de 1905 et l’un des fondateurs de la vraie laïcité, la décrivait comme « La fin de l’infaillibilité d’Eglise ou d’Etat, en un mot la fin des réprouvés, un système qui permettra à des gens qui ne tomberont jamais d’accord, de tout de même vivre ensemble ». Ce n’est pas ainsi que l’ont comprise les tenants de la laïcité de combat, Combes et autres. Mais c’est ainsi que le Conseil d’Etat, dans sa sagesse, l’a, au moins originellement, pour l’essentiel comprise. La laïcité n’interdit pas l’expression publique des convictions religieuses, ni même le déploiement dans l’espace public de différentes manifestations des différents types de ferveur religieuse (les processions mariales). Sous réserve que ceux-ci ne prennent pas la forme d’agressions contre les convictions des autres ; des tenants d’autres religions, ou de ceux qui n’en ont pas ; et même de ceux qui tendent à affirmer qu’il ne convient pas d’en avoir, ce qui ne les autorise pas à en proscrire la confession ou la manifestation. Le beau rapport de 2004 du Conseil d’Etat, « Un siècle de laïcité », s’inscrit dans cette tradition qui était, au moment même où il a été publié, déjà battue en brèche par deux ou trois rapports d’origine parlementaire, ou commandités par le gouvernement, lesquels, en méconnaissance de la vraie portée de la loi de 1905, prônaient eux aussi, sans l’avouer clairement , la laïcité de combat ; pour l’essentiel anti islamique ; cela pouvant ouvrir la voie à d’autres dérives, même si, entre intégrisme républicain et intégrisme catholique, plus d’une alliance a pu, ces derniers temps, se faire jour contre l’Islam, comme par le passé - un passé qui n’est pas complètement dépassé -, contre le judaïsme.
Le Conseil d’Etat qui s’était, dans un premier temps, révélé bon sur la question du voile, tant au consultatif qu’au contentieux, s’est progressivement - il n’est pas toujours, lui non plus, insensible aux pressions idéologiques- sur ces deux terrains révélé moins bon. Il s’était, en dépit de la présence dans ses rangs d’un contingent non négligeable de juifs, pratiquants ou non, l’islamophobie aidant, et le souci d’un certain nombre de juifs d’en découdre avec les ennemis d’Israël, quitte à sacrifier les éléments essentiels de la croyance juive, précocement révélé moins bon sur quelques questions essentielles pour les adeptes les plus exigeants du judaïsme, telle la question des colles le jour du shabbat, et celle, le même jour, des portes électriques, ce que déplorait naguère un grand rabbin, par ailleurs ouvert à la question des attentes musulmanes autant que des attentes juives.
Mais que plusieurs juridictions administratives aient regardé comme contraire à la laïcité la distribution par les cantines scolaires de nourritures tenant compte des interdits alimentaires juifs ou musulmans fait figure de retournement de ce qu’on pouvait regarder comme un acquis de la laïcité bien comprise, d’ailleurs pour l’instant encore incontesté à l’armée, en milieu hospitalier ou pénitentiaire ; pour l’instant, car fragilisé par la très vindicative Charte de la laïcité et autres documents célébrant les valeurs laïques, notion ambigüe, car il y a des valeurs juives, chrétiennes, musulmanes, rationalistes, républicaines à la rigueur, mais la laïcité, sauf en Belgique, n’est qu’un système de cohabitation entre valeurs. On est, dans le même temps, et pour les mêmes raisons, au moins perplexe face à l’évolution de la jurisprudence concernant les libertés religieuses au travail, problème dont quelques initiatives heureuses (chartes de la diversité) ont fait ressortir la complexité.
Et qu’une juridiction, peu importe laquelle, ait cru pouvoir décider qu’était contraire à la laïcité l’implantation de crèches de Noël dans l’espace public, serait-ce en Vendée, où l’on n’a certes pas digéré les affrontements entre Chouans et Bleus (les exactions de ces derniers n’ont, il est vrai, pas fait honneur à la République, même si d’aucuns considèrent qu’elles étaient inévitables pour la consolider) passe littéralement l’entendement.
Le christianisme, sous ses différentes formes, soulève pourtant, sans conteste, face aux tenants des différentes sortes de laïcité, moins de problèmes que le judaïsme et l’Islam pour qui le périmètre du religieux persiste à être sensiblement plus extensif que ce n’est le cas dans une religion vieillissante, notamment sur le terrain des interdits alimentaires, de portée générale ou temporaire, et sur quelques autres. Qu’il soit aujourd’hui à son tour pris à parti sur le terrain des crèches, comme le sont, sur d’autres terrains, le judaïsme et l’Islam, témoigne d’une dégradation mentale de la société française, et de ceux qui y sont investis de responsabilités administratives ou juridictionnelles.
S’agissant de l’Islam, il faut convenir que les progrès de l’intégrisme musulman ne peuvent exclusivement être imputés à l’ostracisation dont différents aspects de la pratique religieuse musulmane ont été l’objet, après la fin de l’Empire, en relation avec les rancœurs suscitées par les indépendances. Il y a, de fait, d’autres motifs au développement du terrorisme, comme la désespérance de jeunes français d’origine arabo musulmane quant à leur devenir dans la société française, ou, tout simplement, la fascination de la violence chez des jeunes, dont certains ne sont même pas d’origine arabo musulmane et que la folie intégriste séduit dans la mesure où elle ouvre la voie à une exaltation et à une pratique du meurtre (les égorgements de Syrie).
S’agissant du judaïsme, on a déjà, mais il faut y insister, suggéré qu’on a affaire à une communauté divisée, ce n’est pas nouveau, dans sa façon d’être au monde, et dans sa manière de comprendre les compromis, ou concessions, qu’implique l’intégration à la société française, ou la défense d’Israël, confondue ou non avec la lutte contre l’Islam.
S’agissant du christianisme, mais le problème ne se pose pas dans les mêmes termes pour les catholiques, les protestants et les orthodoxes, la dispersion des sensibilités n’est sans doute pas, sur le terrain du rapport à la sécularisation, moindre que pour le judaïsme. Elle est probablement plus considérable sur le terrain du rapport à l’Islam.
Or les libertés religieuses, celle de ne pas avoir de religion ou d’être défavorable à ce qu’on en ait une, mais aussi celle d’en avoir une, de le dire, d’exiger qu’on la respecte, sont au nombre des droits et libertés garantis par la Convention européenne des droits de l’homme, et au respect desquelles veille, avec plus ou moins de pertinence, la Cour européenne du même nom. Il est dommage, dans ces conditions, qu’on en vienne, en France, quand on ne s’en prend pas à eux, et cela jusque dans certaines enceintes, telle la Commission nationale consultative des droits de l’homme, à peiner à nommer les faits de croyance, croyance musulmane en tête, sauf sur un mode dépréciatif. Cela ne justifie certes pas, pour l’instant, qu’on décrive parfois à l’étranger la France comme une terre d’oppression religieuse. Si c’est assez fréquemment le cas aux Etats Unis, c’est qu’on tend à y confondre religions et sectes. L’occultation du religieux est au reste une tentation contagieuse. Peu après qu’on ait polémiqué à Bruxelles sur la question des racines chrétiennes, exclusivement ou pas de l’Europe, l’agenda distribué à Strasbourg par le Conseil de l’Europe a, au profit de quelque cinquante fêtes nationales et d’une dizaine de sessions de ses institutions, éliminé toute référence à Noël, à Pâques, à la Pentecôte … Mais l’orientation prise soulève un vrai problème.
« Et pour finir », comme disait Casamayor du terrorisme, Charlie, Charlie et le terrorisme, Charlie et les religions, en particulier l’Islam ; qu’on gagnerait à mieux connaitre pour ne pas tout confondre, car, quoiqu’en pensent les jésuites modernistes s’étant exprimé dans Etudes, ridiculiser Mahomet, et ridiculiser le pape ne sont pas tout à fait du même ordre. « Blasphémer est très mal, même dans une société sécularisée. Il n’y a cependant aucune commune mesure concevable entre blasphème et mise à mort », indiquait en substance, très pertinemment, la lettre pastorale rédigée par l’archevêque de Paris au lendemain des évènements. Cette lettre sous entendait-elle, avec un parfum de contrition, qu’on s’y est, en Occident, et pas seulement pendant les siècles de l’Inquisition, durablement trompé ; ce n’eut pas été malvenu. Nul doute en effet que la tuerie de Charlie soit un acte monstrueux, comme celles ayant précédemment ou peu ou prou concomitamment pris pour cibles des juifs ou des publics indifférenciés. On s’explique mal cependant qu’elle ait, autant que cela a été le cas, donné lieu à une sorte de mobilisation et de réconciliation nationale, de serrage des rangs autour des pouvoirs, ce serrage de rangs dont Plantu a si savoureusement rendu compte dans sa caricature « Hollande à Davos » . On savait en effet de longue date que les media et leur personnel, dont la contribution à la formation ou à la déformation des représentations collectives est décisive, en sont peu à peu venues à acquérir le statut d’une nouvelle prêtrise, jouissant d’une sorte de sacralité. Rien n’indiquait en revanche qu’on ait, aux quatre coins de l’opinion française, même dans le passé récent, été si unanimement favorable que cela à la liberté d’expression, quel qu’en soient le terrain et les développements. Et ne faut-il pas dès lors regretter qu’un gouvernement désespérément en quête de projet, et un pays non moins désespérément en quête d’identité aient découvert dans l’islamophobie l’un des rares terrains d’entente où ils pouvaient se rejoindre. Au point qu’il n’ait pas vraiment été prêté attention à ce que, tout en condamnant sans ambiguïté la tuerie, disaient les musulmans français ou étrangers demeurés fidèles à leur croyance ; « demeurés fidèles à leur croyance », il serait redoutable que l’Islam, d’abord, les autres religions ensuite, n’en viennent à être tolérés, au mieux, que comme cultures. Qu’on prenne garde à cet égard à ne pas se tromper sur le contenu à donner à quelqu’enseignement que ce soit portant sur les religions : « la République, à juste titre, ne reconnait ni ne salarie aucun culte », mais les cultes, qui ne sont pas illégitimes pour autant qu’ils n’interfèrent pas avec la gestion publique, ne peuvent être décrits comme de simples traces d’un passé obscurantiste.
Plus que la première couverture de Charlie, peut-être, c’est la seconde qui me parait faire problème. Plusieurs musulmans pratiquants que cela n’empêche pas, possédés qu’ils sont par de vraies convictions laïques, d’être républicains, sont, sous l’effet de l’horreur de la tuerie, parvenus, assez héroïquement me semble-t-il, à articuler qu’ils étaient Charlie. Jusqu’à ce que paraisse la seconde couverture. Qu’un gouvernement responsable aurait dû, peut-on penser, tant par souci de l’ordre public, des intérêts diplomatiques de la France et de la sécurité des Français de l’étranger que sur le fondement de la législation contre le racisme et la xénophobie, sinon interdire, du moins dissuader les animateurs de la publication de brandir comme un défi. Libre à qui, comme les jésuites modernistes dont il a été question, veut, au prix d’une grande désinvolture à l’égard de l’histoire et de l’anthropologie religieuse démontrer que les Chrétiens et les Juifs en ont vu bien d’autres. Et il n’est pas faux que, en même temps qu’était affiché dans les kiosques un Mahomet benladenisant, l’était aussi, dans les abris bus, une sorte de Christ en croix au sommet d’un Golgotha, légendé « Il a vécu un calvaire pour passer sur Syfy » : les censures naguère encore d’une inquiétante diligence ne censurent plus grand-chose ; et le Bureau Vérification de la Publicité, lui non plus, ne veille guère aux dérives sexistes et à celles instrumentant les référence religieuses.
La dimension intolérable d’une censure trop longtemps ordinaire tenait à la confusion qu’elle entretenait entre les temps et les lieux. Que des ouvrages ou prises de paroles cultivant la plus hideuse pornographie, la mysoginie ou l’homophobie la plus scandaleuse, l’hostilité la plus convulsive aux croyances et aux pratiques religieuse (cochon crucifié, Sainte vierge faisant le trottoir, Mahomet maquereau ou pédophile) échappent à l’interdiction de diffusion, sauf, et encore, quand elles comportent un parfum d’incitation à la haine raciale, peut être interprété comme une des contreparties pour une part fatale, parfois bienvenue de la sécularisation de la société française. A condition, cependant, que cette diffusion soit subordonnée à certaines restrictions (mode d’exposition, heures d’antenne). A quoi il faut tout de même ajouter que nombre de formes d’expression de l’islamophobie, récemment dénoncée par plus d’un auteur (Vincent Geisser, Edwy Plenel) participent de l’incitation à la haine raciale (« l’Islam, disait Abdelmalek Sayad est une peau »). Comme le faisaient, sans que, à une époque où prospérait partout la censure, celle-ci s’en émeuve, des formes d’expression de l’antisémitisme dont on n’imagine pas, heureusement, aujourd’hui, qu’elles soient tolérées.
Dans un livre d’une grande drôlerie, un ancien membre du Conseil d’Etat depuis très longtemps retraité, évoque la façon dont, dans nombre de domaines, faiseurs d’opinion et décideurs sont coutumiers d’ « inhaler l’air du temps » ; si toxique soit-il, aurait-il pu dire. Trop nombreux sont aujourd’hui ceux qui se croient obligés d’inhaler un air du temps singulièrement toxique ; ou y prennent plaisir.