« Faut-il brûler Sade ? » demandait Simone de Beauvoir en 1955 quand les livres du « divin marquis » pourrissaient encore dans l’Enfer de la Bibliothèque nationale. Certains, de nos jours, aimeraient bien y précipiter tous les livres de Voltaire, au moment même où la première collection véritablement complète de ses œuvres vient d’être publiée à Oxford au terme d’un travail de plus de cinquante ans. Tandis que Boulevard Voltaire et autres Réseau Voltaire se réclament contre toute vraisemblance de sa liberté d’esprit, les champions de l’antiracisme s’unissent aux défenseurs de l’Europe chrétienne pour le vouer aux gémonies : au Panthéon des hommes infâmes, Voltaire occupe désormais une place de choix. Antichrétien et islamophobe, raciste et esclavagiste, capitaliste et méprisant envers le peuple, il aurait confondu sa justice avec la Justice et imposé la civilisation du bourgeois blanc français mâle au nom de l’universalisme des Lumières. Sans compter que de sa tombe au Panthéon, son hideux sourire empêche son voisin d’en face de dormir.
Aujourd’hui, c’est Valeurs actuelles qui s’y met, dans un long article de l’historien Jean-Marc Albert [1] publié le 8 août 2020 sur le site web du magazine. Deux ans plus tôt, c’est l’essayiste Éric Zemmour, qu’on ne présente plus, qui publiait un portrait au vitriol de Voltaire dans Destin français [2]. Pourquoi tant de haine ? se demande, incrédule, le Français moyen qui a probablement lu Candide dans sa jeunesse et acheté le Traité sur la tolérance après les attentats de janvier 2015. La réponse se tient en trois mots : la haine des Lumières. « La raison, éructe Zemmour, corrode tout, mine tout, détruit tout. La tradition est balayée. Le dogme religieux ne s’en remettra pas. La monarchie suivra. » Derrière l’entreprise de démolition de Voltaire se cache la haine de 1789, « la grande saturnale de la Révolution française », toujours selon l’inénarrable Zemmour. Une fois de plus, l’hallali contre l’esprit des Lumières est sonné. Une fois de plus, on conspue Voltaire, la « figure tutélaire » des intellectuels engagés, « icône de l’idée républicaine » selon Albert.
Entendons-nous bien. Personne n’est obligé d’aimer Voltaire, ni l’homme ni l’écrivain. De toute façon, il ne reste pas grand-chose de ses œuvres : Candide et quelques autres contes philosophiques, les Lettres philosophiques et le Dictionnaire philosophique, deux œuvres emblématiques qu’on étudie encore à la fac, et bien sûr le Traité sur la tolérance dont tout le monde a entendu parler. On peut légitimement préférer à ces écrits La Nouvelle Héloïse de Rousseau, la Recherche de Proust ou tout Houellebecq. On peut tout aussi légitimement dénoncer les indélicatesses de l’homme Voltaire, ses mensonges, ses flagorneries, ses jalousies, voire ses contradictions ; on peut déplorer qu’il ait méprisé la « multitude », on peut fustiger son anticléricalisme, et pourtant s’exclamer avec lui à la lecture d’Albert & Zemmour : « Est-il possible que ceux qui pensent soient avilis par ceux qui ne pensent pas [3] ! » La question n’est pas là. Il ne s’agit ni de promouvoir l’œuvre de Voltaire ni de réhabiliter l’homme ; il s’agit de dénoncer les contre-vérités et les mensonges proférés à son encontre par un historien et un essayiste en vue qui détestent Voltaire sans l’avoir lu ni s’être donné la peine de faire le minimum de travail de recherche qu’on est en droit d’attendre de n’importe quel titulaire d’une licence, même réactionnaire. Il n’est pas interdit de déverser sa haine sur des personnes mortes depuis longtemps, mais encore faut-il que les arguments soient irréprochables. Or c’est loin d’être le cas.
Zemmour est sincèrement scandalisé du prétendu mépris de Voltaire pour ses contemporains, à commencer par les pauvres : « Les frères de la doctrine chrétienne, lui fait-il dire, sont survenus pour achever de tout perdre : ils apprennent à lire et à écrire à des gens qui n’eussent dû apprendre qu’à dessiner et à manier le rabot et la lime, mais qui ne veulent plus le faire. » Ce qui est réellement scandalisant, c’est que Zemmour a lu trop vite sa source [4] : la phrase ne se trouve pas chez Voltaire, mais dans l’Essai sur l’éducation nationale (1763) de La Chalotais. Après le mépris des pauvres, le mépris du peuple : « C’est une très grande question de savoir jusqu’à quel degré le peuple, c’est-à-dire neuf parts du genre humain sur dix, doit être traité comme des singes », lit-on dans Jusqu’à quel point on doit tromper le peuple (1756). Zemmour cite cette phrase sans (vouloir) se rendre compte qu’elle est ironique : ce sont les prêtres de tout poil, insinue Voltaire, qui traitent le peuple de singes en les trompant avec des superstitions révoltantes. Mépris des Français, enfin, la « chiasse du genre humain ». Arrachée de son contexte, l’expression est choquante. En réalité, Voltaire se désole qu’à cause de la conduite désastreuse de la guerre de Sept Ans, « toutes les nations nous insultent et nous méprisent. […] Pendant que nous sommes la chiasse du genre humain, on parle français à Moscou et à Yassy ; mais à qui doit-on ce petit honneur ? À une douzaine de citoyens qu’on persécute dans leur patrie [5] ». Voilà comment, à coup de citations tronquées, faussement attribuées ou arrachées de leur contexte, un essayiste sans grand talent fait dire à Voltaire le contraire de ce qu’il pensait.
Passons à Jean-Marc Albert, la voix de son maître. À en croire l’historien, Voltaire se révèle tellement « cupide, misogyne, homophobe, hostile aux Juifs et à Mahomet » dans son Dictionnaire philosophique que celui-ci a été « soigneusement épuré depuis ». Voltaire expurgé par nos « bien-pensants » modernes ? Albert a déniché cette allégation absurde dans un article de Roger-Pol Droit paru dans Le Point du 2 août 2012 où le philosophe nous présente, sous le titre « La face cachée de Voltaire », un « Voltaire inconnu, antipathique, abject [6] », antisémite et misogyne à tel point que les articles « Femme » et « Juif » ont été bannis des éditions modernes de son Dictionnaire philosophique. Or l’explication de cette « disparition » est simple : les deux articles en question ne se trouvent pas dans les différentes éditions du Dictionnaire parues du vivant de Voltaire. Comme bien d’autres avant lui, Roger-Pol Droit a confondu le texte original du Dictionnaire philosophique portatif avec un Dictionnaire philosophique publié après la mort de Voltaire, véritable monstre éditorial concocté sans la collaboration de l’auteur, récemment réédité [7] sans qu’une seule virgule en soit supprimée. Un regard jeté dans une édition moderne du véritable Dictionnaire philosophique aurait immédiatement dissipé l’erreur, mais encore fallait-il s’en donner la peine.
Albert a raison de dire que la fameuse phrase « Je ne suis pas d’accord avec ce que vous dites, mais je me battrais toujours pour que vous puissiez le dire » n’a jamais été prononcée par Voltaire. Mais faut-il pour autant le calomnier à outrance ? Cet apôtre de la tolérance, nous informe-t-il, aurait tenté d’« étrangler » le libraire genevois Grasset ! Âgé de 61 ans à l’époque des faits et de constitution fragile, cela est peu probable. Il est vrai qu’au cours d’une mémorable scène, Voltaire a tenté d’arracher au jeune Grasset un extrait de La Pucelle d’Orléans que celui-ci, venu aux Délices probablement dans l’intention de faire chanter son auteur, tenait dans sa poche. Exilé à Genève, Voltaire craignait que son poème burlesque sur la jeune Lorraine, que des éditions pirates ont augmenté de détails piquants auxquels il n’avait aucune part, tombassent entre les mains du roi, qui le tenait alors arbitrairement éloigné de la capitale. On comprend que Voltaire fît déférer le maître-chanteur devant les magistrats. Mais sous la plume d’Albert, la victime n’est pas celui qu’on croit : Voltaire « fait emprisonner le malheureux qui sera banni. » Calomniare audacter…
Aucun écrivain n’eut davantage à souffrir de la calomnie que Voltaire. Dès son vivant, on lui attribua des lettres fabriquées de toutes pièces visant à nuire à sa réputation. Voltaire s’en plaignait amèrement, tout comme il s’insurgeait contre les fausses lettres publiées sous le nom de Madame de Pompadour par des folliculaires sans scrupules « pour gagner un peu d’argent [8] ». C’est dans cette circonstance précise que Voltaire écrit la phrase suivante qui, arrachée de son contexte, est brandie par Zemmour pour prouver la « face noire » de l’écrivain qu’il abhorre : « Nous avions besoin autrefois qu’on encourageât la littérature et aujourd’hui il faut avouer que nous avons besoin qu’on la réprime ». Après la lecture d’Albert & Zemmour, on est tenté de s’écrier avec Voltaire : « Est-il possible que tant de gens de lettres soient coupables d’une telle infamie ? »
Gerhardt Stenger
Maître de conférences émérite à l’Université de Nantes
[1] L’article Wikipédia qui lui est consacré nous apprend qu’il est « spécialiste de l’histoire culinaire et des comportements alimentaires de l’Antiquité à nos jours ». Excellente prédisposition pour écrire un article sur Voltaire.
[2] Albin Michel, 2018.
[3] Lettre à Duclos du 22 octobre 1760.
[4] Probablement l’Histoire des guerres civiles de France de Laponneraye et Hippolyte Lucas (1847).
[5] Lettre à d’Argental du 4 avril 1762.
[6] Roger-Pol Droit vient de publier un roman sur Voltaire et Rousseau, une amitié impossible (Albin Michel, 2019), où on découvre un « Voltaire adulé et mondain, affairiste et généreux, candide et manipulateur ».
[7] Bompiani, 2013.
[8] Lettre au duc de Richelieu du 15 juillet 1772.