Des cafés interdits aux femmes dans certains quartiers en lien avec certaines coutumes. Beaucoup a été dit et écrit à la suite d’un reportage télévisé. Je mettrai de côté la pratique journalistique douteuse qui revient à trouver ce qu'on voulait trouver pour ensuite l'ériger en généralité, la foule se chargeant ensuite pour partie de généraliser dans la mesure où cela conforte ses croyances. Ce peut-être pourtant l’occasion de réfléchir à nos espaces quotidiens au-delà de raccourcis confortables.
Henri Lefebvre l’a remarquablement montré. Mettre de côté les conditions de la production sociale et politique de cet espace conduit à le rendre naturel et à y associer confortablement des pratiques dès lors elles-mêmes considérées comme "culturelles"... données.
L'espace n’a rien de naturel et géométrique comme on croirait passer spontanément d'une commune à une autre (d’une ville à sa périphérie, d’un centre à sa banlieue) à peine le panneau franchi. Il est politique, fait des subjectivités variées qui l'investissent et y interagissent, objet de résistance et de luttes, fait et défait par un ensemble de pratiques dont beaucoup sont genrées... En somme l'espace est produit par ce qui s'y vit. Tout espace porte aussi en lui une violence parce qu’il dicte des conduites acceptables, parce qu’il dit qui en fait partie ou non. Il est donc inclusif et… exclusif. Assigner des toilettes en fonction de la couleur est une manière de soumettre par un quadrillage de l’espace. Gaza n’est pas une « bande » parce que des palestiniens ont décidé spontanément de se regrouper tout le long de la côte orientale de la mer méditerranée.
Il existe aujourd’hui, en fait depuis longtemps, un nombre important d’espaces où s’organise de manière imperceptible cette exclusion. Ces espaces sont ordinaires et rythment nos vies. Selon qui les occupe, même temporairement, leur perception et leur signification changent. Ils sont organisés pour autoriser certaines conduites. De ceux-là on parle moins.
Fatou** est impatiente à l’idée que les soldes débutent. Elle a repéré un ensemble sympathique qu’elle aimerait essayer dans un grand magasin « boubourge » du centre-ville. Un moment de joie spontanée peut vite se transformer en une épreuve. Franchir le seuil du magasin. Sentir les regards interrogatifs se retourner et vous suivre. Voir progressivement se rapprocher les vendeuses en feignant de replier les vêtements. Arriver en caisse, les vendeurs vous regardent avec ce mépris mêlé de froideur comme s’ils possédaient le magasin. Sortir et revivre. Quand elle allait dans ce même magasin à l’époque où elle sortait avec Thibaut, pas mieux né mais de couleur plus légitime, les vendeurs la servaient normalement même s'ils répondaient à Thibaut lorsqu’elle posait des questions. Peut-être qu’elle se repliera finalement sur un truc dans le magasin de la galerie commerciale. Là-bas, les caissières lui ressemblent. Ou alors elle ira quand même dans celui-là mais vers 9 heures quand il n’y a pas grand monde et que le personnel est occupé à préparer la journée. Ou vers 18 heures 40 quand il n’y a plus grand monde et qu’elle devient invisible. Juste avant que la mère de Fatou vienne discrètement et sans que cela ne pose de problème y faire le ménage.
Il y a quelque chose de violent à ignorer tous ces espaces qui sont de manière imperceptible interdits selon qu’on porte un foulard, que sa dégaine plaise ou non, ou qu’on ait le teint mat. Ces espaces où toute intrusion devient alors une forme de résistance à la violence sociale qu’ils incarnent. Les pratiquer, c’est exprimer sa voix et refuser l’identité qu’on vous assigne.
Il y a quelque chose d'ironique à considérer aujourd'hui impénétrables des espaces si longtemps et consciemment dédiés à entasser des populations selon leurs classe sociale et \ ou leur ethnie comme si ces espaces étaient spontanément sortis de terre. Boomerang. L'espace politiquement construit devient pour partie un espace subjectivement investi qu'à son tour on interdit... Vouloir défaire des espaces qu’on a soi-même institués.
Il y quelque chose de naïf et malsain à considérer que la production d'espaces réservés au genre dominant est le lot des autres ou de ceux-là ... Demandez à une assistante de direction le sentiment brutal qui l’envahit avant d'entrer dans une salle où est réuni un conseil de direction composé exclusivement d'hommes. Demandez à une entrepreneure ce que peut donner une présentation de business plan devant un cortège des vieux "anges"... Plus largement, les espaces ont de tout temps étaient produits selon des normes et des pratiques masculines, ce qu’on nomme l’hétéro-normativité, empêchant à d’autres subjectivités de se déployer. Les espaces urbains n’y échappent pas. Et cette question mérite d’être sérieusement prise en main.
Il y a quelque chose de l’aveuglement, enfin, à ignorer encore la manière dont les espaces s’occupent et parfois s’inventent dans les marges. Ils s’inventent lorsqu’une place est subrepticement et temporairement investie par des danseurs de hip-hop un samedi après-midi. Les marges se subissent lorsque, pendant une conférence universitaire, au moment des pauses, les chercheurs de pays du sud ou de ce qu’on nomme des minorités visibles se retrouvent agglutinés dans les recoins d’une vaste salle.
Le bar PMU, c’est déjà le chômeur fainéant qui gaspille son revenu minimum. Si en plus, il est de telle confession, l’affaire est vite réglée. Ce bar PMU renvoie plus largement à la croyance partagée qu’il y a des territoires perdus de la république, abandonnés à la sauvagerie, où aucun ordre ne peut régner. L’espace, comme pouvoir, c’est le lieu d’assignation à identité figée. Il renforce certaines croyances sur l'existence de différences irréductibles... sans trop s'interroger sur les nombreux espaces interdits.
Références :
Henri Lefebvre, 1974, La production de l’espace, Paris, Anthropos.
Doreen Massey, 1994, Space, place and gender, Cambridge, Polity Press.
** J’ai conscience ici que je procède à un maladroit raccourci identitaire en utilisant ce prénom.