Commentaire réflexif à L'ennemi inavouable de Paolo Persichetti et Oreste Scalzone, publié en français en postface du livre La révolution et l'État aux éditions Dagorno en 2000, page 332. Persichetti, arreté en 2002 à Paris après 11 années d'exil au grand jour et livré à l'Italie, vit depuis 2008 en semi-liberté après avoir purgé au total plus de 12 ans de prison ferme.
L’Ennemi inavouable offre au lecteur francophone la possibilité de deux expériences de pensée. La première est l’expérience de la modestie, celle dont il faut faire preuve pour comprendre ne serait-ce que quelques éléments de ce que l’on appelle journalistiquement les “ années de plomb ”, parce qu’une telle histoire demande de se forger quelques instruments critiques, et surtout de critiquer incessamment ses propres présupposés, avant toute prise de position.
Le cas italien n’est pas “ impensable ”, ou exotique, il n’est pas non plus fascinant, ou alors il faut admettre que ce sont nos propres désirs, délires paranoïaques (“ était-ce un complot du KGB, de la CIA, ou les deux à la fois? ”) ou effrois politiques que nous y investissons, et que nous nous considérons nous-mêmes à travers nos amis italiens. Le cas italien nous révèle en se révélant à nous, il éclaire notre passé et les rapports que nous entretenons avec lui. Il éclaire aussi notre présent, et c’est là une seconde expérience critique, dans la mesure où en comprenant ce qui s’est passé en Italie, en envisageant le dispositif judiciaire et politique de l’Emergenza, nous comprenons mieux le processus de judiciarisation métastatique à l’oeuvre dans la période actuelle, y compris en France.
Celles et ceux qui ont croisé Persichetti et Scalzone à Paris et ailleurs (Oreste ayant fait un petit tour incognito en Italie récemment, déclenchant un scandale médiatique) savent que ce livre est entre autres un pari sur l’adversité, sur plusieurs adversités. Car ceux qu’il est censé toucher et faire changer sont nombreux et fort différents. Et ce qu’il y à comprendre est à la fois difficile et choquant, justement parce que les auteurs ont voulu produire des éléments d’analyse inouïs sur lesquels des gens qui n’ont jamais pu, su ou voulu être d’accord auparavant pourraient s’accorder : les différentes “ camaraderies ” issues de ces années de lutte, y compris entre elles, et les députés du Parlement de la République italienne, censés voter une loi d’amnistie.
Les auteurs ont voulu saisir la spécificité du paradigme italien de l’Emergenza en le différenciant du concept classique de “ l’état d’exception ”. Leur pierre angulaire est ce refus de toute réduction du cas à des catégories antérieures, et c’est justement dans cette différenciation que l’on prend toute la mesure du phénomène. L’Emergenza existe comme “ forme de gouvernement ” et comme Droit dévoyé, mais elle n’est pas classable dans l’état d’exception, entendu comme auto-suspension du Droit “ pour cause de… ”. En se plaçant dans l’espace —imaginaire, formel ou idéologique, mais là n’est pas la question— du Droit, et donc hors de la critique des causes, de leur nécessité effective, des prétextes et des points de vue, on peut saisir la rationalité à l'oeuvre dans le concept d'état d’exception, pro tempore, pour une période donnée, face à un état des choses catastrophique, une guerre ou un ennemi politique avoué.
Il s’agit pour l’État d’organiser une suspension des Droits garantis auparavant, un état de guerre — dans le cas d'espèce, intérieur— avec ses arrestations infondées dans le cadre juridique préexistant, avec ses couvre-feux, ses Tribunaux spéciaux/Cours de sûreté, ses rafles, ses rétentions administratives, ses internements, etc., pour réduire au plus vite la sédition. À ceci près que comme l’indique Carl Schmitt, l’état d’exception ne s’exerce pas vers l’intérieur comme il s’exerce vers l’extérieur. L’ennemi intérieur n’est jamais reconnu par l’État comme l’adversaire également légitime (hostis juxtum), de la guerre interétatique, mais puisqu'il s'agit d'un irrégulier, d'un franc-tireur, ou d'un partisan, il est en quelque sorte toujours aussi le Criminel, l'ennemi “ passionnel ” (inimicus), diabolisé, méprisable, illégitime, l'ennemi de l'Intérêt général, de la Société, du Bien commun, de Tous, de la Volonté générale, en un mot, le Mal. Il est celui contre lequel l'État mène, par le truchement de la Justice Pénale, au nom de Tous, de la Société ainsi que des victimes, de l'Ordre légal ainsi que des Valeurs, une guerre présentée comme juste, légitime, civique, morale — la “ Guerre juste ”, figure moderne de la Guerre Sainte. Schmitt travaillait d'ailleurs à la fin des années quarante sur le concept de “ Guerre civile mondiale ”.
L’Emergenza est bien pire encore que cette guerre juste, parce qu’elle est interminable, et que son paradigme se reproduit continuellement, changeant à tout instant de champ d'application, multipliant les figures de “ criminels exceptionnels ”. Nous sommes donc en présence d'un écart et d'un dévoiement du Droit quasi exponentiel, qui nie toutes les autres approches, de la critique radicale au réformisme, jusqu'à tendanciellement éradiquer la possibilité de l'action politique. C’est un glissement progressif et infini des garanties faites aux individus, jusque-là justiciables dans le cadre organisé par le principe considéré comme le fondement de la légitimité de l'État, c'est-à-dire l'auto-limitationde sa propre force, pour pouvoir prétendre au monopole de la force-souveraineté (potestas), du fisc à la monnaie, de la Défense à l'ordre public, et donc à la coercition, la violence, la justice, la légalité légitimes, en se distinguant de “ la bande la plus forte ”. C'est un glissement de critères, de règles, de procédures, de barèmes, de poids et mesures, voté sous forme de lois définitives, où la valeur d’usage des vieux dispositifs des sociétés disciplinaires, tant la présomption d’innocence que la certitude de la peine, disparaît dans des flux de décisions de justice complexes et filandreux, incertains et sans aucune limite de durée, sortes de junk bonds judiciaires. L’exception y devient la règle, la spécialité normale, et l’urgence permanente. L'Emergenza crée “ l’État de l’urgence ”.
De même que le mathème se pense par des nombres abstraits, et qu’il est en fait impossible de penser en nombres concrets, à moins d’accepter l’idée absurde d’une liste parfaite de tous les éléments du monde et de leurs représentations mentales, Persichetti et Scalzone nous exhortent à penser le Droit des sociétés dans lesquelles nous vivons et agissons comme tel, c’est-à-dire comme Droit abstrait. Quelles que soient nos critiques du Droit, nos actes politiques n’ont prise sur lui que s’ils mettent en jeu ses propres contradictions, si nous prenons position dans le domaine du Droit. L’inouï dans ce livre, c’est cela, entre autres. Il faut faire “ comme si ”, prendre au sérieux jusqu’au bout le Droit abstrait, et ses formes, et le pousser jusqu'à ses conséquences extrêmes. Et cela, non dans une logique de pédagogie négative dont la maxime suicidaire serait : “ Tant pis, tant mieux, le Droit formel est démasqué ” ; ni non plus dans une confiance béate — digne au mieux des “ néo-contractualistes ” rawlsiens, ces Pangloss postmodernes.
Le dispositif contemporain, passé au crible de nos deux auteurs, s'articule autour d'un mouvement d'hyper-judiciarisation de la société, de la politique, de l'opinion et des mentalités, une inflation d'un judiciaire spectaculaire, sorte de théâtre mass-médiatique de la pénalité. Un pénalisme surdéveloppé, avec ses propres présupposés, ses certitudes implicites, et leurs corollaires d'aveuglements et d'obscurcissements du champ du Droit, où se diffusent sans répit des monodies victimaires lancées dans un concours de quérulence. Triste tableau, résultat d'un abaissement vertigineux de l'intelligence critique, de toute autonomie singulière et de la capacité d'action qui en dépend. S'ensuit un dévoiement du judiciaire, devenu ce cercle vicieux qui ramène la légalité de l'époque à un despotisme totalisant, écheveau de guerres justes de “ tous contre tous ”.
Cette tendance actuelle, issue du paradigme italien, organise un arbitraire aléatoire autour de la spécification concrète des cas, désormais irréductibles les uns aux autres. Il fallait donc pour ouvrir le débat et sortir la question de l'amnistie de son impasse micropolitique, saisir cette nouveauté, pour établir une doctrine de l’amnistie et rendre possible son adoption par les parlementaires italiens, avancer en se faufilant dans la peau des autres, ceux qui font métier de représenter et de gouverner nos vies. Tout le reste n’est pour nos auteurs que brouillage et auto-intoxication.
Avant le 7 avril 79, passage résolu à l'Emergenza, véritable rafle judiciaire (toute la contradiction interne du dispositif se donne à voir dans cet oxymoron) les opéraïstes (Potere Operaio comme groupe historique et comme communauté de destins) avaient suivi comme ligne de conduite lors des procès indiciaires des défenses “ en ligne de fuite ” à la Victor Serge, qui proposait d'aller jusqu’à “ nier même l’évidence ” Ils se plaçaient donc hors de la dichotomie issue des années du Secours rouge et de la “ doctrine Vergès ”, qui refusait d’imaginer autre chose que des procès soit de connivence, soit de rupture, c'est-à-dire des procès de propagande-témoignage politique, renonçant à toute défense et tout résultat “ technique ”, organisant au mépris des pertes individuelles des défenses-revendications sacrificielles.
Il faut selon Persichetti et Scalzone prolonger cette inventivité dans le cadre ouvert par le 7 avril, où l'accusation vague et omnicompréhensive, la procédure évolutive, l’inversion de la charge de la preuve et les instructions-théorèmes portant sur des responsabilités techniques, morales, et intellectuelles, sur des conduites, paroles, contiguïtés, pratiques, y compris théoriques, durant dix ans de subversion sociale transforment ce qui dans un procès indiciaire classique représentait des “ lignes de fuites ” en entreprises impossibles. Face à une accusation à géométrie variable, plaider innocent pousse à réécrire la période, au delà même du reniement, qui a été la pratique politique délibrérée de certains groupes clandestins.
Se battre sur le terrain du Droit, en pointant en permanence les contradictions explosives de l’Emergenza, faire le pari de jouer jusqu’au bout la partie d’échecs juridique et retourner le Droit de l’institution contre elle-même parce que l’on connaît sa constitution matérielle. Telle est pour Persichetti et Scalzone la façon de renouer avec l’inventivité opéraïste et son refus fondamental de la statolatrie dichotomique : ni l'investissement différé (“ un Grand soir sinon rien ”) et sa fonction pédagogique (“ démasquer ”), reproduction caricaturale du Marx du 18 Brumaire, ni l’inscription intégrationniste de l'amélioration-réforme par autosuggestion (“ nous sommes au gouvernement ”, ou encore “ nous conservons le ministère des masses ”). Autant que dans le conflit social, au sein des rapports de production, de reproduction, dans le marché du travail et de la régulation, ce refus de la dichotomie enjoint à se battre partout dans les dispositifs étatiques, pris comme théâtres d'opération , dans le welfare comme à l’intérieur des formes du Droit. Sur un “ taux de garanties ” comme sur le taux de l'exploitation, en critiquant la constitution matérielle comme les rapports de production, en soumettant les institutions et les pouvoirs constitués à la pression d'une puissance négatrice et créatrice. Là-bas la grève, ici des formes d'action collective à la limite du sabotage, comme la résistance passive, le détournement spectaculaire de la défense, la guérilla des nerfs, une pratique procédurière semblable à la grève du zèle, extrême et volontiers paradoxale. Il s'agit de renouer avec le foucaldisme des “ conduites micropolitiques de résistance ”, ou les formules deleuziennes sur “ la création de jurisprudence ”.
La République italienne, en récupérant à la Libération le code pénal issu du fascisme, avait gardé le noyau dur de la doctrine fasciste de État éthique, qui permet de saisir les crimes politiques comme tels, là où d’autres démocraties ont le plus grand mal à définir en doctrine un concept comme “ terrorisme ”. Et l'ancien Chef de gouvernement et Président de la République Francesco Cossiga, ministre de l’Intérieur de l’époque, raconte que son homologue français Poniatowsky, en visite à la fin des années 70, lui expliquait que la situation italienne demandait de décréter un état d’exception (semblable à ce que prévoit en France notre délirant article 16 sur les pouvoirs exceptionnels du président) sans quoi l’exception se multiplierait telle une algue proliférante, transformant la norme en patchwork. Il mettait en garde contre le principe actif, mutagène de l'Emergenza, différente d'une juridiction d'exception qui une fois devenue caduque, voit toute sa jurisprudence annulée, sans même la nécessité d'une amnistie. C'est cela qu'aucun dignitaire du régime du Compromis historique n'a compris. Leur refus était celui de la reconnaissance de cet ennemi invincible au moyen de lois criminelles, ce sujet social collectif qu’était la subversion. Les Brigades rouges réclamaient de façon quasi-obsessionnelle cette reconnaissance, cet aveu. En pleine affaire Moro, ils avaient ramené leurs exigences à cette seule “ condition ”, comme “ rançon ” : une reconnaissance, même pas de la part de l'État, d'une institution d'État, mais de la Démocratie chrétienne, pour eux au cœur de l'État, du régime, du système ; un aveu sous la forme d'une déclaration : “ Les BR sont l'ennemi politique ”.
Le refus du régime est un mensonge d’État, un dispositif de production de vérité politique, qui organisait judiciairement le mensonge sur la vraie nature de cet ennemi inavouable. Persichetti et Scalzone voient dans ce mensonge l’aveu par défaut de la peur qu’inspirait cet ennemi, et la preuve que bien plus que les BR ou l'Autonomie, c’est la jonction progressive “ entre la terreur et le mouvement de masse ”, pour parler comme Lénine, que craignait alors l’État italien, peut-être plus encore que ne le pensaient certains acteurs du Mouvement de 77. Il fallait mettre au jour le refoulement, la forclusion de la vraie nature des groupes armés et du mouvement, et de leurs rapports, pour intervenir en direction des différentes camaraderies, en Italie, en France et ailleurs, contre la maladie de la volonté dont elles souffrent, et contre ses symptômes, aphasie et agitation désordonnée.
Les premières nouvelles de la péninsule sont étonnantes et dessinent des virtualités intéressantes : le livre semble provoquer des débats qui n’avaient pu avoir lieu jusqu’ici, justement parce qu’il propose un nouvel espace d’analyse et de positionnement. Deux exilés, de deux générations différentes, bousculent la répartition des rôles imposés et le partage des discours établi par les années de procédures judiciaires individualisantes, ce monde semblable à celui des Shadoks où chacun a déjà entendu la vérité, puisqu’il l’a déjà dite.
Parce que leur objet est encore en évolution, et que ce livre dès le premier projet s’annonçait aussi interminable que l’histoire qu’il traite, nos auteurs ont aussi brossé une critique du théâtre politique italien contemporain, de Mani pulite à la Deuxième République. Toujours en utilisant leur instruments forgés dans la critique du Droit, ils pointent le dispositif spectaculaire de judiciarisation du social et de la politique, qui caractérise l’Italie actuelle. Ils éclairent ce faisant l’hexagone d’une lumière biaise et crue qui nous fait découvrir nos petits travers, et nos grands errements : l’on ne se réjouit plus des rebondissements des affaires politico-financières après avoir rencontré Persichetti et Scalzone.
Et c’est sans doute cela la véritable portée de ce livre, le fait qu’il donne les moyens de penser le dispositif judiciaire contemporain, testé dans le laboratoire italien sous le nom d’Emergenza, comme une nouvelle forme de la gouvernementalité, de l’hégémonie ou de la domination, ou quelque nom qu’on veuille bien lui donner. Réussir à fabriquer du consensus avec des actes judiciaires, à regonfler le crédit des institutions à coup de campagnes de purges, voilà en termes simplistes ce que serait la réalité de ce dispositif. Assigner Bill Gates en justice pour accréditer que le reste du fonctionnement du capitalisme est normal parce que concurrentiel. Juger Fabius pour affirmer que s’il y a des dysfonctionnements de l’État ce sont des individus qui en sont responsables, et non le système de la prise de décision étatique. Donner à voir des arbres malades pour cacher une forêt pourrie.
Force est de constater que la judiciarisation est homogène au “ terrorisme ”, comme processus d’assignation, de mise au pilori médiatique du bouc-émissaire par une série de simplifications. C’est par le même genre de sophismes violents que l’on y organise la culpabilité d’un seul, qu’il soit président d’un parti de gouvernement ou universitaire de renom. Les opéraïstes affirmaient eux que l’État n’a pas de coeur, et nos auteurs nous font voir que si l’homicide politique ressemble comme un frère à la peine de mort prononcée par un État, l’Emergenza est bien un terrorisme judiciaire.
Persichetti et Scalzone nous font voir que, contrairement à ce que certains d’entre nous commençaient à croire, toute situation critique ne doit pas être pensée d’abord dans des termes pénaux. Ils ne fournissent pas de substituts politiques clés en mains à nos errements, mais les clés qui déverrouillent ces carcans tous neufs. Si nous sommes lassés d’en appeler au prolétariat mondial, au moins nous évitent-ils de tomber dans la défense de la partie civile universelle. Nous ne devons plus jamais participer à la chasse ignoble aux “ coupables ” ou aux “ responsables ” à punir et à emprisonner, mais reprendre la tâche inachevable de l’analyse systémique, pour ne plus jamais participer à la production de cette vérité officielle qui voudrait réduire la politique à une procédure judiciaire éternelle.
Germinal Pinalie
Paris, avril 1999.
Addendum (2008)
Notice sur La révolution et l'État publiée dans le n°5 de la Revue des livres et des idées, paru en mai 2008, page 23.
La révolution et l’État a été écrit en France dans la période ouverte par le retour volontaire et l’arrestation de Toni Negri en Italie en juillet 1997, acte qui visait à rouvrir le débat sur l’amnistie des militants condamnés après l’époque de subversion sociale et politique des années 70 et 80. Les auteurs, eux-mêmes poursuivis par la justice italienne pour des faits commis à la même époque, ont tenté alors de donner un cadre théorique et politique à une campagne pour une loi d’amnistie. Publié en 1998 en Italie sous le titre Il nemico inconfessabile (Odradek, Rome), l’ouvrage tente de décrire le paradigme de l’urgence, cette série infinie de lois et de procédures spéciales par laquelle l’État italien a répondu à la situation de crise, refusant de donner aux groupes armés un statut politique. Au lieu de décréter un état d’urgence provisoire, l’État italien a inventé une justice d’urgence spécifique contre son ennemi inavouable, créant un corps devenu très vite permanent, et qui a fini par contaminer tout l’espace judiciaire, et même devenir une idéologie politique efficace. En s’appuyant sur l’acquis théorique de l’opéraïsme (Scalzone a fondé Potere Operaio avec Negri en 1969), ils démontent la construction sociale que constitue cette nouvelle légalité, tout en prenant au mot les fondements du droit démocratique. Le livre entier est organisé autour de cette idée de critique de la justice d’urgence appuyée sur le droit réel : il s’agissait de tenter de produire une représentation de la situation des personnes poursuivies qui soit pensable et utilisable y compris par ceux qui avaient été leurs adversaires, précisément pour leur permettre d’envisager une amnistie. L’agencement des faits historiques, la catégorisation des attitudes individuelles et collectives face à la répression judiciaire, le choix des propositions politiques concrètes, tout concourt à faire de l’ouvrage une base de travail pour un accord politique avec d’autres, et non simplement une déclaration en rupture. Sans rien renier de leurs engagements passés, et justement en faisant évoluer leurs schémas d’analyse politique, les deux activistes livrent un apport original à la critique marxiste du droit, tout en fournissant une plate-forme possible pour une loi d’amnistie.
Leur hypothèse qui tient que l’exception permanente antiterroriste a été comme testée en Italie avant d’être exportée puis globalisée recoupe des thématiques développées à la même époque par Negri dans Empire, et l’évolution du monde post-11 septembre ne semble pas vouloir leur donner tort. Le livre, qui consacre beaucoup de temps à pointer l’inutilité pratique des « théories du complot », et qui assume le passé d’une véritable « guerre sociale » du point de vue des combattants, et qui donc envisage comment mettre totalement fin aux hostilités, a reçu de la part de ceux à qui il était en quelque sorte adressé une fin de non-recevoir brutale : il n’y a pas eu de loi d’amnistie, Toni Negri a passé six ans dans l’univers pénitentiaire à son retour à Rome, et comme d’autres exilés italiens Paolo Persichetti a été arrêté en France en 2002 et extradé en Italie où il purge une peine de prison de 22 ans.
Germinal Pinalie