Voir à Gaza les Palestinien.es quotidiennement assailli.es par les bombes, les fusées, les destructions et les incendies, c'est-à-dire menacé.es par une mort directe ou différée est devenu insoutenable.
Des Palestinien.es de toutes les générations et pas seulement des femmes et des enfants, meurent de faim ou manquent de soins, car Israël, depuis quelques mois, ne bloque pas seulement les camions transportant du ravitaillement mais aussi des médicaments.
Voir comment l’Autorité Palestinienne et Hamas sont incapables de se rapprocher et de se réconcilier pour former enfin une unité nationale tant souhaitée par le peuple palestinien et les peuples arabes. Toutes et tous savent que c’est un des rares moyens qui permettrait aujourd’hui l’arrêt de l’hémorragie.
Assister avec sidération au silence assourdissant et honteux des régimes arabes qui sont tous incontestablement responsables de l’apathie actuelle de leurs peuples qu’ils ont réussi à paralyser à coups de répression et de tueries, est intolérable. La Tunisie, l’Egypte, la Lybie, la Syrie, le Yémen, le Bahreïn et le Soudan – pour ne citer qu’eux – ont subi depuis leur soulèvement à partir 2010 les affres des dictatures militaires et totalitaires.
Ces dictatures vont-elles enfin comprendre que leurs peuples, quoique meurtris par toutes sortes de mesures répressives, vont finir par les renverser et ce, même si « l’insurrection et la répression ne luttent point à armes égales », comme le dit si bien Victor Hugo ? Cette solidarité malsaine entre les régimes arabes contre toute velléité de soulèvement chez leurs peuples, pourrait s’effriter du jour au lendemain grâce à la complicité des populations à laquelle nous avons assisté entre 2010 et 2012.
Ce sont les manifestations qui déferlent aujourd’hui – le 17 mai 2025 – à Paris, à Londres, à Manchester, à Genève, à Copenhague qui nous rappellent combien elles sont nécessaires et indispensables, mais soulignent tristement le silence des peuples arabes.
A quel moment les régimes arabes, qui ont normalisé avec Israël vont-ils retrouver leurs esprits pour lui dire que des accords peuvent être annulés si les règles de la réciprocité ne sont pas respectées ? Dire à Israël que rien ne sera normal si la sécurité de la Palestine n’est pas garantie comme celle d’Israël. Rien ne deviendra normal si les Palestinienn.es ne peuvent pas vivre dignement et sans menace aucune sur le sol de leur pays séculaire. C’est d’ailleurs l’idée fondamentale que développe Edouard Saïd dans son livre Israël, Palestine : l’égalité ou rien[1].
Même si le 7 octobre est un crime de guerre commis par Hamas, comme nous l’avons déjà dit, il n’est certes pas la raison des crimes incontrôlés auxquels se livre Israël depuis cette date, mais un prétexte qui lui permet d’utiliser ses amis et ses ennemis en comptant sur la culpabilité des uns et les intérêts des autres, afin de réaliser enfin le mythe du « Grand Israël ». Ce prétexte, Hamas le lui a offert sur un plateau en or, ce qui lui permet de s’acharner non seulement sur Gaza et les Territoires Occupés, mais aussi de s’arroger le droit d’attaquer le Liban et la Syrie, avec l’allégation de protéger ses frontières.
Tout cela n’est pas neuf, comme l’a si bien démontré Elias Sanbar dans son livre, Figures du Palestinien (Identité des origines, identité de devenir)[2] où le projet initial d’Israël, insiste-t-il, est de vider la Palestine des Palestinien.nes. Or, tout prouve aujourd’hui que les appétits coloniaux d’Israël n’ont jamais cessé de grignoter la terre palestinienne et que les élucubrations mythiques et religieuses de cet Etat sont en train de devenir une réalité.
Mais le plus hallucinant est de voir ce projet fou s’accomplir sous le regard indifférent des citoyens israéliens qui manifestent – avec raison d’ailleurs – contre les démêlés judiciaires de Netanyahou et pour le retour de leurs otages.
Quant à l’ « inquiétude » des dirigeants européens et leurs « promesses » de cesser les livraisons d’armes, nous pouvons dire qu’elles sont non seulement tardives mais surtout timides et lentes, car les tueries qui ont toujours ciblé les hôpitaux s’en prennent de plus en plus aux médecins et à leurs familles[3]. Si Israël veut vivre aux côtés du peuple palestinien et aussi du libanais, du syrien, du jordanien et de l’égyptien, en ami et non en ennemi arrogant et hostile, et sans préjugés éhontés – ce qui ouvre la porte à toute sorte de discrimination –, la paix pourrait peut-être s’installer.
Le « Grand Israël » qui s’étendrait de l’Euphrate jusqu’au Nil est un mythe et pour le transformer en réalité, il faudrait verser beaucoup de sang, tuer plusieurs millions de Palestiniens et empêcher plusieurs autres millions de remettre les pieds dans leur pays d’origine, d’où leurs parents et grands-parents ont été expulsés.
Lorsque nos pays occidentaux pourraient enfin se secouer pour guérir de leurs maux en se débarrassant de leurs lubies néo-colonialistes, aussi bien que de leur inutile culpabilité, lorsqu’ils pourraient poser sur tous les peuples du monde le même regard de compassion et de solidarité et non seulement sur les peuples qu’ils considèrent jusqu’ici comme leurs semblables ou leurs alliés, ils réussiraient enfin à mettre des limites à la mégalomanie de Trump, de Netanyahou et de Poutine. Ces trois hommes se ressemblent, surtout par leurs capacités à cultiver le mensonge :
- Lavrov, ministre russe des Affaires Etrangères, continuait encore il y a quelques jours à qualifier sans vergogne les Ukrainiens de nazis, comme il avait traité le peuple syrien, qui s’était soulevé contre son tyran criminel, de « terroriste islamique »,
- Netanyahou assimile tous les Gazaouis et même tous les Palestinien.nes aux terroristes,
- Trump accuse ses prédécesseurs et particulièrement les Démocrates, de tous les maux en occultant le chaos dans lequel il a plongé le monde depuis le jour où il est devenu président des Etats-Unis.
Les crimes des Etats-Unis ne nous donnent aucun droit de fermer les yeux sur les nôtres, mais on pourrait souligner qu’une grande puissance n’a pas le privilège de pointer les manquements des autres pays, alliés ou pas, en oubliant les siens.
Il faudrait lire et relire James Welch, L’hiver dans le sang[4], James Baldwin, Face à l’homme blanc[5], Toni Morrison, L’œil le plus bleu[6], et tant d’autres, pour ne jamais oublier les crimes commis pour décimer ou anéantir les peuples amérindiens, ainsi que les ravages de l’esclavage subis par les Africains. Que dire de la plaie toujours ouverte de Hiroshima etNagasaki, de l’Amérique Latine toujours meurtrie par les ingérences étasuniennes, du Vietnam déchiré, de l’Afghanistan livré aux Talibans, des deux guerres du Golfe et du démantèlement de l’Irak ? Et pour couronner le tout, le soutien inconditionnel d’Israël et de ses crimes par les dirigeants étasuniens aussi bien républicains que démocrates ?
Il faudrait cesser d’alimenter ces campagnes de désinformation ou de non-information faites souvent d’omissions volontaires concernant le Moyen-Orient. Il faudrait arrêter de parler d’une nouvelle configuration du Moyen-Orient, dont les contours seraient décidés par les Etats-Unis et Israël.
Cette région n’est pas un lieu soumis à un jeu d’échecs entre Trump et Netanyahou, car le Moyen-Orient, même s’ils ne veulent le voir qu’à travers ce prisme, n’est pas une « mosaïque de peuples et de religions ». Sa diversité, dont il est fier, est une richesse acquise à travers les siècles et si les croisés avaient déjà du mal à comprendre cette réalité, nous aurions espéré un peu plus de lucidité de la part de nos contemporains.
Le pire des préjugés est l’idée fausse et fictive entretenue et développée dans le but de la greffer sur des peuples qui pourraient la rejeter s’ils ont encore le souvenir de leur histoire et de leur passé. Si, par contre ces derniers sont vidés de leur substance, une greffe, n’importe laquelle, pourrait réussir à envahir et à briser un espace longtemps protégé de tout projet de démantèlement. Ces peuples pourraient même se familiariser avec ce cadeau empoisonné.
Aujourd’hui, Israël peut vêtir le rôle généreux de protéger les Druzes de Syrie, comme hier les Etats-Unis s’étaient arrogé le droit de défendre les Kurdes de ce même pays, en construisant au bord de l’Euphrate un Kurdistan syrien artificiel.
N’oublions surtout pas que la France et la Grande Bretagne mandataires ont voulu construire Sykes-Picot sur des bases confessionnelles et ethniques depuis le début du 20ème siècle. Ce projet a échoué grâce aux hommes et aux femmes de l’indépendance en Syrie, comme partout au Proche-Orient. Mais aujourd’hui, ces pays, tellement affaiblis par des régimes totalitaires et criminels, pourraient, sous une autre forme d’oppression, se plier à ce genre de projet, visant un démantèlement semblable à celui de l’Irak.
La seule explication que nous pouvons donner, par exemple, au soutien de la France au régime confessionnel des Assad père et fils, est la continuité, dans leur esprit, du projet Sykes-Picot. Sinon, la dénonciation par la France de ces deux régimes criminels qui ont sévi pendant 54 ans, aurait du commencer bien avant le déclenchement de la révolution syrienne en 2011.
L’absence de la démocratie au Proche-Orient continuera à permettre tous les dérapages. La France ne pouvait pas continuer à jouer indéfiniment ce double jeu malsain qui consiste à soutenir directement et indirectement un régime totalitaire, confessionnel et corrompu comme celui du père et du fils Assad, puis sanctionner ce même régime avec les pays européens lorsqu’éclate l’affaire « César ».
Le totalitarisme au Moyen-Orient continuera donc à alimenter le rêve insensé du « Grand Israël ». Les Palestinien.es de Gaza n’appartiennent pas à Hamas, ni ceux des Territoires Occupés à Mahmoud Abbas. Si les Palestinien.es de ces régions résistent et préfèrent mourir que de partir, c’est parce qu’ils sont fortement attachés à leur terre, à leur histoire et à leurs espoirs.
Il est « généreux » de la part de notre Président Macron de vouloir enfin reconnaître l’Etat palestinien, mais c’est la falsification, l’usurpation et la déformation de l’histoire de la Palestine et des Palestinien.es qui devraient être reconnues par Israël, aussi bien que par les régimes occidentaux. Il faudrait reconnaître l’expulsion des Palestinien.es depuis 1948, ainsi que tous les crimes d’Israël qui s’en sont suivis. Sinon sur quelle base, quelle terre et quels critères l’Etat palestinien va-t-il être construit et comment les Palestinien.es vont-il enfin récupérer leurs droits usurpés ?
Si Israël souhaite être entouré par des petits Etats confessionnels et ethniques, parce que lui-même se proclame juif, nous ne pouvons que nous poser la question suivante : comment cet Etat va-t-il s’en sortir dans ces conditions avec un million et demi ou deux millions de Palestinien.es qui vivent en Israël et portent la nationalité israélienne ?
Enfin, notre pays la France aurait-il du attendre qu’un musulman français, faisant ses prières dans une mosquée, soit tué par 50 coups de couteau, pour se résoudre à parler de danger de l’islamophobie qui hélas n’est pas un phénomène récent ?
Depuis que nous sommes arrivés en France en 1969, nous avons connu cette ignorance, ce rejet et parfois cette haine de l’Islam et des musulmans, même si cela est devenu beaucoup plus virulent ces dernières années. Depuis que nous avons mis les pieds sur le sol français, nous avons découvert avec horreur les conséquences de la shoah, aussi bien que la persistance déclarée et parfois timidement exprimée de la judéophobie et de l’antisémitisme.
N’a-t-on pas intérêt à instaurer enfin notre citoyenneté sur des bases qui ne souffrent d’aucune discrimination, en évitant surtout de déplacer les foyers de haine de la judéophobie à l’islamophobie et de l’islamophobie vers l’on ne sait quelle autre abomination ?
Si notre pays la France voudrait condamner Israël pour ses agissements dont l’assassinat de plus de 200 journalistes jusqu’à hier, y compris celui de la photojournaliste, Fatima Hassouna, tuée à Gaza et à laquelle Juliette Binoche a rendu hommage à Cannes, pourrait-elle le faire tout en fermant les yeux ou en traitant avec laxisme des crimes racistes commis sur son propre sol ?
Si la France voudrait vraiment aider la Syrie, après tout ce que ce pays a enduré depuis 54 ans, il faudrait qu’elle renonce tout d’abord à son regard néo-colonial et à ses préjugés d’ex-mandataire. Elle pourrait, au lieu de rappeler obsessionnellement au président actuel Ahmad Al Charaa son devoir de protéger les minorités, signifier à celui-ci, si elle se rappelle de son histoire passée, que :
- Depuis son indépendance en 1946, la Syrie a connu au moins 10 années de démocratie. Les hommes et les femmes de l’indépendance de toutes confessions et appartenances ethniques confondues, avaient clairement et fermement refusé tous les termes du projet Sykes-Picot qui consistait à diviser la Syrie en petits états confessionnels et ethniques.
- Depuis 1946 jusqu’à aujourd’hui, un Syrien se présente toujours comme un simple citoyen et jamais comme appartenant à telle confession ou telle ethnie.
- Les femmes syriennes, depuis 1928-30 avaient manifesté contre le voile et contre toute discrimination entre hommes et femmes, en même temps qu’elles avaient manifesté contre le mandat français.
C’est avec la reconnaissance de ces faits réels dont tout Syrien est fier aujourd’hui que la France pourrait soutenir la Syrie et les Syriens.
C’est enfin, et c’est le plus important, à la France de rappeler au président syrien que l’impunité concernant Bachar Al Assad aussi bien que ces acolytes qui ont trempé la main dans le sang syrien, ne peut guère durer, que mettre toutes ces personnes derrière les barreaux pour les juger est indispensable et que la reconstruction de la Syrie devrait être parallèle au traitement systématique de ces procès à venir.
Les charniers sont loin d’être tous découverts encore aujourd’hui, de même que des horreurs ont été commises dans de nombreuses prisons syriennes autres que celle de Sednaya. Les Africains du Sud, comme les Rwandais que nous avons visités il y a quelques années, répètent avec raison qu’une véritable réconciliation n’est jamais solide et que les plaies resteraient toujours ouvertes, si les vrais responsables des crimes perpétrés ne sont toujours pas jugés.
Quant à l’impunité d’Israël, nous espérons que nous n’allons pas encore attendre des décennies avant qu’elle ne soit fermement et intelligemment traitée et ce, en respectant le droit du peuple palestinien à l’autodétermination.
Ghaïss Jasser
[1] La Fabrique Editions, 1999.
[2] Editions Gallimard, 2004.
[3] Le 25 mai 2025, une femme médecin a été ciblée avec son mari et ses enfants par l’armée israélienne. La femme n’a même pas pu reconnaître six de ses enfants, car les corps étaient entièrement calcinés.
[4] Albin Michel, coll. 10/18, 1992.
[5] Gallimard, 1968.
[6] Christian Bourgeois Editeur, 1994.