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Billet de blog 4 septembre 2023

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Comment l’UE peut aider la Tunisie à éviter un effondrement économique total

La Tunisie possède à la fois les ingrédients nécessaires et la capacité de revigorer son économie pour devenir un « tigre de la Méditerranée ». Pourtant, ce potentiel est resté largement inexploité depuis l’aube de la révolte de 2011.

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Par Ghazi Ben Ahmed

La Tunisie possède à la fois les ingrédients nécessaires et la capacité de revigorer son économie pour devenir un « tigre de la Méditerranée ». Pourtant, ce potentiel est resté largement inexploité depuis l’aube de la révolte de 2011. L’une des raisons principales de cette situation est l’ignorance volontaire de la classe politique et les conflits internes, qui sont devenus de plus en plus intolérables pour les Tunisiens ordinaires.

La Tunisie, qui était autrefois le symbole de la démocratie dans le monde arabe, a sombré dans un autoritarisme endémique et souffre d’un manque de vision économique à long terme et d’une incapacité à maîtriser son économie informelle. Ces facteurs ont érodé les fondations du pays et la Tunisie semble désormais incapable de refaire surface sans une intervention internationale.

Cependant, le président Saïed, qui a dissous le parlement et décidé de gouverner par décret, a rejeté l’aide internationale et a déclaré refuser les « diktats étrangers » pour flatter les sentiments nationalistes des Tunisiens.

Il a rejeté les conditions fixées par le FMI, qui prévoient notamment la restructuration d’une centaine d’entreprises publiques et l’élimination des subventions de l’État sur les produits de base. En choisissant cette voie, il met en jeu l’avenir du pays, en particulier celui des plus pauvres.

La dette publique de la Tunisie approche les 100 % de son PIB. Pour équilibrer son budget en 2023, le pays doit trouver un peu plus de 7 milliards d’euros, dont 5 milliards qui ne peuvent provenir que de sources extérieures. Dans ce contexte, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a proposé de venir en aide à la Tunisie avec une aide de plus d’un milliard d’euros en échange d’un meilleur contrôle des frontières et de mesures contre la traite d’êtres humains « dès que l’accord nécessaire aura été trouvé. »

Ce nouveau partenariat avec l’UE est censé fournir à Saïed une bouée de sauvetage pour sortir le pays du cycle d’autodestruction dans lequel il est plongé. Cependant, la signature du mémorandum d’entente du 16 juillet 2023, largement inspiré du « plan Mattei » italien, n’aidera guère la Tunisie. Le soi-disant « processus de Rome » mené par l’extrême droite italienne est une copie d’un autre accord signé par l’Italie avec la Libye visant à contenir les migrants par une intervention militaire.

En réalité, la situation socio-économique de la Tunisie est si précaire qu’elle risque de s’embraser au moindre faux pas. D’où le dilemme de la Tunisie face à la proposition alléchante de la Première ministre italienne Georgia Meloni de devenir le garde-côte de l’UE en échange d’une rémunération européenne.

Quelques semaines seulement après l’offre d’accord sur la migration faite par l’UE sous l’égide de l’Italie, la Tunisie a déporté des centaines de migrants subsahariens dans la chaleur du désert libyen de l’autre côté de la frontière. Des rapports et des témoignages directs font état de cas d’abus physiques, de déportations forcées, d’exploitation, de discrimination systémique et de refus d’accès à des services essentiels tels que la nourriture, l’eau et les soins de santé. Cette montée de la violence raciale a commencé après le discours de Saïed [1] en février dernier, dans lequel il parlait des « hordes de migrants clandestins d’Afrique subsaharienne » dont la présence était la source « de violences, de crimes et d’actes inacceptables ».

Il est évident que la solution à court terme de Meloni ne sert pas les intérêts de la Tunisie. Le pays a plutôt besoin d’un accord global à long terme avec l’Union européenne. Un accord englobant les questions de migration légale et illégale, de mobilité, d’éducation et de compétences.

Je pense qu’il est urgent de préserver l’industrie manufacturière de la Tunisie et de mettre un terme à la fuite des cerveaux. Nous avons besoin d’investissements dans l’entrepreneuriat innovant et de nouveaux modèles de financement.

La situation actuelle des entreprises tunisiennes est fragile. Les ventes sont concentrées sur un petit marché local, où le pouvoir d’achat diminue de jour en jour. Les possibilités de développement et d’internationalisation sont limitées par des obstacles juridiques, administratifs et financiers. Et tout cela en l’absence de politiques publiques qui pourraient aider à sortir de la crise à court et moyen terme. Pour atténuer cette vulnérabilité et éviter un effondrement économique complet, il est crucial que les entreprises tunisiennes poursuivent leur diversification internationale à court terme.

Inversement, il est nécessaire d’élargir l’éventail des mécanismes de financement et de soutien à l’entrepreneuriat innovant dans le secteur manufacturier, mondialement reconnu comme un secteur stratégique. Ce secteur génère d’une part une prospérité locale grâce au développement de la technologie et de la propriété intellectuelle, et d’autre part, il attire les talents locaux et internationaux, ce qui permet de lutter efficacement contre la fuite des cerveaux qui a pris des proportions presque pandémiques en Tunisie.

Ces entreprises, principalement des PME et des innovateurs, se retrouvent coincées entre trois forces en perpétuelle expansion. Il y a d’abord l’État et son administration, incapables de mettre en œuvre des réformes et de maintenir leur train de vie, à cause, notamment, d’une pression fiscale et de financements domestiques en forte hausse. Cette situation appauvrit la liquidité du marché, étouffe l’investissement et entrave le financement des projets. Ensuite, l’économie dans laquelle les transactions se font principalement en espèces domine les principaux secteurs du pays et empêche toute transformation qui remettrait en cause le statu quo qui lui est favorable. Enfin, l’économie souterraine, profitant des restrictions à l’importation imposées par l’État pour thésauriser les devises, voit son domaine s’élargir, générant des circuits de corruption de plus en plus importants impliquant la population, les entreprises et les administrations locales.

Alors que nous assistons à la transformation d’une démocratie naissante pleine d’espoir en un régime autoritaire, les décideurs tunisiens semblent pris au piège dans des sables mouvants qui les paralysent. Le président semble incapable de cultiver les conditions favorables à la relance de l’économie. Ses efforts se limitent à des initiatives mineures et populistes à l’impact limité, tentant de masquer la situation actuelle par des diversions. La dernière en date est son discours incendiaire et discriminatoire à l’encontre des migrants subsahariens. Ces politiques populistes n’aideront pas la Tunisie à sortir du gouffre économique dans lequel elle se trouve. L’offre de l’UE et de Meloni n’offrira pas non plus une reprise durable à long terme.

Les politiques des États-Unis et de l’UE à l’égard de la Tunisie doivent tracer une nouvelle voie, en collaborant à la conception d’un nouvel ensemble de politiques pour la démocratie et le développement économique qui permettrait de protéger les libertés en Tunisie et d’assurer leur pérennité.

Ghazi Ben Ahmed est le fondateur du think tank tunisien Mediterranean Development Initiative (MDI), basé à Bruxelles.

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