La transition démocratique tunisienne se trouve, aujourd’hui, quelque part dans l’inachevé, et est affaiblie par une série d’incertitudes et de vulnérabilités qui n’en finissent plus de semer le trouble chez les tunisiens et chez nos partenaires européens. Tel un texte du philosophe Vladimir Jankélevitch, notre transition trouve son domaine dans celui de l'impalpable, de l'étincelle fugace, du vague à l'âme, de la nostalgie… L’échec économique et social de tous les gouvernements (politiques et technocrates) post-révolution a sapé le soutien populaire aux nouvelles institutions. Les tunisiens ont déchanté d’une décennie de transition démocratique qui a échoué à améliorer leur quotidien. Leur déception s’est muée en ressentiment à l’encontre de la classe politique, ouvrant ainsi un boulevard à l’embardée de Kaïs Saïed, qui se propose de remettre l’État au service du plus grand nombre, de restaurer la souveraineté du peuple et lutter contre une corruption généralisée[1].
La Tunisie ne connaît pas de répit
Si la situation sécuritaire s’est globalement améliorée (l’état d’urgence est en vigueur depuis novembre 2015), la Tunisie vit sous une tension politique et sociale continue. Le désenchantement démocratique est nourri par l’inefficacité de l’action publique, mais aussi par une classe politique vieillissante qui n’a pas été à la hauteur des enjeux et qui signe et persiste malgré tout. L’appel à « la dignité » est plus que jamais d’actualité… La crise économique qui couvait a été amplifiée par l’épidémie de Covid-19 et la guerre que mène la Russie en Ukraine. Aujourd’hui, comme hier, l’urgence pour les citoyens tunisiens est de nature économique et sociale. La transition démocratique en Tunisie n’a pas été heureuse certes, mais la suite ne semble guère meilleure, entre pénuries (provoquées par la peur des grossistes et intermédiaires d’être accusés de spéculation), déficit budgétaire, et à terme défaut de paiement dans un scénario argentin.
L’accord avec le Fonds Monétaire International[2] pour 1,9 milliards de dollars, suffira à peine pour couvrir les besoin du pays jusqu’à la fin de l’année, mais il permettra à la Tunisie d’emprunter auprès d’autres bailleurs de fonds, comme les Émirats Arabes Unis, l’Arabie Saoudite et l’Union européenne. Ce qui pose un dilemme aux décideurs politiques de l’UE et ses États membres, France et Italie en tête. Faut-il prêter ? avec quelles conditions, ou lignes rouges ?
Car Kais Saied pourrait s’il le voulait réussir là où les gouvernements précédents avaient tous échoué, et respecter les engagements du pays vis-à-vis du FMI en maîtrisant notamment la masse salariale de la fonction publique et en levant graduellement les subventions des produits alimentaires de base et les remplacer par une plateforme de ciblage.
Il n’y aura pas de transition démocratique sans retour de la croissance économique. Et cette dernière ne se fera pas sans justice sociale. La Tunisie garde tout son potentiel pour réussir sa transition économique mais cela passe par des choix fondamentaux : lutter contre l’économie de rente, libérer le potentiel du secteur privé en instaurant une véritable économie de marché, lutter contre la corruption et démanteler les monopoles d’état, et donc instiller une dose certaine de libéralisme. Carlo Rosselli (1899-1937), fondateur du socialisme libéral disait qu’une société pleinement libérale est celle dans laquelle « la liberté arrive dans la vie des gens les plus pauvres ».Ce qu’il faut, disait-il, c’est que la liberté cesse d’avoir une valeur seulement pour l’élite et qu’elle puisse arriver dans la vie des gens pauvres. Pour cela, le prochain gouvernement post élection 17 décembre 2022, ne doit pas seulement offrir de nouvelles opportunités à ceux qui sont le plus à même d’en bénéficier mais prendre en compte aussi les plus vulnérables, ceux qui ne sont pas capables d’en tirer profit.
La Tunisie peut réussir son pari économique. Mais elle ne le fera pas toute seule. Elle a besoin d'un soutien fort de l'Union Européenne. Compte tenu de l'incertitude quant à l'orientation politique de la Tunisie, le rôle de l’UE et de ses états membres est crucial pour faciliter l'émergence d'un nouveau modèle de développement et d'un nouveau contrat social en Tunisie qui profitent au plus grand nombre et non à quelques-uns, tout en sauvegardant l'acquis démocratique.
Le nœud gordien d’un partenariat réinitialisé entre l’UE et la Tunisie, est une vision à long terme qui fait défaut actuellement. Ce qui est surprenant pour une Commission européenne qui se veut géopolitique, notamment dans un contexte international de plus en plus instable et tendu. On s’attendrait à ce que l’Europe assume une politique de puissance afin de conserver son rang et de défendre ses intérêts – à fortiori dans son voisinage immédiat – dans un contexte de plus en plus concurrentiel.
L’économie demeure une fin mais peut aussi être un moyen, un instrument de puissance, dans la mesure où elle constitue le principal atout de l’Union dans son positionnement régional et international. Loin d’apparaître comme une puissance « géopolitique[3] », l’Union européenne semble incapable de résoudre l’équation tunisienne et laisse apparaître des dissensions géopolitiques internes qui compliquent l’affirmation géopolitique externe à l’échelle mondiale en général et dans son voisinage sud en particulier.
Pour reprendre la métaphore forgée par l’ancien ministre des affaires étrangères allemand Sigmar Gabriel, il s’agit pour l’Europe de cesser de « se comporter en herbivore dans un monde peuplé de carnivores[4].» L’Europe doit s’impliquer d’avantage en Méditerranée, il y va de sa propre survie.
[1] https://www.amnesty.fr/actualites/tunisie-derive-autoritaire-du-president-kais-saied-la-chronique
[3] https://ec.europa.eu/commission/presscorner/detail/fr/ip_19_5542