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Billet de blog 25 novembre 2024

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Externalisation migratoire : quand l'Europe s'inspire d'un fiasco italien

La stratégie d'externalisation des frontières du gouvernement Meloni, présentée comme une solution innovante, illustre l'échec d'une rhétorique dure contre l'immigration irrégulière. En déplaçant la gestion migratoire hors des frontières via des accords comme celui avec l'Albanie, elle révèle ses limites juridiques et pratiques, sans apporter de solution efficace ni durable.

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Externalisation migratoire : quand l’Europe s’inspire d’un fiasco italien

Ghazi Ben Ahmed et Laila Sahnoune – Mediterraean Development Initiative & Université Libre de Bruxelles

La stratégie d'externalisation des frontières promue par le gouvernement Meloni représente un échec politique et juridique, mettant en lumière les contradictions d'une rhétorique dure contre l'immigration irrégulière. Depuis son arrivée au pouvoir, le gouvernement a promis une défense inflexible des frontières italiennes. Pourtant, cette ambition s'est traduite par une tentative de déplacer la gestion du phénomène migratoire hors des frontières nationales à travers des accords comme celui signé avec l'Albanie. Présentée comme une solution innovante, cette stratégie se heurte à des limites juridiques et pratiques importantes, soulevant des questions profondes sur sa conformité au droit européen et international, tout en se révélant inefficace et contre-productive.

Le protocole italo-albanais, signé le 6 novembre 2023, engage l'Albanie à fournir gratuitement un territoire pendant cinq ans, où l'Italie a construit, à ses frais, des centres destinés à la détention de migrants. Ces infrastructures comprennent des hotspots pour le tri rapide et des centres de rapatriement pour l'exécution des expulsions. Les migrants détenus seraient soumis à des procédures basées sur le droit italien : en cas de réponse positive à leur demande d'asile, ils seraient transférés en Italie ; en cas de réponse négative, ils seraient rapatriés. Toutefois, si le rapatriement n'était pas possible dans un délai de 18 mois, les migrants seraient renvoyés en Italie. Le protocole exclut explicitement la possibilité que les migrants restent en Albanie, ce qui crée une contradiction évidente : soit les migrants enfreignent l'accord en tentant de s'enfuir, soit le centre aurait le même effet qu'une structure située en Italie, mais avec des coûts considérablement plus élevés.

Outre ces lacunes opérationnelles, le protocole présente de graves problèmes juridiques et des manquements aux garanties pour les migrants. L'absence de spécifications sur les modalités de transport et le respect des procédures prévues par le droit européen entre en conflit avec les normes établies par la Cour européenne des droits de l'homme, comme dans l'arrêt Hirsi Jamaa et autres c. Italie, qui interdit de mener des procédures migratoires sans garanties juridiques adéquates. En outre, des rapports indépendants ont documenté un traitement discriminatoire des demandeurs d'asile en Albanie, aggravé par des conditions souvent inhumaines dans les centres d'accueil. Cette approche, au-delà de la violation des droits fondamentaux, expose les personnes au traumatisme de l'internement, même si, à long terme, elles finissent par être accueillies en Italie.

La récente décision de la Cour de justice de l'Union européenne a encore compliqué la position du gouvernement italien. La Cour a établi qu'un pays ne peut être considéré comme "sûr" que si la sécurité est garantie de manière uniforme sur l'ensemble de son territoire. Cette interprétation a conduit le tribunal de Rome à invalider la détention en Albanie de 12 demandeurs d'asile provenant de pays comme le Bangladesh et l'Égypte, qui ne remplissent pas les critères pour être qualifiés de sûrs. Les juges ont ordonné le transfert des migrants en Italie, confirmant que l'externalisation des frontières ne peut servir de prétexte pour contourner les obligations découlant du droit européen.

Face à ces évolutions, le gouvernement Meloni a réagi par des attaques directes contre la magistrature italienne, l'accusant d'entraver les politiques migratoires promises aux électeurs. Giorgia Meloni a déclaré publiquement que l'absence de "pays sûrs" rend impossible les rapatriements rapides, une affirmation non seulement fausse mais également trompeuse. La magistrature, en réalité, n'a fait qu'appliquer le cadre juridique national et européen, comme le prévoit l'article 117 de la Constitution italienne, qui impose le respect des normes communautaires et des obligations internationales. Les attaques contre la magistrature ne constituent pas seulement une violation du principe de séparation des pouvoirs, mais aussi une menace pour la démocratie italienne. Chercher à délégitimer les institutions indépendantes pour justifier l'échec de ses politiques représente un précédent dangereux, surtout dans un contexte où le gouvernement devrait agir dans le plein respect de la loi.

L'approche italienne semble cependant influencer d'autres pays européens, notamment la France. Lors du sommet du G7 des ministres de l'Intérieur en Campanie, le ministre français de l'Intérieur, Bruno Retailleau, a annoncé un rapprochement avec la stratégie italienne, saluant le rôle de "précurseur" joué par Giorgia Meloni. Cette déclaration s'est accompagnée d'un accord sur la création d'une unité de recherche opérationnelle franco-italienne, visant à lutter contre le trafic de migrants et basée à Vintimille, une ville marquée par de fortes tensions migratoires. Plus largement, la France semble adopter des mesures d'externalisation des frontières similaires à celles de l'Italie, en concluant des accords avec des pays du Maghreb pour contenir les flux migratoires. Cette stratégie, bien que calquée sur le modèle italien, repose sur des logiques tout aussi problématiques : des coûts exorbitants, des violations des droits fondamentaux, et une efficacité douteuse. En tentant d'imiter l'Italie, la France semble se diriger vers une impasse similaire, s'inscrivant dans une politique migratoire européenne de plus en plus restrictive, mais incapable de résoudre les causes profondes des migrations.

La construction du centre de Gjadër a coûté 60 millions d'euros, et son maintien génère des dépenses importantes, notamment pour les policiers, le personnel carcéral, les médecins et les fonctionnaires. Même à l'arrêt, le centre continue de générer des coûts opérationnels élevés pour éviter sa détérioration, tandis que le fonctionnement du bateau destiné aux transferts coûte environ 15 000 euros par jour. Cette politique dispendieuse est non seulement insoutenable, mais elle se révèle inutile par rapport aux objectifs déclarés.

Ainsi, la stratégie d'externalisation des frontières ne bénéficie ni aux demandeurs d'asile, ni aux pays qui l'implémentent, ni aux pays de transit, tout en portant gravement atteinte aux principes fondamentaux du droit européen. Quand les gouvernements commenceront-ils enfin à se concentrer sur des solutions réelles, comme une répartition équitable entre les États membres et des procédures rapides et efficaces ? Seul un respect des droits humains et des normes juridiques permettra d'aborder les défis migratoires avec sérieux et responsabilité.

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