L’histoire récente montre que dans chacun de ces régimes, la tentation de normer la parole thérapeutique est bien réelle. En Hongrie, le gouvernement a privatisé l’enseignement supérieur et Viktor Orbán déclare vouloir « repenser en profondeur le système d’éducation et de formation de la société dans le sens « d’une politique nationale plus conservatrice ». Les thérapies de conversion y visent encore les personnes homosexuelles. L’ordre professionnel dans un tel climat revient à instituer un soin psychique placé sous contrôle politique. Or, la psychothérapie engage le singulier et l’inconscient. La soumettre à un cadre étatique ou para-étatique revient à orienter sa pratique selon une norme extérieure à sa logique. L’histoire de la psychiatrie nous rappelle que certains pouvoirs ont utilisé le soin psychique comme instrument de classification et d’exclusion. Dans une période où les figures fragiles (patients en souffrance psychique, personnes transgenres, minorités exposées) sont régulièrement stigmatisées, un ordre professionnel tend à définir, depuis une autorité centrale, ce qu’il est légitime d’écouter, soigner ou accompagner. Surveiller et punir, donc, selon Foucault, la psychothérapie devient l’un des dispositifs de gestion des comportements plutôt qu’un espace d’ouverture au sujet. Pas d’altérité possible. La préférence dans ces régimes est plus portée sur l’identique et l’évaluable. De même la promesse d’une compétence garantie par la formation universitaire mérite d’être interrogée. Comme le rappelle Roland Gori :« En quoi une formation universitaire garantit-elle la compétence du praticien ? En quoi la formation médicale préserve-t-elle des abus et escroqueries ? ». La psychanalyse par exemple s’appuie sur une expérience du transfert, de la durée, de la singularité du lien, bien éloignée d’un savoir académique ou standardisé. Le vivant s’efface derrière le protocole. L’acte thérapeutique devient technique.
L’appartenance à un ordre professionnel induit une transformation profonde du cadre d’exercice de la psychothérapie. L’imposition d’une régulation inspirée du champ médical favorise une logique de paramédicalisation. L’écoute, fondée sur la parole singulière, glisse alors vers une prise en charge codifiée, souvent conditionnée à une prescription médicale. Le projet « Mon soutien psy », soutenu par l’État, illustre cette orientation. L’acte psychique se trouve réduit à un dispositif de consultation courte et encadrée par des critères de remboursement.
À cette dynamique s’ajoute un autre glissement, plus insidieux, le contrôle idéologique. Un ordre, en tant qu’autorité régulatrice, peut invalider certaines approches jugées non conformes ou « déviantes ». Le soin se trouve alors normé autour d’un modèle unique validé par les institutions, un modèle où la diversité des méthodes, des écoles et des sensibilités se trouve effacée au profit d’une ligne dominante, souvent dictée par des enjeux politiques ou économiques. Giorgio Agamben montre comment les États organsiet la gestion de nos vies sous le concept de « biopolitique ». D’autres pratiques, dès lors qu’elles ne s’inscrivent pas dans le cadre officiel deviennent vulnérables. Elles peuvent être qualifiées d’illégitimes, accusées de dérive sans que soit pris en compte leur histoire, leur rigueur ou leur efficacité. Cette criminalisation silencieuse et sans contradictoire possible, agit comme un filtre car seuls survivent les discours compatibles avec le cadre institutionnel.
Ce rétrécissement du champ se traduit par une restriction de la pensée clinique elle-même. Penser autrement devient suspect. Interpréter librement s’apparente à une faute. Cette dynamique affecte aussi la parole publique des praticiens. Lorsqu’un psychologue ou un psychanalyste s’exprime dans l’espace médiatique avec une position critique (sur la politique de santé, les questions de genre, l’éducation ou la souffrance sociale par exemple) il prend le risque d’être accusé de transgresser une prétendue neutralité déontologique. L’ordre agit alors comme une juridiction disciplinaire, capable de censure et de sanctionner. Mais les mécanismes de défense peuvent se manifester aussi par son contraire. A titre d’exemple en Italie, plusieurs plaintes ont été déposées contre des psychologues ayant tenu des propos homophobes ou discriminants. Les ordres régionaux ont souvent refusé d’agir, invoquant la formule administrative : « aucune hypothèse de violation du code de déontologie n’a été relevée ».
La création d’un ordre imposerait un modèle unique de soin, davantage fondé sur des critères politiques et idéologiques que sur une réflexion clinique ou scientifique. Dans ce système, la figure du psychologue se trouverait érigée comme seul référent légitime, tandis que les autres formes de pratique — psychanalytiques, existentielles ou fondées sur l’expérience — seraient reléguées à la marge. Et tout ça en ignorant subtilement l’histoire du soin psychique en France. La création d’un ordre des psychologues révèle une volonté claire : ériger la figure du Psychologue et reléguer sine die la Psychanalyse
J’entends souvent, et avec une certaine insistance, que la psychanalyse aurait disparu ailleurs, qu’elle ne serait plus pratiquée qu’en France comme une survivance folklorique. Il serait temps d’opposer à ce discours une mise au point factuelle. La psychanalyse continue d’occuper une place importante dans de nombreux pays européens, notamment au sein des institutions psychiatriques. En France les travaux de Fabrice Bourlez autour de la psychanalyse queer, ceux de Silvia Lippi sur les enjeux féministes, ou encore l’approche inclusive et politique défendue par Laurie Laufer, témoignent d’un champ vivant, en dialogue avec les mutations contemporaines du sujet.
En Italie, la majorité des écoles de psychothérapie proposent des formations fondées sur des références psychanalytiques, de Jung à Lacan. En Espagne, les approches d’inspiration analytique demeurent bien présentes. En Argentine, la dynamique est encore plus marquée : plusieurs écoles, associations et revues témoignent d’un véritable essor de la psychanalyse dans le champ social et universitaire. Cette prétendue disparition relève moins d’un constat que d’un récit construit, du « fake it » d’un « storytelling » destiné à imposer une vision du soin fondée exclusivement sur l’évaluable, le protocolaire, l’efficace. Une construction idéologique bien éloignée de la réalité des pratiques cliniques contemporaines. Il est temps, peut-être, de commencer à décoloniser nos esprits.