Mars 1959. J’ai 25 ans et j’ai épuisé mes droits au sursis d’appel sous les drapeaux : ma présence en Fac a été insuffisante, pris par mon métier et par ma participation active, syndicale et politique aux luttes en faveur de la paix en Algérie.
J’envisage avec horreur le moment de mon incorporation…Communiste, je vais rencontrer le Secrétaire dela Fédéde l’Isère, mon ami Paul Rochas, pour lui exprimer mon désir d’être soutenu dans mon refus de partir….Refus ? Désertion ? Passage à l’étranger ? Je ne sais…. Mais Paul se montre inflexible : la place d’un communiste est d’être au milieu des appelés, pour continuer la lutte et défendre mes convictions….Un vrai cours des principes léninistes sur la place des communistes au sein des masses ! Je cède finalement pour débarquer à la caserne de 6° B.C.A. à Grenoble. Je suis déjà sur la liste des « volontaires » pour me préparer aux fonctions d’officier de réserve, malgré mon refus. D’où mon départ pour le 93° R.I. à Clermont Ferrand, Section E.O.R. J’y découvre toutes les âneries de l’armée, le sergent-chef revenant d’Indochine, alcoolique, gueulard, obtus ; les cours d’action psychologique dans une grande salle ornée d’une carte géographique avec une grande flèche rouge (bien rouge) partant de Moscou pour aboutir à…Alger ! Autant dire que la philosophie est des plus simplistes : défendre l’occident contre le communisme, voilà à quoi je dois me préparer avec obéissance et servilité pour ne pas perdre mon droit à « perm », c'est-à-dire le droit de retourner en famille un week-end sur deux….
Je freine comme je peux, isolé et silencieux, et resterai finalement 2°classe durant 28 mois.
En juillet, je rejoins le 6° B.C.A. et pars pourla Kabylie(Fort Michelet) anxieux et silencieux, n’ayant toujours pas trouvé de « copain » avec qui partager…et organiser quoi que ce soit. Moi, qui ai participé quelques mois plus tôt au blocage des trains emmenant les rappelés, qui en ai organisé un à Bourgoin… me voilà impuissant, désœuvré et littéralement déraciné.
A mon arrivée à Fort Michelet, le caporal Thomas (un appelé comme moi, communiste comme moi mais non « détecté ») me prend à part quelques instants en cachette :
« Fais gaffe ! Ton dossier est coché de 3 croix rouges, avec la mention « Elément très dangereux ; ne doit être mis à aucun poste où il puisse avoir connaissance de secrets militaires ». Je ne peux pas t’en dire plus, et nous n’aurons plus aucun contact : c’est trop dangereux ! ».
Ça commence bien !
Me voilà dans une section d’anciens, revenant d’opération dans les djebels, dans une chambre pleine de mouches et servant de cibles aux pistolets des anciens, entre deux bières… et criant « la quille » sans trop y croire…
La tradition veut que les « bleus » comme moi soient chargés de porter les objets lourds : le fusil mitrailleur ou le poste de radio. J’hérite de ce dernier et j’en rigole sous cape (pour quelqu’un de dangereux, voilà un bon premier choix !).Mais cette radio, plus les piles de rechange, pèse plus de13 kgà ajouter au paquetage déjà lourd ! Petit avantage, je ne serai pas doté d’un pistolet mitrailleur, mais d’un simple pistolet qui restera bien au chaud dans son étui…
Un conseil des anciens : tu peux demander à utiliser un PIM (prisonnier) pour porter ta radio…et puis, en remontant de l’oued, tu lui files une balle dans le crâne car il risque d’en avoir trop entendu… Sinon, tu risques de rester longtemps comme porteur de radio… Ce qui m’arrivera sans faiblir.
Nous partons, avec ma section, nous installer dans un village, sur un piton, afin de « pacifier » les populations. Nous commençons donc par les extraire de leurs maisons les mieux situées pour prendre leur place, fortifier l’enceinte avec des barbelés que nous leur ferons poser, et réquisitionnons ânes et âniers pour nous approvisionner en eau chaque jour… Emplacement excellent pour tirer, à temps perdu, sur les moutons et les chèvres qui paissent en dessous de nous, mais aussi sur les femmes kabyles qui franchissent la zone interdite pour tenter d’aller dans leur jardin, chercher un peu d’alimentation…
Je connaîtrai la suspicion permanente, la surveillance de la part de mon chef de section, mon arrestation et un passage de 48 heures au tristement célèbre D.O.P. , mon envoi en section spéciale opérationnelle malgré un état de santé fragile (après 2 ictères successifs qui auraient dû provoquer mon rapatriement), toutes les horreurs de la guerre contre les populations kabyles, le vote « OUI » parfaitement organisé au référendum, un bâton à la main pour traîner les récalcitrants jusqu’au bureau de vote ou les bulletins « NON » étaient absents…. Les collectionneurs d’oreilles dans des boîtes d’allumettes, chez nos voisins de la 3° section… Les hurlements de douleur des torturés. Les vexations quotidiennes des populations que nous étions censés « pacifier », les viols durant les opérations dans les villages voisins… tout ce que, aujourd’hui encore, j’ai du mal à raconter, avec comme seul véritable ami, un séminariste sergent, subissant comme moi en silence (mais nos regards étaient pleins de réprobation…) Les exactions diverses et variées émanant des plus vicieux et pervers d’entre nous… toujours soutenus par nos chefs…
… Jusqu’au putsch d’Alger des généraux félons qui nous permit de lancer une pétition « en faveur » du Général De Gaulle et de placer, durant quelques heures, notre capitaine dans la cabane à cochons… Bien modeste résultat après 27 mois de silence, de soumission forcée, de rancœurs non exprimées, de révoltes internes et j’en passe. Heureusement, la quille était arrivée pour moi (je dis « heureusement » car la répression qui a suivi a été sauvage pour les copains non libérables)
J’en suis toujours à me demander si la position léniniste de la Fédé du PCF était juste ou seulement dogmatique….
En tous les cas, elle ne m’a jamais servi à apaiser mes cauchemars. Avec une période de rémission cependant : 1970-1975 : cinq années de coopération comme psychologue dans l’Algérie devenue indépendante, cinq années d’une richesse exceptionnelle, faite de contacts riches avec mes collègues algériens, et du sentiment d’enfin avoir pu servir à quelque chose de positif…
Gilbert ARGELES
Fondateur dela FNACAdans l’Isère et autres départements.