GILDAS LE DEM (avatar)

GILDAS LE DEM

Abonné·e de Mediapart

21 Billets

0 Édition

Billet de blog 2 juillet 2016

GILDAS LE DEM (avatar)

GILDAS LE DEM

Abonné·e de Mediapart

Yves Bonnefoy, passeur considérable

GILDAS LE DEM (avatar)

GILDAS LE DEM

Abonné·e de Mediapart

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Quelle tristesse ce soir. Je n'aimais pas toujours tout de la poésie de Bonnefoy. Mais ce qui est certain, c'est qu'il fut l'un des plus grands traducteurs de notre temps, notamment et notoirement le traducteur d'un des plus grands poètes de tous les temps, Shakespeare. C'est par l'intercession de Bonnefoy, et nul autre, que nous autres français sommes revenus à Shakespeare. « Time is out of joint». « Le temps est hors de ses gonds».
Peut-être mesurera-t-on un jour l'éclat et la portée de cette traduction. À la mesure, par exemple, de l'importance décisive qu'elle eut pour des philosophes et des penseurs comme Deleuze, comme Derrida (pour l'un dans sa réinterprétation critique de Kant, pour l'autre dans sa relecture intempestive de Marx, et l'on sait combien Marx fut lui-même un grand lecteur de Shakespeare).
Yves Bonnefoy le savait, mais n'en disait rien, lui si modeste, acharné à la seule tâche d'élucidation, à lui-même fixée, de la vérité sensible de notre existence. Une tâche, un travail qui se situait plutôt dans le sillage de la pensée de Merleau-Ponty, mais la repoussait aussi dans ses retranchements. Ainsi Bonnefoy arracherait-il, par les moyens de la poésie, la « chair », le thème de la chair et de la présence incarnée, à la question du sens et du sens de l'être.
Être incarné pour Bonnefoy cela voulait dire, ultimement, faire l'épreuve du non-sens d'une vie incarnée, mortelle parce qu'incarnée, et vouée dès lors à inventer son sens, plutôt qu'à le retrouver ou le fonder. « Et que la mort / Déjà dit non à toute métaphore », écrivit-il.

Puis, Bonnefoy, reste l'un de nos plus grands critiques d'art, mieux: l'un de ceux qui nous aura initié à ce que, dans l'art, il y a de plus risqué et d'historiquement audacieux. Il nous aura, en premier lieu, initié à l'inquiétude de l'art baroque italien. Et je pense évidemment à cet immense ouvrage d'histoire de l'art: Rome, 1630, avec des vues abyssales sur le Caravage ou même le Bernin, quand ceux-ci perdent la foi. Et perdent la foi non plus seulement en Dieu, mais dans le monde même.
Il nous aura également initié à la noirceur absolue de Goya ensuite, dont les peintures noires révèlent un sens historique, mais dévoilé sur fond de monstrueux non-sens, de violence insensée et de guerre sans nom: la première guerre d'Espagne, la guerre napoléonienne en Espagne qui vit, déjà, la fin de la guerre conventionnelle européenne, et la naissance de la guerre totale.
Enfin Bonnefoy fait retour au « cœur infirme » de Rimbaud, ce poète qui — après le doute shakespearien déjà — se sera enquis, aux confins d'un immense dérèglement de soi et de tous les sens, de la pleine dimension de la crise de la sensibilité amoureuse moderne: si l'on ne pouvait plus croire en l'amour, il fallait donc — comme l'être, comme la présence — le réinventer.
De Rimbaud, Mallarmé disait qu'il fut un passant considérable. Je crois que l'on peut dire qu'Yves Bonnefoy fut, pour toutes ces raisons, de notre temps, un passeur considérable.

J'avais eu la chance de m'entretenir avec Yves Bonnefoy au sujet de Rimbaud, à l'occasion de la parution d'une version augmentée de Notre besoin de Rimbaud. C'était en 2009 ... dans le magazine Têtu. Toujours généreux, attentif à l'inédit, accueillant à la surprise, Yves Bonnefoy ne fit cas d'aucune convention, d'aucune convenance, et répondit avec enthousiasme.
J'aurais tant voulu pouvoir l'interroger encore, entendre sa voix, en cette année des quatre cent ans de la mort de Shakespeare, sur les rapports de Shakespeare et de la foi en ce monde, sur les rapports de Marx et Shakespeare aussi. Hélas, il était déjà trop malade et fatigué. Je reproduis donc ici l'entretien sur Rimbaud, qu'il avait eu la générosité, là encore, de reprendre dans L'inachevable, ce grand recueil critique sur la puissance d’inquiétude de la poésie moderne.
On y entend un peu de sa voix sinueuse, hésitante, mais toujours prompte à déceler les basculements, les bifurcations les plus risquées d'une vie, de ce qui fait la vraie vie, celle qui vaut d'être vécue. Et qu'incarne seule au fond, peut-être l'aurait-il dit ainsi avec Proust, la littérature — en tout cas à ses yeux, sans nul doute, la poésie.

Le poète  Yves  Bonnefoy,  également  critique,  traducteur  de Shakespeare  et professeur  au Collège  de  France,  vient  de  publier  une version, augmentée,  d’un magnifique  livre  consacré  à Rimbaud.  Il  ne revient  pas seulement  sur  la  véritable révolution  que  Rimbaud  a  imposé au langage. Il consacre  aussi  de  sublimes  pages à  l’enfance  du  poète, ses  rêves,  sa  volonté de bonheur  et  d’inconnu, de «  dérèglement de  tous les  sens  ».  C’est en ce lieu, l'élucidation de sa sensibilité démesurée, que Rimbaud  aurait  rencontré la  question  de  la poésie,  aussi  bien  que  celle  de  la sexualité.

Faut-il,  quand  il  s’agit  de  Rimbaud,  interroger  son  œuvre  comme  autant  de « fragments d’autobiographie »  ?

Oui, il est tout à fait essentiel de comprendre que Rimbaud n’a pas écrit de « textes », comme Mallarmé ou même Baudelaire: de textes, c’est-à-dire des objets verbaux, supposés valoir parmi d’autres de même sorte dans l’histoire d’une littérature. Même dans les Illuminations, qui semblent se refermer sur quelques lignes souvent énigmatiques, pour se prêter ainsi à des interprétations diverses, il faut une fois encore écouter les questions que Rimbaud se pose à lui-même, avec inquiétude, parfois angoisse, dans des mots qui n’ont d’autre fin que de l’aider à penser alors avec les moyens de la poésie, figures ou images.

Mais je ne parlerais pas pour autant de fragments d’autobiographie, car ce serait donner l’impression que Rimbaud se prend pour objet d’observation, d’interprétation. Ce qu’il fait, ce qu’il a toujours fait, c’est attendre de sa parole qu’elle modifie ce qu’il est, qu’elle lui donne plus de ressources, de force, même davantage d’être. Et il cessera d’écrire dès qu’il en viendra à croire, à tort peut-être, que cette transmutation de soi ne peut plus se faire.

La  poésie  de  Rimbaud marque  une  césure, une  crise dans  la  sensibilité  moderne, dans  le  rapport  au langage... 

Ce travail sur soi, c’est bien, en effet, un nouveau rapport au langage, puisqu’il ne s’agit plus de dire, ou d’analyser un sentiment, une pensée, perçus comme antérieur à cette expression, mais de produire des façons d’être au moyen d’un travail sur les mots, devenus objets d’expérimentions sur la vie autant que sur eux-mêmes. Par exemple, quand Rimbaud veut « se  faire  voyant », il cherche à soumettre la parole à ce bouleversement qu’est l’association des voyelles et des couleurs, laquelle fait entrer le noir ou le vert ou le rouge dans le vocable pour y bousculer la notion qu’il porte et ainsi désorganiser le discours traditionnel. Personne n’avait écrit comme cela. Et personne non plus n’avait perçu, ressenti, comme cela. Si bien que Rimbaud pouvait estimer que cette nouvelle façon d’écrire allait libérer un rapport au monde, plus instinctif, que ce discours refoulait ; et rendre ainsi l’homme et la femme à leur possible « vraie vie ».

La  crise  de  la  sensibilité  moderne  dont  témoigne  Rimbaud  serait-elle, avant  tout, une  crise de  la  sensibilité  amoureuse  ?

Assurément. Rimbaud est tout entier sur ce plan. Soleil  et  chair, son premier grand poème, est un hymne à l'amour universel, compris comme indissolublement union des âmes et satisfaction des sens ; et très vite il va s'indigner du désastre qu'a subi l'Occident quand le christianisme a dissocié ces deux composantes de l'être au monde. C'est pour cela qu'il s'écrie: « L'amour  est  à réinventer ».

En  quel  sens  l'homosexualité  est-elle  liée,  chez  Rimbaud,  au travail  poétique  ?

L'homosexualité chez Rimbaud doit être comprise dans sa relation avec sa vocation poétique. Le but de la poésie est de dégager le rapport au monde et à la vie du voile de généralités et d'abstractions qu'a jeté sur eux notre pensée par concepts, et sa méthode est de dénoncer pour ce faire les idéologies qui découlent de cette lecture appauvrie. Et comme la condamnation de l'homosexualité est une de ces idéologies, Rimbaud se ressent, à bon droit, poète, en assumant cette façon d'être. Il comprend, d'instinct, que ce qui passe pour une déviance peut et doit être employé comme un levier pour renverser le fatras d'aliénations et d'erreurs qui voue au malheur la société.

Mais pour autant il ne le fait pas par une déclaration publique qui le reconduirait au plan d'un débat d'idées, car il a d'abord à vivre cette assomption en lui-même, en se délivrant des préjugés et des interdits que son éducation a imposés à son cœur en cela « infirme ». Et ce travail n'en est que plus poésie, car il doit se faire au plus intime de sa pensée, de son imagination, de ses perceptions, ce qui se joue donc dans sa parole, qui d'ailleurs parlera du coup de façon directe et profonde à d'autres que lui, ses proches. C'est une lutte qu'on peut bien dire héroïque, une part de la tâche de ces « horribles  travailleurs » qu'il salue dans sa lettre dite « du Voyant ».

Quelle  fut, en ce sens, la  nature  de  son  rapport  à  Verlaine? 

Celui-ci est poète, mais faible et inconséquent, et ne se retrouve homosexuel, certains jours, que pour la seule satisfaction de ses sens. Et Rimbaud, qui l'estime, lui demande, entre autres choses, de faire comme lui de son homosexualité un moyen de la vérité, et de rénovation de la société, en échange de quoi il s'engage à le rendre à son « état primitif  de  fils  du  soleil ». Verlaine comprend mais n'est pas assez fort pour suivre, d'où les heurts, les malentendus et les admirables pages de Vierge  folle où Rimbaud fait parler son ami en s'identifiant avec lui.

Notons ceci. Rimbaud parle de « charité » quand il tente d'inculquer à Verlaine ce que j'ai dit de son héroïsme. La vraie charité est bien, en effet, ce qui oblige l'autre à grandir. Mais on voit en ce point un autre aspect de l'assomption de l'homosexualité par lui. Dans sa précédente tentative de bouleversement de l'orthodoxie morale et sociale, la désorganisation des mots, il avait abouti à des hallucinations, c'est-à-dire à la solitude, ce qui faussait son jugement sur les autres, et en particulier les femmes qu'il en venait à railler et même injurier, alors qu'auparavant il les voyait correctement, comme des victimes de l'état présent de la société, qui demain pourraient être des partenaires dans le travail poétique. Maintenant, dans son rapport à Verlaine, il a rétabli le contact avec ces autres, et l'homosexualité est donc déjà pour lui un retour à la vie sociale. Ce qui ne signifie pas que le lourd fardeau de contraintes, d'inhibitions qui pèse sur lui depuis l'enfance lui permettra d'aller plus loin sur cette voie.

Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.