Je trouve très intéressantes ces remarques d'Emmanuel Macron : « le monde universitaire a été coupable. Il a encouragé l’ethnicisation de la question sociale en pensant que c’était un bon filon. Or, le débouché ne peut être que sécessionniste. Cela revient à casser la République en deux ».
Je passe sur le terme "ethnicisation", qui révèle le peu de connaissance et de sens que doit avoir Emmanuel Macron de ces questions et de ces travaux quand, par exemple, des théories comme le black feminism ou l'intersectionnalité, ont au contraire, et avec beaucoup d'insistance, pensé la question de la race en termes de rapports sociaux.
Je passe également sur le pouvoir occulte, voire la volonté complotiste qu'Emmanuel Macron attribue aux intellectuels et spécifiquement aux universitaires, quand ceux-ci, à tort ou à raison, ont plutôt disparu du champ politico-médiatique. Et si la question sociale a été ethnicisée, on le doit plutôt, en effet, à des éditorialistes avec lesquels Emmanuel Macron aime à être en contact téléphonique, me semble-t-il. Ou à Emmanuel Macron lui-même, qui agite le thème de l'immigration dès qu'il se heurte à la question sociale: je pense notamment à la manière dont il a fait rentrer de force la question de l'immigration dans le "grand débat" qui a suivi le mouvement des gilets jaunes, gilets jaunes qui se moquaient bien de cette question comme l'ont montré toutes les études et les enquêtes.
Ce qui m'intéresse ici, c'est toute autre chose. En effet, cette déclaration nous dit beaucoup de la manière dont Emmanuel Macron perçoit le travail de la pensée en général, et de la recherche à l'université en particulier. Pour Emmanuel Macron, une question intellectuelle, ce n'est jamais en effet qu'un "filon", c'est son mot. C'est-à-dire qu'au fond, pour notre président de la République qui se présente toujours et partout comme un intellectuel brillant, et qui ne manque jamais de nous faire part de son brillant (quitte à commettre les pires bévues et les pires gaffes), le travail intellectuel n'est jamais qu'un sens du positionnement et du placement social.
Je n'aurai pas la naïveté de prétendre que le travail intellectuel et critique, notamment à l'université, peut être absolument séparé d'une forme de libido, et d'investissement dans des jeux et des rapports de force sociaux, voire politiques. Pierre Bourdieu a assez dit et décrit cela. Mais Pierre Bourdieu, dont j'imagine qu'Emmanuel Macron, ses conseillers et son entourage intellectuel crieraient immédiatement au "réductionnisme" à l'évocation de son seul nom, et de la sociologie en général, savait aussi que cette libido pouvait être transformée et sublimée en libido sciendi, en désir et en art pour l'art de savoir — un désir de savoir relativement désintéressé, ou du moins intéressé à d'autres jeux que le seul jeu du placement social (notamment sous sa forme financièrement rémunérée).
Si je m'arrête à cela, ce n'est pas pour prendre inconditionnellement la défense des intellectuels et des universitaires. Encore que l'anti-intellectualisme et le ressentiment à l'égard des intellectuels, on le sait trop, soit toujours la marque d'une forme de conservatisme social, voire de la révolution conservatrice; et il est étrange, ou cocasse, qu'Emmanuel Macron et ses soutiens, qui n'ont pas de mots assez durs pour la haine, le ressentiment et la défiance des classes populaires à leur égard, ne se privent pas de s'exprimer ici sans fard, et dans les mêmes termes, à l'égard des intellectuels.
Je voudrais moins prendre la défense des intellectuels et des universitaires, en effet, que m'adresser, adresser une question non aux aux universitaires en général, mais aux universitaires — et on sait qu'ils sont malheureusement légion — qui ont décidé de voter Emmanuel Macron dès le premier tour des dernières élections présidentielles.
On sait que beaucoup l'ont fait par anti-racisme moral, et par crainte du vote Marine Le Pen. Mais, si l'on se souvient maintenant de la blague de café de commerce sur les "kwassa-kwassa"; de l'indignité de la position du président de la République sur la question de l'accueil de l'Aquarius et en général de l'accueil des migrants; de sa politique de répression à l'égard des mouvements de sans-papiers; de son refus de reconnaître l'existence des violences policières à l'égard des habitants des quartiers; de la loi asile et immigration; enfin, j'y insiste encore, de sa manière d'instrumentaliser la question de l'immigration au sortir de la crise des gilets jaunes et de multiplier les contacts avec tel journal ou tel éditorialiste d'extrême-droite, il me semble que ces mêmes universitaires devraient avoir matière à s'interroger.
Et matière à s'interroger, également, sur ce qui a bien pu les porter à se reconnaître, à s'identifier, parfois de manière fanatique, à un homme qui a tout des attributs d'un faussaire intellectuel. Et parfois, il faut le dire, tout d'un de ces clowns et de ces cuistres de la pensée que sont les khâgneux inspirés mais ratés.
Gilles Deleuze disait qu’il n’y avait pas pire danger, pour la pensée, que la bêtise de l’intelligence, qu’une bêtise intérieure à l’intelligence et notamment sous sa forme naïvement scolaire (à la fois niaise et arrogante). On peut dire qu’Emmanuel Macron en est, au choix, la pire ou la plus parfaite illustration.