J'ai du écrire ici quelque part en 2018, au tout début du mouvement des Gilets Jaunes, que, outre l'impossibilité pour le macronisme, décalque français du thatchérisme, de négocier et de ne pas d'emblée réprimer un mouvement social, ce qui constituait également un puissant obstacle à la réussite de ce mouvement, c'était le positionnement obtus d'une certaine gauche politique et syndicale. D'une gauche institutionnelle pour le dire vite, qui répugnait à comprendre ce mouvement et à s'y associer, du fait que cette nouvelle forme de mobilisation populaire, aux techniques d'appropriation et de transformation de l'espace public relativement inédites (bloquage des ronds-points, comités de mobilisation locaux et indépendants de toute autorité centrale), non seulement n'entrait pas dans le répertoire des mobilisations classiques, mais pire, lui échappait de toute part.
Et de fait, la répugnance, le dégoût, le mépris même, tels qu'il étaient exprimés à l'égard des Gilets Jaunes — outre qu'ils étaient bien évidemment l'expression d'un racisme de classe parfois flagrant —, dissimulaient mal, également, ce que Bourdieu aurait pu appeler une "misère de position" : celle de politiques, de syndicalistes, d'activistes, de journalistes ou d'intellectuels de gauche soudain dépassés par l'ampleur et les formes inédites d'un mouvement populaire, et dès lors dépossédés du capital politico-culturel qui leur ouvrait, jusqu'ici, le droit à une forme de magistère moral sur ce que pourraient et devraient être les formes de la mobilisation sociale. D'où leur ressentiment, et toutes sortes de faux procès en poujadisme, en racisme, en homophobie et en antisémitisme, pour ne donner que ces exemples, alors qu'il devait s'avérer que les Gilets Jaunes ne faisaient que replacer la question sociale et démocratique au centre des débats, et même l'élargir en se coalisant avec les combats des populations racisées contre les violences policières.
Depuis, bon gré, mal gré, une certaine gauche a exprimé des demi-regrets. Des demi-repentirs. Mais c'était pour, à nouveau, honteusement se rétracter, et se replier sur des positions plus conservatrices encore à l'été 2023 en condamnant de nouveau, sans autre forme de procès, les mobilisations et protestations populaires qui avaient suivi la mort de Nahel. Et en les réduisant à des émeutes de populations ensauvagées, qu'elles devaient ainsi plus que jamais raciser et ostraciser en compagnie de l'extrême-droite. Si je rappelle aussi ceci, c'est que si la gauche, le NFP s'est fracturé en 2023, ce fut d'abord sur cette question, et non, en premier lieu, sur la question israélo-palestinienne qui allait resurgir de façon dramatique à l'automne (quoi qu'entre le racisme à l'égard des "quartiers", et le racisme à l'égard des palestiniens, il soit toujours question du peu de cas, si l'on peut dire, qu'une certaine gauche fait des vies arabes ou non-blanches).
Tout ceci pour dire, donc, que la gauche institutionnelle n'a pas fait son aggiornamento sur son rapport aux mouvements sociaux. On s'étonnera donc peu des déclarations de François Hollande qui, ce matin sur France Inter, dit cette fois tout haut, en parlant de l'éventuelle mobilisation du 10 septembre, la vérité des réactions précédentes d'une certaine gauche aux Gilets Jaunes — vérité qu'on ne pouvait auparavant que conjecturer, sans en être tout à fait certain. Ici, les mots sont clairs et sans ambiguïté, sans fard : si Hollande rejette les "initiateurs" et les "revendications" de ce mouvement, c'est que comme avec les Gilets Jaunes, il ne "les maîtrise pas", dit-il.
Misère de la gauche institutionnelle : c'est donc moins un mouvement potentiellement populaire qu'elle rejette, que son indocilité, et une indocilité dont elle redoute qu'elle le dépossède de ses positions de pouvoir, notamment de pouvoir d'énoncer ce qui est de gauche et ne l'est pas.
Nous aurions pourtant du le savoir, nous qui avions, pour quelques uns, expérimentés combien les syndicats et des partis de gauche avaient vivement combattu de nouveaux mouvements de années 80-90, mouvement certes d'ampleur populaires moins massive, puisqu'ils étaient minoritaires (je pense ici, dans le désordre : à la Marche pour l'Égalité, à la coordination des infirmières, à Droit Au Logement, au mouvement des chômeurs expulsé de ce qu'on appelait encore les assédics, aux mobilisations alter-mondialistes, à Act Up bien sûr, à la tiédeur du PS devant le mouvement de décembre 95 enfin, où la base avait largement débordé les centrales syndicales).
Je ne sais si le mouvement du 10 septembre sera un succès, encore moins quelle forme il prendra. J'ai même quelques doutes sur sa possibilité réelle. Un mouvement social est-t-il déjà parvenu à se constituer en septembre (quand les gens, qu'on le veuille ou non, sont tout entiers tournée vers les soucis de la rentrée, notamment financiers, et accaparés par le retour au travail ?). Un mouvement social aussi original que celui des Gilets Jaunes peut-t-il surtout se reproduire à l'identique ; du moins, peut-on vraiment espérer le surgissement d'un mouvement analogue ? Je ne sais, mais j'espère être démenti.