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Billet de blog 29 décembre 2025

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Si quelque chose de non-sépia : 1995 vivant

1995 fut tout, sauf un unanimisme (de gauche, de la gauche). Et d’abord et y compris jusque dans ses propres rangs. Et ce désaccord, cette dissension existe aussi quant à la mémoire, au souvenir de 1995 (qui ne peut, et ne doit donc pas être qu’un souvenir « sépia ») nous éclaire, nous informe encore sur la nature disputée, divisive et divisée, de 1995.

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

« La politique dans une œuvre littéraire, c’est un coup de pistolet au milieu d’un concert, quelque chose de grossier et auquel pourtant il n’est pas possible de refuser son attention.

Nous allons parler de fort vilaines choses, et que, pour plus d’une raison, nous voudrions taire ; mais nous sommes forcés d’en venir à des événements qui sont de notre domaine, puisqu’ils ont pour théâtre le cœur des personnages ».
— Stendhal, La Chartreuse de Parme.

Pour Sophie Wahnich, Christophe Ventura et Liliane Giraudon.


Je souhaiterais ne concentrer mon interrogation ni, bien sûr, sur la personne de Joseph Confavreux, ni sur celle, pour ainsi dire collective, de Mediapart (si quelque chose de tel, et d'homogène, existe). Autant dire que les coups d’épingle plus ou moins feutrés, sinon les règlements de compte personnels, ne seront pas ce qui retiendra ici mon attention. Pas plus qu'ils n'ont vraiment retenu mon attention dans la lecture de l'article de Joseph Confavreux consacré à 1995 (en lien ci-dessous). Et même si, en effet, ils m'ont agacé ; mais justement, passons. 1995 vaut mieux, et autrement mieux que tout cela : une certaine forme de démonstration.
C’est que, et disons-le d'emblée, non pour parler en première personne — puisque cette personne et la passion qui l'affecte sont et demeurent, je le crois, très partagées et substituables —, mais situer mon propos : mon rapport à 1995 est d'ordre passionnel. Oui, 1995 nous sera arrivé comme une passion. Étrange passion : comment les jeunes gens de 20 ans que nous étions alors s'enthousiasmèrent-ils, j'allais dire s'enflammèrent-ils, comme anachroniquement, presque à contre-temps, pour des mots en apparence si vieillis, usagés, usés — et ils, ces mots, semblaient alors ou plutôt, étaient réputés n'être plus, dans le débat public, que des mots archaïques, épuisés, datés, passés et dépassés, des déchets — comme, par exemple : « public », « collectif » ou « justice sociale » ?

Il sera donc d’emblée question de ce que j’appellerais, et bien sûr j’y reviendrai, le « sépia » de 1995. C’est le mot utilisé, choisi par Joseph Confavreux lui-même pour décrire 1995 : une « époque révolue en mode sépia ». Mais 1995 aura-t-elle jamais été une époque révolue, et même soluble et sublimable, supprimable en « sépia » ? Sépia : « matière colorante que répand la seiche, et qui sert pour le dessin au lavis », dit Littré. Sépia : il s’agit donc de dessiner, de représenter, mais aussi de délayer, de laver, de purger une représentation de tout trait qui déborderait, éclabousserait une image, un cadre et des mots trop propres, assagis.
Et pourtant ces mots un peu jaunis, un peu compassés, usés, qu’on aurait pour ainsi dire pu ramasser à terre, et en définitive nous les ramassâmes par terre, ces mots « sépia » donc, brandis comme des étendards : « service public », « justice sociale », « collectif », reparurent sur la scène comme des mots de dissension et d’éclat et dont, dans ce dissensus éclatant, à l’état pur, que fut 1995, il fallait non seulement se souvenir (contrairement à ce que dit Joseph Confavreux de 1995, mais aussi du geste même que constitua 1995).

Mieux encore : se soutenir, se relever. En 95, on tenait à, on en tenait pour des mots, on se soutenait de mots. Étrange solidarité et affectivité autour de mots dévalués par ailleurs. C'est bien sûr aussi que ces mots étaient de nouveau frottés, affrontés à d’autres mots (« modernité », « libération des énergies », « privé », « compétitivité », « rationalité »), et relevés sur un mode hautement antagonique. 95 fut d’abord une gigantesque bataille de mots et d’affects. De quels mots vous sentiez-vous (vous) relever, de quel quels mots venus d’un passé presque déjà lointain souteniez-vous votre colère ou votre indignation contre le présent, le présent du malheur et de la misère faite au monde et notamment — nous n’étions pas hélas encore alors assez proches d’une véritable prise de conscience de l’effondrement écologique — au monde social et à ses agents ?

Ceci n’étant pas étranger à cela : si Pierre Bourdieu fut non le prophète de 95, mais en fut pour ainsi dire, le diagnostiqueur témoignant le plus d’acuité et de lucidité, c’est pour avoir de longue main (dès 1993) cartographié les maux dont souffrait la société française, et notamment les blessures autant matérielles que symboliques infligées par le choix, pour la décrire, de certains mots plutôt que d’autres. Des mots-stigmates comme, notamment : « société archaïque », « société bloquée », « société arrièrée », etc. etc. Des mots en vérité faits non pour décrire la société, mais la transformer dans le sens de ce qu’on appelait, surnommait alors, à l’aide de contre-mots, de contre-poisons, « l’horreur économique » ou « l’économie du malheur » : un chômage de masse, une paupérisation comme on n’en avait pas connue depuis l’après-guerre, une guerre faite à l’université et aux étudiants et en général au savoir, une dévastation écologique au moins partielle, une économie de la dette et de la cruauté pour ce que nous appelions « les pays du tiers-monde » (et bientôt, Alain Juppé nous le rappellerait, pour nous-mêmes).  Pour le dire très simplement et lapidairement : il ne s’agissait jamais alors que de défendre la société et ses vertus civiles contre une forme de décivilisation et de barbarie (contre la sauvagerie de l’économie, ou plutôt de l’économicisme néo-libéral  pour qui du reste, comme chacun sait depuis Thatcher, « la société », tout comme l’environnement et l’étranger, « n’existe pas »).

Ouvrons ici une parenthèse, pour ainsi dire et sans doute enchantée, mais non négligeable, avant d’en venir à l’affaire de 95 elle-même, c’est-dire une organisation collective de la lutte anti-néolibérale, voire alter-mondialiste et anti-capitaliste, se cherchant, cherchant en France notamment ses formes à travers grèves, manifestations et dissensions publiques.
95, donc, fut une gigantesque bataille des mots et d’affects, mais aussi une bataille sur fond, au moins pour ce qui concerne Paris, d'un paysage, d’un entourage urbain autant déchaîné que, précisément, enchanté. Si je parle de gigantisme, c’est d’abord pour évoquer les immenses masses de travailleurs, de salariés, d’étudiants, de femmes aussi, déversées dans les halls de gares, autour des piquets de grève, déversées dans la rue surtout par la colère et l’indignation. Pour évoquer, aussi, la durée inentamable et presque forcenée, frénétique, de grèves et de manifestations qui s’enchaînaient parfois à deux jours d’intervalle, empiétaient les unes sur les autres, et dans la rue, des cortèges de grévistes ou de manifestants qui venaient, arrivaient, s’entre-mêlaient de toute part, à en perdre la tête si l’on tâchait d’y comprendre quelque chose (mais qui, hélas, et bien sûr cela restera toujours un regret, un possible latéral et non-réalisé, ne cristallisera pas, ne se finalisera pas, faute de courage de la part des centrales syndicales qui, par la suite, le reconnaîtront, en grève générale et politique).

Pour évoquer enfin le gigantisme des éléments : que serait en effet 95, novembre-décembre 95, « l’hiver 95 » comme l’on dit encore, sans ces tempêtes de neige insensées, parcourant, balayant partout les rues comme la foule, sans ce froid glacial et qui mordait sur nos cous, aurait dû entamer notre détermination et nos corps, notre résistance dans ce qu’elle avait de plus physique (avions-nous jamais été aussi fatigués, laminés, marqués au visage — ces cernes et ces gerçures, ces engelures partout à même la peau, et pourtant nous étions beaux ainsi) ? Mais qui, loin de nous jeter les uns contre les autres, allaient comme nous souder, nous accoler dans les manifestations bien sûr, mais également les transports quand il y en avait, et jusque dans nos nuits (ceux-ci, les uns, sans être nécessairement en accord profond avec ceux-là, parfois même en désaccord avec eux, hébergeant les autres le temps d’un trajet en voiture, ou même d’une nuit sur le recoin perdu de canapé d’un appartement parisien, pas trop éloigné du centre de la ville et donc de la fournaise).   
Ce gigantisme, c’était aussi la matérialité enchantée, et parce que désaccordée à elle-même, de 1995. 1995 fut aussi cela : une gigantesque suspension, un arrêt des, et même un cran et un coup d’arrêt, mis et porté aux contraintes, normes et moyens de vie les plus matériels, en même temps que leur (re)mise à jour, un reset comme l’on dit aujourd’hui. Si bien que a mariée du service public et du collectif fut mise à nu par ses célibataires mêmes : Alain Juppé, Nicole Notat, tant d’autres encore que tous, il faut bien le dire, nous détestions. Et à qui donc, quoi qu’il en soit de nos dispositions affectives, nous faisions donc la démonstration, la manifestation (Offenbarung) de leur nullité individuelle, autant que de l’inanité de leurs mots et de leurs mots d’ordre impuissants face à une ville par nous tou.te.s bloquée et paralysée (démontant ainsi publiquement, mettant à ciel ouvert et en grève, en suspens, les multiples échafaudages, embranchements, réseaux, moyens de transport et d’échange socialisés, c’est-à-dire, à leurs yeux (ceux des néolibéraux et des réformistes), encore par trop collectifs et publics et, à ce titre, sales, impurs, et comme impies, qui soutenaient, pour autant et d’autant, l’étayement et le fonctionnement, et même le relatif bon fonctionnement et frayage d’une réalité économique, en vérité d’une fiction néolibérale, se rêvant autonome, et à soi-même privativement mobile, nomade, auto-suffisante et auto-immune : une bulle, que nous devions donc faire éclater).


Ce tableau général de 95 dressé qui, je crois, en dérange ou en trouble déjà la teneur « sépia », apaisée, par trop pure et irénique, qu’on voudrait lui injecter, dont on voudrait peut-être même l’engrosser pour l’opposer à notre présent, réputé par trop heurté, opaque, hétérogène et chaotique (mais le montage, le procédé de délavage de 95 et de tout ce qui y fut mis à l’ordre du jour depuis est trop grossier, malgré quelques précautions et dénégations d’usage, j’y reviendrai), tenons-en nous, pour le moment, au fond de l’affaire, je veux dire au dissensus social, intellectuel et politique, pour le moins houleux, divisif et tendu, que constitua l’événement, la tempête, la bourrasque-95, notamment et puisque c’est ici ce qui nous intéresse, lisant l’article de Joseph Confavreux, un embrasement autant qu’encore aujourd’hui, un embarrassement, un embarras pour la gauche.
Car 95 fut tout, sauf un unanimisme (de gauche, de la gauche). Et d’abord et y compris jusque dans ses propres rangs. Car qui croira que le grand mot, le maître-mot rassembleur de 1995 — il y allait en fait de deux mots et d’une interjection, répétés à tue-tête et sur un mode choral : « Tous ensemble, tous ensemble, hé, hé ! » — ne visait pas autant à soutenir, qu’à contenir, conjurer, dans le même temps, non pas seulement une, mais des divisions ? Plus d’une division : soutenir une division à l’encontre du consensus médiatico-politique néolibéral dominant, mais aussi tenir à distance celles et ceux qui, de l’intérieur, soutenaient le mouvement et sa radicalité comme la corde le pendu. Oui, bien sûr, nous étions tous unis et faisions tous bloc, division, mouvement contre Alain Juppé. Mais nous nous n’étions pas tous unis, ni ne faisions tous bloc, division, mouvement derrière Nicole Notat ; mais encore, derrière les centrales syndicales pourtant les plus engagées dans le mouvement et la grève ; et encore moins, derrière les appareils politiques, ou tels ou tels groupes d’intellectuels et telles ou telles revues. Non, en 1995, pas plus que par la suite (pour prendre ce repérage chronologique de Joseph Confavreux, 1995-2005, acceptons-le un instant quitte à le déborder aussitôt), la gauche aussi bien syndicale, politique, qu’intellectuelle, ne serait tout à fait unie. Bien au contraire. Ou plutôt, elle se disputerait, comme à peu près toujours, autour de ce qu’unité à gauche veut dire (unité dans le sens du consensus, ou unité dans le sens d’une rupture — se divisant, donc, non quant à l’exigence d’unité, mais à la forme d’unité possible et souhaitable).
La gauche syndicale et associative d’abord. Il y aura bien sûr eu, d’une part, la réorganisation de la division du travail entre centrales syndicales d’une part : FO retrouvant, comme chacun sait, la CGT, quand la CFDT tournait alors le dos à l’unité du mouvement, et rompait avec son passé contestataire des années soixante-dix pour rallier, à peu près définitivement, les rangs du consensus néolibéral dominant. Dira-t-on pour autant que 95, même mutilée, « victoire pourrie » comme l’est toute victoire, ne fut pas pour autant une victoire de gauche, de la gauche ? Elle fut en tous cas certainement plus une victoire que ne le furent les mouvements de 2003 ou 2023 contre les « réformes » des retraites, et la gauche syndicale n’y était pourtant pas unie, ou plutôt s’unit, pour ce qu’il en restait, dans le sens d’une rupture radicale, et autour de moyens de rupture radicale (la grève, aurait-elle été uniquement, concesso non dato, une grève par procuration, les manifestations paralyseraient encore les infrastructures, au moins les grandes infrastructures urbaines : la santé, l’éducation, les transports, les télécommunications).
Et, d’autre part, le ralliement au mouvement syndical d’associations et de collectifs radicaux que, jusqu’ici et hélas par la suite, les centrales syndicales tenaient et tiendraient à nouveau en lisière. Je songe, en amont de 95, aux collectifs d’infirmières en 1988, à Act Up en 1989 ; et, en aval, au mouvement des chômeurs, désavoués par les mouvements syndicaux et durement réprimés, expulsés mêmes des ASSEDIC par les CRS d’un gouvernement de gauche [sic] à l’hiver 1997. Mais en 1995, notamment via les collectifs féministes qui s’engagèrent dans, et transformèrent d’emblée le mouvement contrairement à l’image « viriliste » et « archaïque » que, déjà, certains intellectuels et médias tentèrent de lui faire endosser, la coalescence, sinon la fusion des centrales syndicales et de ce qu’on appelait les nouveaux mouvements sociaux (notamment dans les assemblées générales, où l’on reprit parfois des méthodes de discussions qui étaient celles des groupes féministes ou homosexuels) renforça et étendit bien évidemment la base du mouvement, porté par une humeur dissensuelle et anti-institutionnelle plus générale, autant qu’ancrée dans des revendications matérielles et étayées. L’intervention d’intellectuels dans ces assemblées générales tint également, on songe immédiatement bien sûr à la Gare de Lyon, un rôle de médiation tout sauf superficiel et inconséquent (les intellectuels prenant moins la parole qu’ils n’enseignaient des techniques pour la distribuer à peu près également — et intervenant pour tout, sauf pour réduire artificiellement les conflits, mais au contraire les affiner, les aiguiser, et ainsi les rendre féconds).
La gauche politique ensuite. Il ne me souvient pas que, hors de ce qui s’appelait encore la Gauche Socialiste (comptant dans ses rangs, parmi bien d’autres, un certain Jean-Luc Mélenchon), et bien entendu le Parti Communiste, la gauche ait alors rallié avec beaucoup d’enthousiasme, encore moins de panache, le mouvement social pourtant gigantesque, massif, et massivement populaire, de 1995. Les partis écologistes n’étaient pas même encore alors rassemblés, encore moins vraiment relayés à l’intérieur du mouvement social proprement dit. Et au contraire, du côté du Parti Socialiste, tout se passa comme si Lionel Jospin, et son porte-parole François Hollande, n’appuyaient le mouvement que du bout des lèvres et, soucieux de ne pas troubler l’ordre institutionnel (95 fut pourtant un tel bouleversement et saisissement socio-politique, que non sans être assez sensé et raisonnable en ce sens contrairement à la légende, Jacques Chirac se tint pour obligé de dissoudre l’Assemblée, se sentit astreint, à bon droit et à juste titre me semble-t-il, contrairement à un certain autre de ses successeurs, à vérifier s’il disposait encore d’une majorité politique suffisante pour soutenir le gouvernement d’Alain Juppé face à une crise sociale permanente), n'attendaient que d’en recueillir, assez cyniquement, les fruits électoraux.

Quitte aussitôt, dès 1997 puisque Jacques Chirac avait brusqué l’agenda (la question la plus générale étant en effet celle de la stabilisation de la trajectoire, notamment budgétaire, de la France dans ce qui allait devenir l’Union Européenne), à trahir ses promesses tant sur les principes : l’adhésion, notamment, au Traité d’Amsterdam qui, si elle n’avait été actée sous la forme d’un coup de force, en tout début, entame du mandat de Lionel Jospin à Matignon, aurait sans doute produit une crise comparable, à gauche, au référendum de 2005, les conflits sur la question européenne étant pour le moins déjà larvés contrairement à ce qu’en dit Joseph Confavreux, et la résistance d’autant plus forte qu’elle pouvait désormais s’appuyer sur une mouvance alter-mondialiste et anti-néolibérale qui allait, un an plus tard, donner naissance, par exemple, à ATTAC. Qu’à trahir dans les faits : la répression furieuse du mouvement des chômeurs donc, les privatisations à outrance, l’absence de lutte contre la désindustialisation, le primat accordé à une économie de services, une politique budgétaire de plus en plus austéritaire, mais aussi, dans un autre genre et un autre style, la tragi-comédie du vote du PACS, la répression plus ou moins violente des collectifs de sans-papiers, l’indifférence, sinon l’hostilité affichée à l’égard de toutes celles et ceux qui réclamaient des visas et des titres de séjour pour les victimes du terrorisme islamiste et du terrorisme d’état en Algérie, au premier chef des femmes et des intellectuels, etc. Si l’on voulait être tout à fait juste et honnête, l’on ajouterait que nous fumes tous comme un seul homme derrière le gouvernement socialiste ou d’union de la gauche quand il s’agit d’instaurer la CMU ou les 35 heures, mais que la réciproque ne fut pas vraie (pour ne pas même parler, dans le cas du vote du PACS, de sa majorité parlementaire).
Il ne me souvient pas de plus que, par la suite, contrairement à ce qu’affirme encore Joseph Confavreux, pointant très brièvement ces problèmes comme pour les écarter au plus vite, la gauche ne se soit pas divisée, et même déchirée sur les questions internationales : par exemple sur la question dite de l’ex-Yougoslavie, et bien sûr, déjà, sur la question israélo-palestinienne (faut-il rappeler l’incident que provoqua la production d’une note interne au Parti Socialiste et rédigé, à ce sujet, par Pascal Boniface en 2001, qui provoquera son éviction, et même son excommunication en 2003 : aussi la dissension n’était-elle pas interne non seulement à la gauche, mais, à cette époque semble-t-il révolue, pour le coup, au Parti socialiste lui-même ?). Bref, pour tout ce qui nous occupe, à savoir l’événement-95, autant que ses sources potentielles ou ses effets à retardement, il me semble à peu près impossible, tant sur le fond que sur la forme, de parler de, et de convoquer le souvenir « sépia » d’une union de la gauche qui, sur un mode irénique sinon idyllique, aurait surmonté, dialectisé des divisions qui me semblent également, même et surtout pour ce qui concerne la séquence 1995-2005, irréductibles tant à « un narcissisme des petites différences », qu’à une forme de surjeu, de radicalité ou de « véhémence » dans le jeu, qui n’est pas qu’un jeu — qui a un sens, et même un intérêt si, par exemple, nous ne voulons pas voir se reproduire en plus gigantesques et désastreuses encore les erreurs fatales du scrutin de 2002 —  de ses divisions mêmes.
Enfin, il faut dire aussi un mot des divisions qui ont affecté le monde intellectuel, et dont l’archive, serait-elle euphémisée et euphémisante, conserve encore toute la trace d’une époque (contrairement aux archives médiatiques le plus souvent censurantes et censurées) ou d’un moment, comme on voudra, d’embrasement et de ferraillement. Je pense bien entendu à un beau livre, à un livre de combat comme l’était Le « décembre » des intellectuels français. Livre publié dans une maison d’édition fondée et dirigée par Pierre Bourdieu et qui, comme on peut l’imaginer, insiste sur, et peut-être même durcit la division des intellectuels entre deux listes, deux pétitions, soutenant, ou non, ou dans des formes plus ou moins distantes, le mouvement de 95 ; et j’allais comme immédiatement ajouter au nom, ici, de Pierre Bourdieu celui de Jacques Derrida qui, pour ma génération et pour ainsi dire associé à celui de Pierre Bourdieu dans une seule et même pétition, un texte en soutien aux travailleurs en grève (mais nous découvririons entre eux, par la suite, bien des complicités antérieures et ultérieures en dépit des différends apparents), fut, après la parution de Spectres de Marx en 1993, un nouveau coup de tonnerre, une nouvelle déflagration, une nouvelle percée dans l’horizon politico-intellectuel des jeunes-étudiants-de-gauche-sociale-démocrate que nous étions encore un peu naïvement alors. Divisions et affrontements donc, qui n’affecteraient pas le monde intellectuel en son seul sein, mais marqueraient aussi les prémisses d’un rapport de méfiance, sinon désormais de défiance et de défi d’une large frange d’intellectuels aux appareils partidaires de gauche (défiance et défi non plus seulement à l’égard du Parti Communiste, mais d’abord, et je crois que c’est le plus important, à l’égard du Parti Socialiste et de la social-démocratie européenne en général, spécialement sous sa forme social-libérale qui, il est vrai, ne s’était pas encore frayée un chemin en France sous une forme chimiquement pure).
Je sais que, de ce livre, comme des lignes qui précédent, certains ici (du reste des amis, ils le demeurent) contesteront vigoureusement certains, sinon tous les tenants et les aboutissants. Tant mieux. Car précisément, ce désaccord, cette dissension même quant à la mémoire, au souvenir de 1995 (qui ne peut, et ne doit donc pas être qu’un souvenir « sépia », à ranger pieusement au rayon d’une union de la gauche pacifiée) nous éclaire, nous informe encore sur la nature disputée, divisive et divisée, non seulement de 1995, mais de notre rapport, si nous avons encore un rapport vivant, j’allais dire « authentique », à 1995. Et bien sûr, pour ne pas terminer sur ce mot dont je me méfie par ailleurs, et qu’il faudrait non moins interroger : « authentique » (peut-être ce dernier mot a-t-il encore une teneur et une saveur « sépia »), je ne peux pas ne pas évoquer un rapport quasi-benjaminien à 1995 : 1995 fut un éclat d’histoire, un éclat aussi qui faisait non pas retour à, mais revenir au présent l’histoire des luttes et des luttes sociales ; tout comme cette histoire engageait, non moins, les luttes à venir, aussi bien que leurs impasses, détours et ouvertures encore à écrire. Aussi, établir, restaurer la photographie de 1995 au plus juste. Cartographier l’événement, ses sources et ses bifurcations. Non pour, en mode « sépia » donc, arrêter le cours du temps, et rester fidèle, se cramponner à l’événement ; mais les précipiter en quelque eau-forte au contraire, et suspendre, écarter, on l’espère, l’ordre et la tapisserie du temps ; y déceler des plis, des tensions, analyser et synthétiser la possibilité d’autres temps, d’autres expériences, bifurcations à venir que ceux d’une catastrophe annoncée.

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