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Billet de blog 13 mars 2020

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Travailleur·ses de l'enseignement et de la recherche, nous sommes des Gilets Jaunes

Dans Le Monde, des universitaires fustigent la mobilisation qui, dans les universités et les laboratoires, s’oppose à la réforme des retraites et à l'attaque contre l’enseignement supérieur et la recherche publiques. Afin de mieux discréditer cette mobilisation, ils la comparent à celle des Gilets Jaunes. Nous, travailleur.ses de l'ESR, assumons au contraire d'être des Gilets Jaunes.

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Dans une tribune parue dans Le Monde [1], Frédéric Bozo et Olivier Costa fustigent la mobilisation qui, dans les universités et les laboratoires, s’oppose depuis décembre 2019 à la réforme des retraites et à l'attaque contre l’enseignement supérieur et la recherche publiques (loi de programmation pluriannuelle pour la recherche). Afin de mieux discréditer cette mobilisation, ils la comparent à celle des Gilets Jaunes. A de nombreux égards, ce texte est une juxtaposition de stéréotypes enchaînant les mots-clés de rigueur dans la vulgate néolibérale et capitaliste, présentés comme des objectifs réalistes et surtout désirables : excellence, modernisation, compétition et mondialisation. A l'opposé, une ribambelle de termes méprisants, dépourvus de la construction conceptuelle qu'on attendrait d'universitaires, débouche sur une conclusion attendue : luttes et grèves seraient des modalités d'actions rétrogrades et passéistes, la mobilisation ne serait qu’un conservatisme, une opposition au "changement", à la "mondialisation", habituels mots fourre-tout. "There is no alternative" : nous voilà de retour chez Thatcher. 

Incidemment et simultanément, Michel Wieviorka, sur France Inter [2] répondait ainsi à une question convenue : "C'est une erreur de dire "nous sommes tous des Gilets Jaunes". Quand vous êtes directeur d’études à 4 ou 5 000 euros par mois, vous n’êtes pas un Gilet Jaune." Il n'est pas anodin qu'il y ait dans cette intervention, comme implicitement dans la tribune précitée, un non-dit gigantesque : pas un mot sur les étudiant·es et leurs conditions d'études dégradées, ni sur la précarité devenue la matrice de l'université et de la recherche. Or, aujourd'hui, près de 40% de l'ensemble des travailleur·ses dans l'enseignement supérieur et la recherche sont des précaires. Beaucoup parmi les actrices et acteurs de ce secteur sont donc loin d'être des privilégié·es : doctorant·es, post-doctorant·es, contractuel·les universitaires précaires - dont une part croissante touche moins que le SMIC horaire - technicien·nes et travailleur·ses administratif·ves de catégorie C sous-rémunéré·es, et contractuel·les qui assurent notamment les fonctions de nettoyage et de sécurité. Mais manifestement, Bozo, Costa et Wiervorka ne connaissent que leurs "pairs". 

 Bozo et Costa ajoutent sans sourciller "Les [Gilets Jaunes] exprimaient une défiance à l'égard des sachants, les [universitaires] revendiquent un « capital intellectuel » qu'ils entendent mettre au service d'un bien commun. Tandis que les «Gilets Jaunes» inclinaient plutôt vers la droite et le RN [...], les universitaires «en lutte» se situent clairement à gauche et à l'extrême gauche". En bref, les Gilets Jaunes seraient cette populace raciste et abêtie, haineuse des puissants : salauds de pauvres.  Et les universitaires en lutte, ces grands enfants qui ne comprennent rien au monde qui les entoure : salauds de gauchistes ! 

De telles affirmations reprennent les vindictes lancées dès 2018 sans aucun argument pour disqualifier le soulèvement des Gilets Jaunes et s'interdisent sciemment de saisir la physionomie complexe d’un mouvement extrêmement pluriel et protéiforme. L’éclosion du mouvement des Gilets Jaunes a en réalité reconstruit des liens, fait émerger des questions communes au-delà d'anciennes positions idéologiques, dessiné une pluralité complexe mais salutaire : l'idée d'arriver à construire un ailleurs plus attentif, plus solidaire, fraternel, sororal et horizontal malgré les difficultés et les contradictions. 

 Dans cette optique, le parallèle esquissé entre le mouvement des Gilets Jaunes et celui des universités, bien qu'énoncé par ses auteurs à des fins de dénigrement et respirant le mépris de classe, mérite l'attention. Travailleur·ses de l'université et de la recherche, nous assumons d'être des Gilets Jaunes. Dès février 2019, dans "Nous sommes tou·tes des Gilets Jaunes" [3], notre Collectif Gilets Jaunes Enseignement-Recherche écrivait : "nous avons assisté impuissants à ce pillage qui a systématiquement transféré la quasi-totalité de la valeur du travail effectué par des millions d’hommes et femmes vers le marché financier, qui a saccagé les biens communs en les donnant en pâture à sa clientèle, et qui a altéré progressivement mais profondément et sûrement la valeur et la signification mêmes du travail accompli. En tant que femmes et hommes travaillant depuis des années dans les structures de l’enseignement et de la recherche, nous avons à notre façon connu l’impact de ces politiques." Cette tribune a d'ailleurs rapidement trouvé écho chez l'ensemble du monde enseignant, de la maternelle au lycée, puisque la communauté éducative subit de plein fouet une politique de tri social dès le plus jeune âge, vouée à assigner chacun à sa place sociale désignée dès l'enfance.

 Nous voulons en effet une recherche et un enseignement supérieur ouverts, libres et émancipateurs. Nous voulons que ces valeurs fondent  l'ensemble de la formation des femmes et des hommes qui font et feront notre société, cela de la maternelle à l'université.  Nous refusons ces structures managériales indifférentes aux conditions de travail et de vie des travailleur·ses. Un élément puissant de la grève et des luttes en cours est le fait que l'université et la recherche s'appuient massivement sur le travail de précaires enchaînant des contrats mal payés et sans débouchés, sans espoir de poste stable, brassant des étudiant·es aux perspectives d'avenir sans cesse réduites. Il a été maintes fois démontré que la généralisation de la recherche par projets empêche une recherche fondamentale de se dérouler sereinement et, associée à la compétition à outrance, se traduit par une hausse notable des fraudes et les manquements scientifiques tel que ceux, d'actualité, concernant le coronavirus. [4]

 Involontairement, la tribune de Bozo et Costa pointe une réalité : les mouvements sociaux de la fin 2019, tant pour les retraites que dans l'université et la recherche, ont été rendus possibles par les soulèvements des Gilets Jaunes depuis la fin 2018 et s'en inspirent. Alors, oui, nous sommes des universitaires et chercheur·ses, nous sommes des enseignant·es et des étudiant·es Gilets Jaunes. Nous le sommes, pour certain·es, en pleine conscience des différences matérielles d’existence qui nous séparent de nombre de personnes. Nous savons que ces conditions matérielles sont produites et reproduites par un même système qui nous divise, nous individualise et reproduit, au sein de l'université et de la recherche, des structures de domination qui sont calquées sur le monde qui nous entoure. 

 C'est bien parce que l'université et la recherche se construisent avec le monde qui les entoure que nous sommes fièr·es de les "gilet-jaunir". Car aujourd'hui, il est plus que nécessaire de réaffirmer la nature politique de tout ce qui est commun, de remettre en question les positions prétendument "neutres" qui ne font que conforter celles des dominant·es. Bien loin de "confisquer l'espace public", les Gilets Jaunes se sont réapproprié celui dont on les a constamment privé·es. Ainsi, alors que les politiques urbanistiques n'ont eu de cesse de construire des murs et de reléguer toujours plus loin les indésirables, les Gilets Jaunes ont réinvesti les carrefours et les ronds-points pour refaire de la rue un lieu public et en ont fait des lieux communs au sens le plus puissant, car tourné·es vers la possibilité de la rencontre, l'hospitalité et la solidarité. Notre but est de faire de même sur les campus, dans les universités et les laboratoires.

Alors, si les détracteurs de la mobilisation universitaire veulent comparer celle-ci au soulèvement des Gilets Jaunes, nous le leur accordons volontiers. Ce mouvement a montré ses aspirations à la justice sociale, à l'égalité, à la démocratie vraie. 

L'analogie, loin d'être une insulte, est pour nous une fierté.

Des membres du collectif Gilets Jaunes Enseignement-Recherche. [5]

 1. Le mouvement dans les universités et les centres de recherche se rapproche de celui des “gilets jaunes”. https://www.lemonde.fr/idees/article/2020/03/05/recherche-le-mouvement-dans-les-universites-et-les-centres-de-recherche-se-rapprochent-de-celui-des-gilets-jaunes_6031962_3232.html

2. Michel Wieviorka: "Malheureusement les mots excessifs fonctionnent mieux que les mots nuancés et complexes". https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-05-mars-2020

3. https://blogs.mediapart.fr/les-invites-de-mediapart/blog/040219/nous-sommes-tou-te-s-des-gilets-jaunes

4. https://universiteouverte.org/2020/03/04/coronavirus-la-science-ne-marche-pas-dans-lurgence/ 

5. https://www.facebook.com/GJEnseignementRecherche/ 

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