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Billet de blog 11 juin 2023

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L'inspection du travail en temps de pandémie

Article publié dans Le Droit Ouvrier • OCTOBRE 2020 • no 866682

Gilles Gourc

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Ce blog est personnel, la rédaction n’est pas à l’origine de ses contenus.

Des tensions à l’œuvre depuis plusieurs années au sein de l’inspection du travail se sont exacerbées pendant la période de pandémie. Cette dernière a eu un effet révélateur, au sens chimique du terme, et a aggravé les difficultés antérieures. La suspension de l’inspecteur du travail Anthony Smith, le 14 avril 2020, par le ministère du Travail, puis sa mutation d’office « pour méconnaissance répétée des instructions de l’autorité centrale en cette période de crise sanitaire » sont hautement significatives de l’aggravation des difficultés de fonctionnement de l’administration du travail.
Lors du contrôle opéré dans une association d’aide à domicile, Antony Smith, ayant constaté « le risque sérieux d’atteinte à l’intégrité physique de salariés travaillant sans aucune protection (sans masques FFP2, ni surblouses ni lingettes…) », avait décidé, face au refus de l’employeur d’obtempérer à ses injonctions, de saisir en référé le président du tribunal judiciaire pour voir ordonner les mesures propres à faire cesser ce risque. S’il n’a fait qu’exercer les prérogatives que lui confèrent les dispositions de l’article L. 4732-1 du Code du travail, il a toutefois pris sa décision sans en référer à sa hiérarchie, allant à l’encontre des directives de la circulaire du directeur général du travail (DGT) du 30 mars 2020.
Les états d’urgence ont des effets catalyseurs, et les mesures prises sur leur fondement peuvent, si l’on n’y prend pas garde, rapidement se trouver « normalisées » une fois disparue leur cause initiale.
Revenir sur mon expérience concrète d’agent de contrôle pendant la période de la crise sanitaire est l’occasion de faire le point après l’urgence et d’appeler à la vigilance collective sur la nécessité de conjurer les scénarios qui pourraient, à l’avenir, remettre en cause l’indépendance des inspecteurs du travail, pourtant garantie par les conventions no 81 et no 129 de l’OIT.


I. Qui contrôle qui ?


La période de pandémie a renforcé chez les inspecteurs du travail les contradictions éthiques et politiques inhérentes à leur fonction. Jamais, sans
doute, les difficultés d’exercice des fonctions d’inspection du travail n’ont été aussi grandes, au risque de les voir remises en cause dans leur principe même.


A. De la mission traditionnelle de l’inspection du travail…

Définie par l’article 3 de la Convention no 81 de l’OIT adoptée en 1947, la mission des inspecteurs du travail est « d’assurer l’application des dispositions légales relatives aux conditions de travail et à la protection des travailleurs dans l’exercice de leur profession ». Certes, la mise en œuvre de cette mission est depuis toujours source de tensions mais ces tensions se sont aggravées ces dernières années sous l’effet de réformes organisationnelles adossées à une politique du chiffre, orientant l’action vers des opérations de communication et renforçant le contrôle hiérarchique exercé sur les agents. Ces réformes ont été également accentuées par le gouvernement avant la crise sanitaire. Bien que la
pandémie ait rendu la mission de contrôle sanitaire des conditions de travail dans l’entreprise plus impérieuse encore, plusieurs notes d’encadrement de l’action de l’inspection du travail produites successivement par la DGT (notamment celles des 13, 17 et 30 mars 2020), ont eu pour effet de paralyser cette mission originelle à travers un renforcement du contrôle de leur activité quotidienne.
B. … à son régime d’exception
Ainsi, les notes de mars 2020 relatives à « la gestion de crise [du] Covid-19 », « à l’organisation de la continuité de l’activité des services de l’inspection du travail » et « aux modalités d’intervention » imposaient notamment une limitation des thèmes d’intervention (1), l’obligation d’informer la hiérarchie et l’employeur préalablement à tout contrôle et de soumettre à celle-ci les suites des contrôles aux fins de « cohérence » et « d’harmonisation », spécialement en cas d’alerte pour danger grave et imminent (DGI).
L’assujettissement des inspecteurs du travail pendant la pandémie – en particulier l’obligation d’informer préalablement l’employeur de leur
contrôle, tout comme les nombreux « recadrages » hiérarchiques opérés sur le terrain – pouvait-il être compris autrement que comme une incitation à s’abstenir de tout contrôle afin ne pas risquer de sanction disciplinaire ? La suspension de l’inspecteur du travail Anthony Smith, précédant sa mutation d’office, par l’autorité centrale pour avoir ignoré le « régime d’exception » des temps de la pandémie, constitue la réponse à la question… sans pour autant expliquer les raisons d’une telle politique.


II. L’impératif catégorique du ministère : la continuité de l’activité économique

Les raisons du renforcement du contrôle institutionnel de l’activté des agents résident dans l’objectif politique fixé par la ministre du Travail et relayé par la DGT, à savoir la continuité – à tout prix – de l’activité économique. En effet, il fallait éviter que l’intervention des inspecteurs du travail ne puisse servir de support à une éventuelle action des travailleurs dans l’entreprise susceptible d’entraver la continuité de
l’activité ; action pouvant être envisagée selon deux modalités explicitement visées par les notes en date des 13 et 30 mars : d’une part, le droit de retrait des salariés (2), d’autre part, le droit d’alerte pour danger grave et imminent des représentants du personnel au CSE (3). En effet, les contrôles exercés par les inspecteurs, leurs observations, les suites données et leur communication éventuelle aux salariés et aux représentants du personnel peuvent être utilisés par les travailleurs pour justifier l’exercice de droits de retrait en cascade. Les craintes résidaient également dans le
risque que les alertes pour danger grave et imminent n’aboutissent à la multiplication de procédures en référé initiées par les salariés et les syndicats afin de faire cesser le danger. Sans oublier le pouvoir propre des inspecteurs du travail de saisir le juge des référés sur le fondement de l’article L. 4732-1 du Code du travail. C’est avec ce contexte qu’il faut entendre les notes de la DGT, qui est très vite intervenue, pour éviter ce scénario catastrophe. C’est avec le même contexte que prend sens la note de la DGT, en date du 13 mars 2020, rappelant aux inspecteurs du travail le principe de « l’appréciation souveraine par le juge du fond du bien-fondé du droit de retrait (4) ». Ainsi, le ministère s’autorise à se prononcer sur la légitimité d’un droit de retrait pour le juger illégitime, alors que les inspecteurs du travail sont invités par la circulaire de leur propre administration à ne pas se prononcer et à s’en remettre au juge du fond. Il a été de même s’agissant des alertes des représentants du
personnel pour danger grave et imminent, l’objectif étant d’éviter l’intervention des inspecteurs dans le débat activité essentielle/non essentielle. Sans aller jusqu’à se prononcer directement sur cette question éminemment politique, l’inspection du travail a dû y faire face. En effet, l’évaluation des risques et l’appréciation portée sur les activités télétravaillables ou non faisaient revenir par la fenêtre le débat qu’on
avait voulu chasser par la porte.
L’affaire Amazon illustre parfaitement la difficulté (5), le juge ayant été conduit à préciser les conditions de prévention des risques. Il rappelle,
d’une part, que l’évaluation des risques précède nécessairement l’élaboration des mesures de prévention (6), et, d’autre part, que la régularité de
la procédure d’évaluation conditionne la pertinence de la prévention. Les représentants du personnel de l’entreprise Amazon n’ayant pas été associés à la procédure d’évaluation des risques professionnels nés de la crise sanitaire, le syndicat SUD avait saisi en référé le tribunal judiciaire de Nanterre pour faire cesser le trouble manifestement illicite résultant du défaut de prévention et de l’irrégularité de la procédure préalable d’évaluation des risques. Jugeant la demande du syndicat recevable, le juge des référés a enjoint à la société Amazon de restreindre son activité sous astreinte d’un million d’euros par jour de retard et par infraction constatée dans les différents entrepôts. En guise de mesure de rétorsion à la décision du tribunal judiciaire de Nanterre, Amazon a procédé à la fermeture de l’ensemble de ses entrepôts. La Cour d’appel de Versailles lui a néanmoins ordonné de mettre en œuvre la procédure d’évaluation des risques et de restreindre l’activité de ses entrepôts « à la préparation et l’expédition des commandes de première nécessité ou indispensables au télétravail » dans l’attente de la mise en œuvre des mesures ordonnées, c’est-à-dire une évaluation des risques et des mesures de prévention prévues à l’article L. 4121-12 du Code travail. Sous astreinte ramenée à 100 000 euros par jour et par infraction, la Cour confirme que la consultation-participation des représentants du personnel de l’entreprise à l’évaluation des risques en temps de Covid-19 est préalable à l’élaboration par l’employeur des mesures de prévention ; elle précise également que cette évaluation doit être « pertinente » et que seule l’information et la consultation coordonnées des CSE d’établissements et du CSE central garantissent cette pertinence ; elle définit enfin la chronologie de l’intervention, dans le contexte de crise sanitaire, des différents CSE. Le décalage est total entre, d’un côté, le rappel par le juge judiciaire des conditions légales d’une gestion pertinente des risques, particulièrement en temps de pandémie, et, de l’autre, l’imprécision des consignes d’ordre général émanant des recommandations gouvernementales. Il ne s’agit pas ici d’affirmer que les recommandations – fiches de métier (7) et autres guides pratiques –, notamment lorsqu’elles reposaient sur une analyse précise des secteurs d’activités et de métiers, étaient totalement dépourvues d’intérêt pratique. Le débat est ailleurs, en particulier dans le changement de paradigme peu à peu élaboré par le pouvoir politique. En effet, dès ledébut de la crise, avant même la production de fiches de métiers détaillées, le ministère a substitué, à bas bruit, aux principes généraux de prévention définis par le Code du travail (8) des consignes générales d’ordre essentiellement comportemental (9) en leur attribuant une valeur normative. La DGT a même institutionnalisé cette production infra-normative pendant la pandémie par la promotion de la notion de « droit souple » dans une note en date du 10 juillet 2020 adressée à tous les agents de l’inspection du travail (10). Or les dispositions légales définissent des principes et des règles adossées sur une logique de prévention (supprimer à la source le maximum de risques, évaluer ceux qui ne peuvent l’être, adapter le travail à l’homme, donner la priorité à la protection collective…). C’est pourquoi, en substituant à ces principes de prévention, et à la logique qui en découle, des recommandations de « bonnes pratiques », l’administration transforme l’obligation (11) qui pèse sur l’employeur en matière de préservation de la santé des travailleurs en obligation de moyens (12) qu’elle définit au demeurant de manière restrictive.


III. Une expérience d’intervention pendant la crise du Covid


Les témoignages (13) recueillis auprès des collègues inspecteurs soucieux d’exercer leur mission entre les sollicitations urgentes des salariés et le
nouveau cadre institutionnel d’intervention minimale convergent : ce fut un parcours du combattant pour traiter notamment les alertes pour danger grave et imminent.
Toute une partie de leur activité pendant cette période a consisté à justifier auprès de leur hiérarchie la nécessité d’un contrôle. En un mot, une grande partie du temps de travail des inspecteurs a été consacrée à la négociation avec la hiérarchie pour obtenir qu’elle valide ou, en tout cas, qu’elle ne s’oppose pas à une action de contrôle envisagée par l’agent. Refuser cette négociation préalable ou ne pas obtenir l’approbation de sa hiérarchie revenait s’exposer à la remise en cause de son action par cette dernière, voire à une répression immédiate.Les difficultés rencontrées par certains collègues à Lille ou dans la Marne, auxquels l’administration s’est directement opposée à l’occasion de procédures en référé, en témoignent. Il a fallu une grande détermination aux agents pour mener à terme leur action, et ce d’autant plus que la délégitimation de leur
action a renforcé l’arrogance ou le dédain de certains employeurs à leur égard. L’absence de réponse aux demandes formulées ou l’envoi d’une réponse standardisée se fondant sur la lettre des recommandations gouvernementales ont fréquemment entravé l’action des inspecteurs. Si certains référés ont pu aboutir, c’est grâce au courage d’inspecteurs et d’inspectrices – dont Anthony Smith – qui ont « payé les pots cassés ». Leur détermination et la réaction intersyndicale qui s’en est suivi ont permis à d’autres inspecteurs d’emprunter la même voie. Mais il n’en demeure pas moins que le contrôle hiérarchique exercé sur l’exercice des prérogatives des agents de l’inspection du travail est pour l’heure institutionnalisé. Il pèse tout particulièrement sur le pouvoir propre d’agir en référé que leur confèrent notamment les articles L. 4732-1 et L. 4132-4 du Code du travail, ce qui ne va pas sans interroger l’avenir de la fonction traditionnelle de l’inspection du travail.


IV. Où va l’inspection du travail ?


Doit-on craindre que le renforcement de l’assujettissement hiérarchique des inspecteurs, comme la substitution d’un droit souple (guides de bonnes pratiques) aux règles définies par le Code du travail, ne conduise à une remise en cause des fondements mêmes de l’inspection du travail ?
À cet égard un petit détour historique (14) sur la façon dont l’inspection du travail a dû, à l’aube du capitalisme, trouver une place face à des institutions et à des projets concurrents ne paraît pas inutile pour éclairer sur les risques liés à la fuite en avant actuelle.


A. De la prévention organisée par l’entreprise…
Entre les premières lois sociales de 1841 (15) et la création par la loi du 2 novembre 1892 d’une inspection du travail comme corps d’État, seul
organe habilité à franchir le seuil des ateliers pour veiller au respect des lois sur le travail, il s’écoule près de cinquante années. Cinquante années pendant lesquelles le patronat n’a de cesse de vouloir maintenir la puissance publique hors du champ des relations de travail. Afin de conjurer le spectre d’une intervention publique dans l’entreprise, il promeut un paternalisme affichant une préoccupation pour la santé des travailleurs à travers des techniques de prévention dont la « politique de prévention privée » développée par Engel Dollfus dans ses usines de Mulhouse constitue l’une des illustrations les plus fameuses. Il s’agit essentiellement de « prévenir » l’intervention de l’administration. Si une première
tentative de création d’une inspection du travail par la loi du 19 mai 1874 relative au travail des enfants échoua (16), les premiers « préventeurs (17) » du privé avaient déjà été mis en place par les entreprises, avec pour mission de préconiser des techniques de prévention et de veiller à leur respect. En 1887, est créée « l’Association des industriels de France contre les accidents du travail », dont Engel Dollfus est partie prenante, qui met en place ses propres inspecteurs rémunérés par elle. Les techniques de prévention préconisées encadrent l’ouvrier jusqu’à son domicile, lequel se trouve souvent intégré à l’espace usinier. Leur efficacité repose sur l’obligation morale, le patron « prévenant », soucieux de l’intégrité physique
de ses salariés, étant en droit d’attendre en retour un travail « reconnaissant ». « Sécurité » va de pair avec « efficacité ». Cette « prévenance » est la lointaine ancêtre de l’actuelle « bienveillance » promue par l’idéologie managériale contemporaine dont la contrepartie réside dans l’implication des salariés dans la sécurité de leurs conditions de travail.


B. … à l’inspection du travail
L’organisation d’un corps d’État d’inspecteurs du travail recrutés uniquement sur concours n’est effective qu’avec la loi du 2 novembre 1892 quasi
contemporaine de la première loi générale sur les techniques d’hygiène et de sécurité du 12 juin 1893 (18).
La concurrence entre l’inspection du travail et les associations de prévention privée est souvent rude et les frictions sont nombreuses entre inspecteurs privés et inspecteurs officiels. Les inspecteurs du travail apprécient la conformité des mesures d’hygiène et de sécurité dans l’entreprise aux exigences légales. Même s’il revient aux tribunaux de juger en dernier ressort de la responsabilité des industriels, une
telle ingérence dans le fonctionnement de l’entreprise est jugée intolérable par le patronat et ses préventeurs (19). De plus l’inspection du travail, en raison de ses rapports étroits avec les organisations ouvrières – sous forme d’échange d’informations –, est accusée d’alimenter indirectement les revendications ouvrières, alors que les associations préventives, clientes des entreprises, sont inoffensives à l’égard du pouvoir patronal. Le conflit entre les deux institutions s’atténue dans le courant du XXe siècle bien que les structures de la prévention privée subsistent. Ainsi, en 1928, l’UIMM se dote d’une « commission de prévention » chargée de la tenue des statistiques sur les accidents du travail, l’Organisation des cadres de
la prévention, de la propagande et des applications pratiques de la prévention. À la veille de la seconde guerre mondiale, les compagnies d’assurance s’en mêlent également en affirmant leur rôle préventif. L’idée est toujours la même : promouvoir une « prévention intégrée » faite de gestion personnalisée de la prévention et de paternalisme induisant une certaine psychologie de l’adaptation à la situation de travail. Il faut obtenir des ouvriers qu’ils soient les principaux artisans de leur sécurité par le rappel de leur vigilance quant au risque d’accident du travail. La discipline n’est jamais loin. Mais il faut également que la prévention soit compatible avec les impératifs de la production. Les usines du Creusot vont ainsi
associer prévention et production.

Si, dans cette concurrence entre inspection officielle et prévention privée, la primauté de l’inspection du travail dans la lutte pour l’hygiène et la sécurité s’est affirmée, l’idéologie de la prévention privée n’a jamais complètement disparu et ressurgit périodiquement.


C. Le retour de la prévention privée pendant la crise du Covid et son influence sur la mission de l’inspecteur du travail
La volonté du gouvernement de poursuivre l’activité du secteur BTP – secteur économiquement porteur – pendant la pandémie illustre bien cette
tendance à « l’éternel retour ». C’est pourquoi la ministre du Travail a passé commande d’un guide des bonnes pratiques censées garantir la sécurité des travailleurs. Pour répondre à cette demande, on a vu ressurgir l’OPPBTP (Organisme professionnel de prévention du bâtiment et des travaux publics). Cet organisme paritaire de préventeurs, créé en 1947, qui avait abandonné sa fonction de contrôle dans les années 1980, s’est ainsi retrouvé au premier plan pour résoudre la quadrature du cercle : faire redémarrer à tout prix la production tout en affirmant garantir la santé et la sécurité des salariés du BTP (20).
À promouvoir tous azimuts la prévention par de bonnes pratiques comportementales en lieu et place des règles du Code du travail, il ne faut pas s’étonner de voir renaître les préventeurs privés. Mais à délégitimer la réglementation du travail, pour lui préférer des « recommandations », et plus généralement le « droit souple », et par voie de conséquence remettre en cause la fonction de contrôle de l’inspection et les dispositifs répressifs, qui la garantissent, ne risque-t-on pas, à terme, de ne plus être en mesure de justifier l’existence de l’institution ? La période est, certes, exceptionnelle mais il n’en demeure pas moins que, si une telle politique devait perdurer, la conception historique de l’inspection du travail, confortée par les conventions de l’OIT, pourrait s’effacer au profit d’une gestion autonome de la sécurité accompagnée par des préventeurs. Pareille évolution est dans l’air du temps libéral. Il faut espérer que la DGT en soit consciente.
Demeure une ultime question : celle des pratiques des inspecteurs sur le terrain. Qu’attend-on d’eux ? Ont-ils vocation à demeurer les agents de contrôle des conditions de travail dont la fonction est de préserver la santé et la sécurité des travailleurs, ou à se transformer en préventeurs ou accompagnateurs des employeurs visant à faire respecter les « bonnes » pratiques nécessaires à la poursuite de l’activité économique ? La frontière est parfois ténue et il n’existe pas de réponse univoque et hors-sol à la question. Sans une vigilance permanente sur notre posture professionnelle, nous pourrions nous retrouver impliqués dans des interventions dont nous ne maîtriserions plus ni le sens ni la finalité. Et ce, au profit d’un nouveau paternalisme du XXi e siècle orienté vers le contrôle du comportement des salariés et du port des équipements de protection individuelle
(EPI). Une telle inspection du travail perdrait peu à peu son sens et sa raison d’être. Inspecteur du travail garant du respect des limites légales à l’exploitation capitaliste du travail ou préventeur au service de la continuité de l’activité économique ? Il faut choisir.

(1) Les thèmes sont les suivants : enquêtes relatives aux accidents du
travail graves ou mortels ; interventions consécutives à l’exercice
d’un droit d’alerte en cas de danger grave et imminent, dans le
cadre de l’article L. 4132-4 du Code du travail ; atteinte à l’intégrité
physique et morale des travailleurs, à leur dignité (harcèlement
sexuel, maltraitance de jeunes travailleurs…) ; atteinte aux droits
fondamentaux (traitements inhumains, hébergement indigne…).
(2) C. trav., art. L. 4131-1.
(3) C. trav., art. L. 4131-2.
(4) À propos de l’affaire Renault-Sandouville, v. B. Rollin, « À la
demande notamment d’un syndicat, le juge des référés se fait
garant de la régularité de la procédure de consultation du CSE et
de la suffisance des mesures de prévention », Dr. ouv., 2020, p. 576.
(5) TJ Nanterre,14 avril 2020 et en appel Versailles, 24 avril 2020, n o 20-
011993 ; v. C. Gallon « De Lille à Nanterre en passant par Versailles :
les points cardinaux du droit à la sécurité en temps d’épidémie »,
Dr. ouv., 2020, p. 305.
(6) C. trav., art. L. 4121-3.Le Droit Ouvrier • OCTOBRE 2020 • no 866684
(7) V. G. Koubi, « Covid-19 : des “fiches conseils métiers” du ministère
du Travail, Dr. ouv., 2020, p. 515.
(8) C. trav., art. L. 4121-2.
(9) Limiter le nombre de personnes dans les locaux, gérer les flux
d’entrées et de sorties, matérialiser au sol la distanciation sociale,
se laver les mains, éternuer dans son coude... (https://www.
gouvernement.fr/info-coronavirus).
(10) Le juge administratif a en effet accepté de connaître de certains
actes de « droit souple » définis comme des « actes ayant pour
objet de modifier ou d’orienter les comportements sans créer pour
autant par eux-mêmes de droit ou d’obligation et présentant un
degré de formalisation qui les apparente aux règles de droit ».
(11) Certes, depuis l’arrêt Air France du 25 novembre 2015, l’intensité
de l’obligation de sécurité a été atténuée mais demeurait
néanmoins une obligation de moyen renforcée.
(12) V. la déclaration de Mme Pénicaud dans l’émission Le Grand
Jury RTL/Le Figaro/LCI : « La loi prévoit que les employeurs sont
responsables de mettre en place les protections, ils ne sont
pas responsables si quelqu’un est malade à la fin » (www.
capital.fr/economie-politique/muriel-penicaud-appelle-les-
employeurs-a-la-responsabilite-pour-la-mise-en-place-de-
moyens-de-protection-1366084 ).
(13) Pour des raisons évidentes de sécurité afin d’éviter d’éventuelles
procédures disciplinaires, nous ne citerons ici aucune entreprise
ni aucun agent nommément. Les témoignages et faits rapportés
sont cependant bien réels.

(14) Nous nous basons ici sur les travaux de Vincent Viet, historien au
CNRS, notamment sur sa brochure « L’inspection du travail dans
la course aux techniques d’hygiène et de sécurité », publiée en
1992 par l’Association pour l’étude de l’histoire de l’inspection
du travail.
(15) La première de ces lois fut celle du 22 mars 1841 sur le travail des
enfants employés dans les manufactures, un an après le célèbre
rapport du docteur Villermé qui interdit même aux libéraux les
plus virulents de méconnaître la « question sociale » résultant
de l’exploitation violente et de la grande misère des classes
laborieuses.
(16) 15 postes d’inspecteurs divisionnaires rémunérés par l’État
avaient été créés mais l’obligation de composer avec les
inspecteurs départementaux nommés et rémunérés par les
conseils généraux vint entraver leur indépendance.
(17) Le préventeur est une personne chargée de la prévention des
accidents – du travail d’abord, routiers par la suite. Sa fonction
est médiatrice par la préconisation de mesures de prévention de
l’accident.

(18) Cette loi étendait les premières prescriptions concernant
l’hygiène et la sécurité des travailleurs à « toutes les manufactures,
fabriques et tous les chantiers, ateliers de tout genre et leurs
dépendances ».
(19) Certains inspecteurs ont témoigné de ce que les associations
préventives « sont sorties de leur mission » en défendant leurs
affiliés devant les tribunaux.
(20) Ce guide fait essentiellement des préconisations comportementales
aux salariés. L’on trouvera, par exemple page 3, la possibilité de
travailler à moins d’un mètre d’une autre personne si le salarié
est muni d’un masque FPP1, il s’agit d’un masque qui n’offre
aucune protection réelle contre le risque infectieux… www.
preventionbtp.fr/documentation/Explorer-par-produit/
Information/Ouvrages/Guide-de-preconisations-de-securite-
sanitaire-pour-la-continuite-des-activites-de-la-construction-
Covid-19 .

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