En effet, nous ne sommes pas au commencement d’une histoire. La politique ou les politiques de la ville sont dans l’actualité depuis quatre décennies. S’interroger sur leur « pertinence » et ce qu’il conviendrait d’accompagner voir de corriger, sonne comme une évidence.
C’est pour répondre à la crise sociale que vivait de nombreux/ses habitant.e.s des grands ensembles, des banlieues populaires suite aux politiques de désindustrialisation qu’au début des années 1980 la nécessité d’une réflexion prenant en compte le social, l’économie et l’urbanisme est né.
Précarité, mal-vie, ségrégation s’enkystaient dans les cités populaires. La mort du petit Taoufik au pied du bâtiment Renoir en 1983 à La Courneuve, les émeutes dans le quartier des Minguettes, à Vénissieux ou encore « la marche pour l’égalité et contre le racisme » nous disait déjà combien la crise économique et sociale avec ses corollaires le chômage, les replis sur soi, le racisme fragmentait notre société et mettait à mal notre République. Des réponses devaient être proposées, mais des réponses qui devaient se dégager de tout esprit de suffisances de la part de nos « élites ». Elles nécessitaient de regarder les habitant.e.s des quartiers populaires avec confiance et donc sans apriori sans relent raciste, sans démagogie. La société française devait être capable d’égalité et de reconnaitre que les citoyen.ne.s des banlieues portaient le présent et l’avenir. Au fond, il était temps de faire de re-rentrer la République sur ces territoires.
Cette nécessité était d’autant plus forte qu’en 1981, l’élection de François Mitterrand avait soulevé de grands espoirs. Malheureusement, on peut dire que « la gauche a manqué son rendez-vous avec les quartiers populaires ».
Non pas qu’il n’est rien été fait tout au long de ces années, depuis les mesures de 1977 nommées « habitants et vies sociales » ou « la loi d’orientation sur la ville » (LOV) votée en juillet 1991.
Mais en vérité, tout au long de ces quarante dernières années les politiques de droit commun se sont effritées, bien qu’on essayait de le masquer par quelques subsides qui s’affichaient derrière des noms ronflants.
On a parlé de Zones d’éducations prioritaires en 1981, de Banlieues 89 comme un clin d’œil à la Révolution Française, de Pacte de relance en 1996, de grand projet de ville, d’Agence nationale pour la rénovation urbaine (ANRU), et des préfèt.e.s à l’égalité des chances ont été créé.e.s à la suite de l’embrasement des banlieues de 2005.
Ainsi, depuis plus de 40 ans se sont succédés une multitude de mesures. Elles ont pu faire illusion sur le fait qu’on s’occupait du présent et de l’avenir des habitant.e.s des quartiers populaires au point même que certain.e.s, notamment du côté d’élu.e.s du Rassemblement National, veulent faire croire que l’argent public « coule à flot » sur ces territoires et qu’il est gâché, afin de tirer la conclusion que la responsabilité des difficultés seraient à mettre sur les habitant.e.s eux-mêmes.
Mais la réalité est autre. Malgré l’engagement avec passion d’élu.e.s, d’ associations, d’habitant.e.s, des cadres et des institutions publiques qui ont donné le meilleur d’eux même, les enfants, les jeunes, les familles populaires, n’ont pas vu leurs vies changer, faute de moyens suffisants.
Ainsi, si ces quartiers se sont physiquement transformés avec des espaces publics requalifiées, des logements démolis, réhabilités, reconstruits, apportant un confort de vie nouveau… c’est sur le « dur » que l’effort a été fait, via notamment l’engagement financier de l’ANRU. Et il fallait le faire. Mais en même temps, dans ces mêmes lieux, on a fermé l’accueil de la Sécurité sociale, celui de la CAF, de la Poste…. contribuant à vider ces quartiers des services indispensables, quitte à ouvrir dans l’urgence des vacations « France Service ».
On investit dans le « bâti » et on laisse l’humain se dégrader ?
Sans doute traine-t-il dans un coin de la tête de nos élites l’idée que l’argent investi dans le dur, l’est dans du solide, potentiellement «marchandisable», qui pourra fructifier. Renvoyant l’idée que le bâti est un investissement, alors les dépenses sociales sont des coûts et donc un investissement à fond perdu qu’il faut maitriser. Quelle hérésie, quelle ignorance des réalités de ces lieux de vies !
Il est là le vice de forme.
C’est pourquoi on parle toujours en 2023 de 1514 quartiers en grande fragilité. Cela concerne 5.4 millions de personnes, parmi lesquelles 42 % vivent sous le seuil de pauvreté. Et connaissent, comme à La Courneuve, un indice de développement humain (IDH, indice qui cumule une évaluation de la population en matière d’éducation, de santé, de revenu) de 0,27 contre 0,89 à Neuilly-sur-Seine (i).
Pourtant ce sont des lieux pleins de vitalité, plein de jeunesse.
Des lieux où le monde se croise, s’apprivoise, où on co-construit son destin faisant la démonstration qu’il est possible de vivre ensemble.
Des lieux où vivent ces indispensables qu’on a tant et si justement applaudit pendant le COVID (caissières, aides-soignants, agents public...)
Alors sauf à considérer que ces 5,4 millions d’habitants ne sont que des supplétifs sans importance, il est temps de sortir de l’hypocrisie qu’on nous impose depuis 40 ans pour porter une vrai ambition d’épanouissement.
Trois défis sont devant nous.
Le premier auquel on devra répondre sera de faire en sorte que la République traite enfin ses quartiers sur un pied d’égalité.
Les politiques publiques sont balbutiantes, là où il faudrait qu’elles soient les mieux armées. L’Atlas sur les inégalités publié par la ville de La Courneuve est sans appel.
Il pointe par exemple le fait que « Pôle Emploi » dispose de deux fois moins de conseillers pour suivre les chômeurs qu’au plan national, alors qu’il y a un taux de chômage trois fois supérieur à la moyenne nationale? Comment penser changer que les situations des privés d’emplois dans ces conditions ?
Cette réalité, nous la vivons sur tous les plans. Éducation, police, justice, service sociaux, accueil de la petite enfance…..
Il n’est plus tolérable, après le rapport Cornut-Gentille, qui a eu le mérite d’objectiver l’effacement des politiques publiques de droit commun en Seine-Saint-Denis, que la République continue à accepter ce déni d’égalité. Il est donc essentiel que le droit commun fasse son retour, partout en France où cela se pose.
Et pour cela, nous ne pouvons accepter, comme ce fut le cas après la loi Lamy au moment de la contractualisation des anciens contrats de ville, que l’objectif soit de rétablir l’égalité dans les cinq ou dix ans. Le gouvernement parle de « quartier 2030 ». Ce n’est pas acceptable.
C’est tout de suite que les habitants ont besoin de voir leur vie changer. Si on peut se féliciter du signe fort qu’a été le dédoublement des classes de grandes sections de maternelle, de CP et CE1, l’ambition doit être générale. Aller au bout sur l’école avec la reconstitution effective des RASED pour accompagner les troubles cognitifs des enfants, relancer la médecine scolaire, assurer les formations des enseignants. Et nous avons besoin de faire de même pour toutes les grandes politiques publiques.
Il faut pour cela oser parler moyens. Un mot trop absent dans la bouche du nouveau ministre de la ville.
Bien évidemment, on doit être capable d’adopter les réponses au plus près des vécus, de faire du sur mesure comme on l’entend.
Bien évidemment, on doit mettre plus et mieux les habitants au cœur des processus, pour entendre leurs avis, leurs propositions, avoir le droit à l’expérimentation, remobiliser les énergies…etc. Même si on est en droit de se demander jusqu’à quel point le creusement des inégalités et la montée des injustices sont compatibles avec un exercice apaisé de démocratie.
Mais croire ou faire semblant de croire que l’on y arrivera sans un vrai choc de moyens humains et financiers serait malhonnête, et ne pourrait conduire qu’à de nouvelles et terribles désillusions. Prenons conscience que la résilience de ces populations à des limites. Elle ne pourra pas accepter, à raison, qu’indéfiniment les mêmes causes, l’injustice, les discriminations, produisent les mêmes effets.
Il y a urgence à ce que les classes populaires des banlieues soient concernées par une plus grande part de la redistribution des richesses. Parce que c’est bien de « répartition » comme choix politique dont il s’agit. Les classes populaires sont fatiguées d’attendre d’hypothétiques ruissellement des logiques actuelles, de celles annoncées par le Président de la République à celle d’un métropolisation dont le seul résultat et le creusement des inégalités territoriales.
Le deuxième défi sera de rompre avec la déshumanisation de nos sociétés et particulièrement au cœur de ces cités.
Aujourd’hui, au cœur des quartiers, dans l’ensemble des services publics et sociaux, on ne conçoit la modernité qu’au travers la réduction de la présence humaine.
Sous prétexte qu’avec un clic on s’inscrit, on renvoie la présence humaine à la seule police pour le respect des règles.
Comment penser résorber les déficits d’accès aux droite (30 % des habitants ne font pas valoir tout leur droits) si on s’obstine à ne concevoir le fonctionnement des services publics qu’en terme de réduction de dépenses du personnel.
La mal vie, la solitude, le désespoir, les difficultés sociales … ce n’est pas du virtuel. Accueillir l’autre, écouter, favoriser l’accès aux droits, «rendre service» c’est autant d’humanité qu’il est essentiel à recréer pour éviter les replis sur soi et faire vivre du commun, favoriser de nouvelles dynamiques humaines.
Par exemple, l’école des quatre jours a été un vrai recul dans une ville comme La Courneuve. Le samedi matin était un moment précieux de rencontre entre les parents et les enseignants, facteur de médiation de co-éducation, permettant des moments d’animation ou tout le quartier se retrouvait. Une réalité en voie de disparition fragilisant les enfants, les familles et l’école.
Non, décidément, on ne peut continuer à penser le devenir de nos quartiers populaires de manière désincarner en ignorant les réalités des fractures et des privations qui s’y nouent.
Le troisième défi sera d’accepter de faire confiance aux acteur·ices de ces territoires.
Pour cela, on pourrait s’appuyer sur le Conseil National des Villes, des Associations comme Villes et Banlieues, les initiatives de l’appel de Grigny et les représentants des conseils de citoyens. Afin de faire le point permettant d’ici juillet de formuler une série de propositions chiffrées qui seraient mise en débat pour déboucher sur un plan ambitieux, co-construit et non imposé d’en haut pour la fin d’année.
Il est temps de donner enfin leur chance à ces territoires, ces jeunes, ces hommes et ces femmes qui les habitent, qui font la démonstration au quotidien d’un sens aigu de la solidarité, d’une résilience hors du commun. Afin que leurs attentes, celle de vivre dignement, deviennent réalité.