L'Art de la joie, entreprise littéraire au service d'une femme : Modesta, la communauté de vie qu 'elle a créée autour d'elle et les idées très novatrices qu'elle porte - idées qui ont façonné l'Italie du XXème siècle – rendent les 600 pages de ce roman extrêmement dense.
Le livre, construit d'un bloc, se partage cependant en deux parties. La première est l'ascension d'une jeune femme qui se construit dans les épreuves mais réussit néanmoins tout ce qu'elle entreprend. La seconde partie , plus complexe est beaucoup plus introspective.
Le roman se déroule dans une succession de huis-clos, où les sentiments et les engagements ne sont jamais grandiloquent. La romancière utilise de nombreux procédés littéraires , dialogues, journal intime, monologue intérieur afin de multiplier les points de vue. Dans la seconde partie nous sommes souvent au cœur du processus de pensée des acteurs du roman à l'instar de Faulkner et du mouvement littéraire qu'on appellera le courant de conscience. La chronologie est ainsi abolie, les personnes apparaissent ou disparaissent au gré des imaginaires, bien que Modesta garde en toutes circonstances, les pieds bien sur terre. Pour moi Goliarda Sapienza est à la Sicile ce que Faulkner a été pour le sud profond des États-Unis. Elle montre comment fascisme et mafia ont su mettre à profit les structures ancestrales de la Sicile.
Modesta, c'est bien sûr la liberté, le féminisme , la révolution et l'amour.
L'amour libre certes, la bisexualité vécue naturellement dans la communauté à condition – ce que Joyce, l'amie de Modesta vivra douloureusement - que l'esprit soit libéré de tout fascisme contraignant les corps à leur insu.
Le féminisme, oui mais de manière très concrète, pas seulement à travers le portrait de la femme puissante qu'est Modesta mais aussi et elle n'y est pas pour rien, parce que toutes les femmes du roman sont volontaires et déterminées.
La révolution bien sûr mais dans les esprits et le comportement au quotidien,qui parfois n'exclut pas la violence. Le traumatisme du fascisme réel supplantant un communisme imaginaire. La bataille dans les têtes fait rage et parfois Goliarda Sapienza convoque Gramsci - philosophe et politologue mort en 1937 que connaissait très bien sa mère - à sa rescousse.
Dans ce roman, la liberté est partout, la communauté est libre même si les problèmes financiers sont bien souvent réglés par des artifices , mais en littérature tout est possible. La communauté ne souffre d'aucune aliénation, elle n'est qu'esprit.
Un roman est toujours un peu autobiographique et celui-là sans doute plus que d'autres, mais Modesta, cette maîtresse femme qui gouverne cette communauté faites de liens familiaux et d'amitiés, n'est pas pour moi le portrait de l'autrice mais plutôt de sa mère la militante politique Maria Giulice. La romancière se cachant plutôt dans le foisonnement de vie des autres personnages du roman.
Goliarda Sapienza n'est pas Modesta, c'est seulement à la littérature qu'elle veut se consacrer. Aussi lorsqu'en 1967 elle entreprend la rédaction de ce roman, elle ne sait pas encore qu'il sera maudit, comme le remarquera bien plus tard Angelo Pellegrino son dernier compagnon. Elle a une confiance absolue dans la littérature et consacrera 10 ans de sa vie à l'écriture de ce livre, ce sera pour notre plus grand plaisir.
La joie, certainement tant Modesta son héroïne s'y emploie mais sans doute pas le bonheur.