BREF HISTORIQUE DU « RAPPROCHEMENT »
L’euphorie originelle
Initié en 2003 et concrétisé en mai 2004, le « rapprochement » fut l’œuvre de Jean-Cyril Spinetta, PDG d’Air France, et Leo van Wijk, son homologue de KLM.
Entre KLM, en position difficile au sortir d’un plan social dur, et Air France en bonne santé, c’était l’euphorie d’un « rapprochement1 » innovant pour l’époque dans le transport aérien. Le modèle assumé était « l’alliance Renault-Nissan » (autre euphémisme !).
En pratique, après une fusion-absorption de KLM par Air France, était créée une holding (Air France-KLM), ayant pour filiales à 100% les compagnies Air France et KLM. Air France-KLM avait comme actionnaire de référence (minoritaire) l’Etat français. Les salariés et anciens salariés d’Air France, possédaient environ 10% du capital. Le reste du capital était flottant.
Mais, pour préserver les intérêts néerlandais2, Air France-KLM ne possédait que 49% des droits de vote dans KLM. Les droits de vote majoritaires étaient détenus par les Néerlandais, regroupés en deux « fondations », ainsi que par l’Etat néerlandais. Cette situation devait disparaître pour donner un pouvoir de décision majoritaire à Air France-KLM. Sans doute pour ménager les susceptibilités néerlandaises3, Air France-KLM a renoncé à obtenir la majorité des droits de vote.
Des « malentendus » et un ressenti croissant
Si les débuts furent plutôt prometteurs, les premières dissensions sont intervenues progressivement, chaque partie accusant l’autre d’arrogance. Pour les Français, trop de concessions étaient faites aux Néerlandais, qui n’en faisaient aucune. Pour les Néerlandais, les Français étaient interventionnistes, malgré des résultats insuffisants et un mauvais climat social.
Voici, parmi d’autres, deux points de crispation :
- Le regroupement des décisions stratégiques au niveau Air France-KLM, initiée par Jean-Cyril Spinetta et qu’Alexandre de Juniac4, son successeur, n’a pu concrétiser. L’exemple le plus patent est l’échec du « cash pooling » début 2015. Il s’agissait de gérer la trésorerie des filiales au niveau de la holding, comme dans la plupart des groupes. KLM se révolta, le gouvernement et le Parlement néerlandais furent appelés en renfort, sur le thème « les Français veulent prendre [et dépenser !] notre argent ». Le projet échoua et laissa des traces durables…
- Les meilleurs résultats de KLM par rapport à ceux d’Air France permirent une plus grande croissance de l’activité côté néerlandais. Ceci entraîna un fort mécontentement des salariés français, et notamment des pilotes5.
Au fil des années, l’ambiance s’est détériorée entre les salariés, les syndicats, voire les dirigeants d’Air France et de KLM.
UNE PRISE DE PARTICIPATION « INAMICALE » ET INEDITE
Comme un acte de « raider »
En premier lieu, les observateurs ne manquent pas de s’étonner sur la forme de cet acte fort. Le Parlement néerlandais en a été informé « dans le secret ».
A entendre Bruno le Maire « prendre acte », le gouvernement français n’a visiblement pas été informé de cette opération, qui a débuté le 21 février. Même commentaire du côté d’Air France-KLM. Ce qui en dit long, d’une part sur la capacité à détecter des mouvements suspects sur les marchés d’une part et sur les relations franco-néerlandaises d’autre part.
Soyons réalistes, ce genre d’opération n’est jamais précédée d’une publicité tonitruante, ne serait-ce que pour l’influence qu’elle peut avoir sur le cours de l’action d’une société cotée.
Nous avons entendu les cris de ceux qui s’offusquent de ce « raid » « inamical » d’un Etat européen sur une société française. Mais plutôt que de nous attarder sur la forme, certes spectaculaire et inédite, intéressons-nous au fond.
Le contexte
L’effet de surprise passé, il est loisible de s’interroger sur le « timing » de cette opération :
- Pieter Elbers, ayant approuvé par écrit la stratégie organisationnelle de Ben Smith, sera renouvelé comme CEO de KLM et promu Directeur général délégué d’Air France-KLM, à l’instar d’Anne Rigail (Directrice Générale d’Air France)
- Sur le plan stratégique, le centre de décision sera renforcé au niveau d’Air France-KLM, en particulier pour les alliances et la gestion de la flotte6
- Ben Smith sera nommé au conseil de surveillance de KLM lors de la prochaine assemblée générale des actionnaires.
Le 20 février, les résultats annuels 2018 furent annoncés, en ligne avec ceux de 2017, le bénéfice net étant sensiblement amélioré. Le front social Air France était éclairci, les accords salariaux étant signés avec les trois catégories de personnel. Les nuages semblaient se dissiper. Seule ombre au tableau : KLM a contribué pour 80% au résultat positif, et Air France pour 20% seulement.
Dès le lendemain, le gouvernement néerlandais commençait secrètement l’acquisition d’actions Air France-KLM et annonçait le 26 février (dernière limite pour informer l’AMF) sa prise participation capitalistique, achevée le 27 février.
Essayons maintenant d’en analyser les effets possibles à court et moyen terme.
QUELLES CONSEQUENCES POUR LE GROUPE AIR FRANCE-KLM ?
Conséquences à court terme
A la date du 27 février, on peut estimer ainsi la répartition du capital d’Air France-KLM7 :
- Etat français : 14,3%
- Etat néerlandais : 14%
- China Eastern Airlines : 8,76%
- Delta Airlines : 8,76%
- Salariés Air France : 3,9%
- Pilotes KLM : 2%
- Autocontrôle Air France-KLM : 0,3%
- Flottant : 47,98%
La première inconnue concerne les intentions réelles de l’Etat néerlandais. La première justification avancée, « préserver les intérêts de KLM et de l’aéroport de Schiphol » semble un peu courte. Air France-KLM n’a jusqu’à présent jamais porté atteinte à ces intérêts, comme en témoigne la montée constante de la capacité et du nombre de vols de KLM sur l’aéroport de Schiphol8. De plus, le « transfert de vols de Schiphol vers Roissy Charles de Gaulle » relève de la pure fiction.
Les accords de 2003, qui étaient précisément destinés à préserver les intérêts néerlandais, ont toujours été respectés. Seule exception : à partir de 2007, un accord a porté à 5 sur 9 le nombre de membres du conseil de surveillance de KLM nommés par Air France-KLM.
Alors, quel but ? Malgré ses froncements de … cils, le gouvernement français a rapidement passé l’éponge sur la méthode utilisée par les Néerlandais. Mieux : les accords d’octobre 2003, nous l’avons vu très favorables aux Néerlandais, vont être revus.
Par ailleurs, l’Etat néerlandais a déclaré à l’AMF9 « avoir l’intention d’étudier la composition du conseil d’administration d’Air France-KLM et de demander une représentation équitable et conforme à sa participation au capital ».
Quelles sont les « cibles » ?
- En premier lieu, le conseil d’administration d’Air France-KLM. L’Etat néerlandais juge que les Français y sont sur-représentés. Nul doute que cela pourrait changer, peut-être dès la prochaine assemble générale des actionnaires de mai 2019
- La présidence du conseil d’administration10. La présidence d’Anne-Marie Couderc, déjà prolongée, n’avait pas vocation à aller au-delà de 201911. Mais, dans une position d’attente, une nouvelle prolongation pourrait survenir
- Le conseil de surveillance de KLM. Actuellement, les 5 membres désignés par Air France-KLM sont français. Il suffirait qu’un membre néerlandais soit désigné par Air France-KLM pour que la majorité des membres soient néerlandais.
La centralisation des décision stratégiques au niveau d’Air France-KLM pourrait également être revue. A l’heure actuelle, les systèmes d’information les plus sensibles sont communs, les activités passagers et cargo sont communes, ainsi que l’activité industrielle (maintenance12). Ce qui pourrait être remis en cause pourrait être (à nouveau) la gestion de la flotte et des alliances…
A plus long terme…
On pourrait fantasmer sur des intentions obscures des Néerlandais. Pactes d’actionnaires cachés, tentatives de prise de contrôle avec d’autres actionnaires, même très minoritaires (la moitié du capital est flottant).
Ce qui est clair, c’est que seule KLM intéresse les Néerlandais. Ils n’ont jamais manifesté l’intention de s’immiscer dans la gestion d’Air France (tout en la critiquant !). Mais ils ont l’intention de garantir leur « indépendance ». Au sein d’Air France-KLM, bien sûr, car ils ont tout à y gagner.
KLM (14% du capital) aurait l’aide de ses pilotes (2% des actions) et de Delta13 (8,76% de actions). Soit, à l’horizon de l’assemblée générale 2021, lorsque chacun aura des droits de vote doubles, une part importante des droits de vote ! De quoi prendre de grandes décisions, en extrapolant : installer le siège d’Air France-KLM aux Pays-Bas14, transformer le « groupe » Air France-KLM en simple holding financière, garantir l’autonomie de décision de KLM… tout en contrôlant le conseil d’administration d’Air France.
Ainsi, pourraient se rejoindre la logique financière et les intérêts de tous les actionnaires, à savoir développer et valoriser Air France-KLM, et récompenser les actionnaires de leurs investissements. Ce n’est pas encore une évidence dans la totalité des esprits français.
Terminons par une opinion révélatrice des Français au sujet des Néerlandais, entendue souvent chez les cadres dirigeants d’Air France : « Ce qui est à eux est à eux, ce qui est à nous est négociable !». Ambiance…
__________________
NOTES
- « Rapprochement » a été le terme officiel et obligatoire utilisé par Air France à partir de 2004. « Fusion » et « rachat » étaient bannis !
- Il y a toujours eu de la part de la partie française une volonté de ménager les susceptibilités présumées ou réelles des Néerlandais. Cela témoigne peut-être d’une difficulté culturelle française d’assumer la position d’acheteur vis-à-vis d’une entreprise étrangère
- L’accord initial devait être revu tous les quatre ans pour parvenir progressivement à un contrôle total de KLM par Air France-KLM (100% des votes au conseil de surveillance). Ceci ne s’est jamais concrétisé (voir note 2)
- Il s’agissait de regrouper au niveau Air France-KLM la gestion commerciale, économique et industrielle des trois activités : passager, cargo et maintenance, ce qui fut fait. Ce fut le cas aussi pour les systèmes d’information. D’autres décisions eurent des effets plus mitigés, concernant notamment le digital en particulier. Pour la gestion de la flotte et les alliances, on en est toujours au stade des bonnes intentions
- Les syndicats de pilotes d’Air France avaient conclu avec leurs collègues de KLM et la Direction un accord d’équilibre de l’activité entre Air France et KLM (nombre d’heures de vol et SKO (sièges.kilomètres offerts). Cet accord, dit « production balance» avait pour effet de figer la part d’activité au sein d’Air France-KLM, au départ de Roissy-Charles de Gaulle pour Air France et au départ de Schiphol pour KLM. Les bons résultats de KLM ont entraîné une croissance au-delà des limites définies dans cet accord. A noter que dans l’accord signé en février 2019 entre la Direction d’Air France et le SNPL, syndicat majoritaire des pilotes d’Air France, des mesures de compensation au non-respect de cet accord ont été adoptées
- Voir note 4
- La répartition du capital a beaucoup évolué entre le 20 et le 28 février 2019, notamment par la prise de participation de 14% du gouvernement néerlandais et la vente des 6,14% de participation du fond de pension américain Capital Group
- Voir note 5
- Document AMF n° 219C0382 du 1er mars 2019
- Contrairement à une légende, les statuts d’Air France-KLM ne prévoient pas que le président du conseil d’administration d’Air France-KLM soit de nationalité française
- La date d’échéance du mandat d’Anne-Marie Couderc est incertaine. Elle a succédé à Jean-Marc Janaillac, lui-même successeur d’Alexandre de Juniac, nommé pour quatre ans en 2015. Mais les statuts prévoient que le président est élu « pour la durée de son mandat d’administrateur ». Le mandat d’administrateur d’Anne-Marie-Couderc expire en mai 2021
- A noter que le niveau d’intégration de ces activités les rend quasiment indissociables, ce qui affaiblit le fantasme de « sécession » ou de rachat de KLM par un tiers
- Contrairement à d’autres rumeurs, la proximité de Delta et de KLM est réelle. Dès 1993, KLM et Northwest Airlines créent la première « Joint-Venture» sur les relations transatlantiques. Il se nouera ainsi des relations solides entre les deux compagnies, qui perdureront après le « rapprochement de KLM avec Air France » en 2004, et le rachat de Northwest Airlines par Delta, finalisé en janvier 2010
- Pour des raisons fiscales, à l’instar de « Renault-Nissan-Mitsubishi NV » et d’Airbus SE